(p. 57-86).

SON ŒUVRE

II.



Il n’est pas de musée ou d’importante galerie particulière où Teniers ne soit représenté par quelque Kermesse. Il en existe de toute valeur, de superbes et de médiocres, même de franchement mauvaises, car ainsi que nous le disions plus haut, c’est ce genre de sujets qui lui valut le plus de commandes et de popularité.

La grande Kermesse du Musée de Bruxelles peut être considérée comme une des compositions les plus représentatives, les plus synthétiques de l’esprit et du talent de Teniers. Elle répond précisément à cet alliage de naturel et de distinction qui en demeure la principale caractéristique. Le sujet même de cette Kermesse justifiait la modération, la discrétion, que le peintre apporta dans sa manière de le traiter. Si les villageois se livrent à leur déduit favori, c’est sous les yeux, en présence de leurs maîtres.

Le bal a commencé, mais nombre de maroufles sont encore en train de festoyer, s’attardent à manger et à boire, d’autres font galerie, béent au spectacle des couples qui se trémoussent ou s’apprêtent à entrer dans la ronde. Un galant a passé le bras au cou de sa commère, un autre lutine la sienne en lui prenant le menton. Des curieux paraissent aux fenêtres ou au seuil de la porte donnant sur la cour, théâtre de ces réjouissances. Nous avisons entr’autres deux accortes servantes desquelles deux valets s’approchent pour les engager au rigodon. Juché sur un tonneau, le joueur de cornemuse, représentant à lui seul tout l’orchestre, vous a un air patriarcal, garant d’une évidente respectabilité. Aussi tout se passe de la façon la plus honnête. On ne se comporterait pas plus décemment dans une sauterie patricienne. Mais comme nous l’avons dit, cette retenue s’impose par la visite dont le châtelain et la châtelaine de l’endroit honorent leurs braves censiers et tenanciers. Ces personnages d’importance viennent de descendre du carrosse que l’on voit stationner sur le côté avec le cocher sur le siège. La dame s’avance au bras de son époux qui tient le chapeau à la main. Un petit page supporte la traîne de la noble visiteuse.

L’architecture de la ferme s’apparente manifestement à des coins du Perck actuel. Au fond, à gauche, derrière les futaies du parc seigneurial, s’élèvent les trois tours du château. Celles-ci suffiraient à nous révéler que nous nous trouvons à proximité de la résidence du peintre. Lui-même est le seigneur de l’endroit. La belle dame qui l’accompagne est son épouse Isabelle de Fren. Ces manants en liesse, sont ses vassaux, ses mercenaires, ses amis plutôt que ses serfs. Tout le tableau crânement peint, le paysage autant que les figures, respire une joie saine, une récréation de bon aloi, et le calme, la sérénité de la nature s’accorde intimement avec la candeur, l’insouciance, la bonhomie des naturels. La noblesse, la majesté du paysage s’harmonisent aussi avec la magnanimité pour ainsi dire paternelle des maîtres. C’est assurément un fort bon tableau.

La Kermesse de la Pinacothèque de Munich et celle du Musée de Vienne, ne sont pas moins aimables. La première, avec son joueur de biniou, rappelle celle de Bruxelles. La seconde est plus étoffée et quelque peu plus turbulente aussi en dépit de la visite dont la gratifie le couple seigneurial tout comme dans celle décrite ci-dessus. À Vienne, les nobles visiteurs sont au nombre de quatre, un second couple accompagnant les seigneurs de l’endroit. L’un des gentilshommes a pris sa dame par la main comme s’il voulait se mêler avec elle au populaire dont l’entrain n’offre d’ailleurs rien que de très bienséant. C’est tout au plus si l’un des lurons, plus émancipé, a pris sa commère sur ses genoux. Mais ce voyant un autre rustre, peut-être le père de la belle, s’interpose et se met en devoir de soustraire celle-ci à des familiarités plus risquées, surtout qu’elles se produiraient sous les yeux des nobles visiteurs. Ceux-ci n’ont pourtant rien vu de tout ce qui se passe autour d’eux, ou du moins n’ont nullement l’air de s’en offusquer.

Quelque nombreuses que soient ces fêtes villageoises dans l’œuvre de Teniers, c’est à tort qu’on le présente exclusivement et par excellence comme le peintre des Kermesses. Il en peignit beaucoup, il en peignit même trop, car cette surproduction entraîna bien des redites. Elles ne gagnaient non plus à être traitées sur une grande échelle. Le peintre est bien plus maître de ses moyens dans des tableaux de dimensions restreintes. Ces tableautins sont même les plus prisés des connaisseurs. Il s’y révèle coloriste de tout premier ordre.

Dans ces petits tableaux il traite encore des scènes rustiques mais celles-ci sont plus calmes d’allures,


(Bruxelles, Musée Royal.)
Les cinq sens.


(Paris, Louvre.)
La tentation de saint Antoine.

de mouvement et d’atmosphère. Ses modèles sont

toujours ses naturels de Perck mais il les montrera sous un jour plus paisible. Il les relancera dans leurs chaumières, à l’heure de leurs repas, ou les surprendra au cabaret, ou les observera jouant aux boules, tirant à l’arc, s’adonnant paresseusement à la pêche.

C’est dans ce mode et parmi ses tableaux de format réduit qu’il aura signé la plupart de ses chefs-d’œuvre. Quel merveilleux tableau, par exemple, que ses Fumeurs de la Pinacothèque de Munich. L’a-t-il mis en friande pâte, en belle lumière, en tons avantageux, ce crâne et dégourdi compagnon qui, la mine sensuelle, la casquette de travers, en manches de chemise, assis sur une chaise, tenant son broc d’une main et sa pipe de l’autre, tire de sa longue bouffarde des nuages aussi épais qu’odoriférants. L’arome en est tel qu’un autre rustre, coiffé d’un feutre chiffonné, en train de bourrer sa pipe, reluque à la dérobée et non sans convoitise le camarade qui connaît déjà la béatitude du fumeur. Un troisième pitaud, de figure moins engageante que les deux premiers, un vrai magot celui-ci, débourre machinalement le fourneau de son brûle-gueule. C’est du plus sain, du plus réjouissant naturisme.

Dans les Paysans tirant à l’Arc, du Musée de Vienne, le paysage, le théâtre de l’action revêt plus d’importance que les acteurs mêmes ; la ferme près de laquelle s’exercent les tireurs est de celles que l’on rencontre aujourd’hui encore dans les campagnes du Saventerloo.

Dans le Tir au Papegai, du même Musée de Vienne, contre son ordinaire le peintre nous transporte dans un décor plutôt urbain, sur une place bornée par des constructions imposantes que domine une église plus monumentale encore. Les tireurs qui prennent part au concours sont plus nombreux que dans les assemblées villageoises, et telle est l’affluence des curieux que ces jouteurs menacent d’être débordés. Des cavaliers et même des carrosses de notables concourent à l’encombrement de la place. Teniers aura rarement peint toiles plus étoffées.

Dans le Paysage avec Pêcheurs du Kaiser Friedrich Muséum de Berlin, c’est encore une fois, comme le titre l’indique d’ailleurs, le site qui revêt le plus d’importance. Mais aussi, il convient de le répéter, car la plupart des critiques l’ignorent : les paysages de Teniers peuvent rivaliser avec les plus beaux que les terroirs flamands inspirèrent aux peintres du crû. Les campagnes des environs de Perck et d’Elewyt sont aussi harmonieuses, opulentes et suggestives sous ses pinceaux que sous ceux de Rubens. Elles rivalisent de poésie et de ferveur patriales. Et l’on ne conçoit pas qu’un John Ruskin, d’ordinaire si judicieux, si clairvoyant, ait confondu dans une même réprobation, Teniers avec tous les autres beaux paysagistes, et cela à quelque école qu’ils appartiennent. Taine rappelle que le célèbre critique formulait un jour ce vœu féroce où l’esthéticien subtil rejoignait le pire vandale : « Le meilleur patronage qu’un monarque pourrait exercer sur les arts serait de faire collection des paysages de toutes les écoles dans une galerie et d’y mettre le feu. » À quoi Taine riposte spirituellement : « Là dessus, bien des gens souhaiteront que M. Ruskin, sous aucun prétexte ne soit nommé roi. »

Pour en revenir aux figures villageoises traitées par le maître, nous n’aurons garde d’oublier ses dessins, parmi lesquels s’imposent des perles telles que ce Repas des Paysans que possède le cabinet des estampes du Musée de Berlin, et qui est bien une de ses productions les plus coquettes et les plus achevées. Elle pétille de naturel, d’entrain et de belle humeur, et les types, hommes ou femmes, vieillards ou jeunes gens, loin d’être disgraciés par la nature se parent de la musculature la mieux proportionnée et des visages les plus avenants. Le Fumeur du Musée de Dresde saisi en quelques coups de crayon nous donne l’illusion de la vie même. Et de quel regard tendrement langoureux la bonne femme, à l’arrière-plan, couve la béatitude de son homme !

Quelques-uns des paysans typés par Teniers sont pris dans une condition quelque peu au-dessus des simples tâcherons. Ce sera par exemple son Médecin de Village du Musée de Bruxelles. Qu’il est savoureusement campé, ce médicastre, attablé devant l’un ou l’autre grimoire, mais se détournant, le bras tendu pour exposer à la lumière, une fiole contenant sans doute quelque échantillon des urines de la bonne femme qui est venue le consulter et qui le considère d’un air piteux, angoissé, presque suppliant, pour ainsi dire apitoyé sur elle-même. Rien pourtant n’y est poussé à la charge. C’est une merveille d’observation et d’humour discret, de bénigne ironie. Et comme c’est peint ! Quelle saveur, quelle rutilance, quelle harmonie dans les tons ! Comme tout y est traité amoureusement, depuis le groupe principal du


(Berlin, Musée.)
La tentation de saint Antoine.


(Amsterdam, Rijksmuseum.)
La tentation de saint Antoine.

charlatan et de sa cliente, jusqu’aux comparses de l’arrière-plan,

vus de dos, et jusqu’au mobilier, aux costumes, aux accessoires. Par la suite nos maîtres intimistes, peintres de genre et d’intérieurs ne feront jamais mieux. Pas même Henri De Braekeleer, cet enchanteur !

Au Musée de Bruxelles encore, une autre œuvre exquise de Teniers, presque unique dans son genre, s’appelle les Cinq Sens.

Les Cinq Sens ! À ce seul énoncé les amateurs de grivoiseries se récrieront, affriolés, les narines frétillantes, en claquant de la langue. Pensez donc ! Les allégories croustilleuses que Bruegel et tant de petits maîtres auraient composées sur pareil sujet ! Le parti égrillard à tirer de ce programme ! Quel thème à variations très libres, sinon salaces ! Les ressources que leur aurait fournies le seul odorat ! Que l’on songe à ces singes de Bruegel flairant le postérieur du mercier endormi, — du dormeur qui s’est sans doute oublié. Le toucher prêterait peut-être davantage à la verve de bons peintres doublés de joyeux drilles. À la seule perspective de ces polissonneries Tartuffe se voilerait la face.

Teniers n’aura certes négligé cette occasion de briller à tout son avantage…

Or, jugez de la déconvenue qui attend nos paillards devant ce tableau portant un titre si plein de promesses. Leur déception est presque de la consternation. Non, là, vrai, qui se serait attendu à mystification pareille !

Teniers s’est-il amusé à leurs dépens ?

Les connaisseurs mêmes, qui ne confondent point le maître avec des Flamands ou Hollandais plus cyniques, ne lui auraient attribué pareille décence, autant de sagesse.

Au lieu de nous transporter parmi des maroufles dont la sensualité ne connaît guère de retenue, Teniers nous introduit dans le plus élégant des milieux et des mondes.

Les personnages sont ravissants de mine et de vêture. Femmes, jeunes hommes, enfants s’adaptent à leurs aristocratiques ambiances, se délectent à la vue du luxe aimable et radieux qui les entoure et se régalent mutuellement de leurs avenantes présences. Ils goûtent les mets relevés qu’on leur a servis, dégustent de rares breuvages, respirent de subtils parfums, se caressent le toucher à des objets précieux, des formes accomplies. Ce milieu de sybarites pourrait bien avoir été celui du maître même. À mettre hors de pair tel manteau de drap, d’un rouge intense et moëlleux, jeté négligemment sur une chaise à l’avant plan.

M. Fierens Gevaert très épris du Médecin de Village, comme aussi d’une Tentation de saint Antoine dont nous parlons plus loin, est surtout friand des Cinq Sens. « Quand Teniers soigne ses tableaux comme dans ces trois parfaits petits chefs-d’œuvre, » dit-il, « il est clair-obscuriste aussi raffiné que les meilleurs Hollandais, tout en penchant vers les formules claires de Rubens. Dans les Cinq Sens, les étoffes vineuses, bleues, rouges, sont cassurées avec l’art le plus spirituel, et le singe interrogateur du premier plan tiendrait lieu de signature ».

Que nous voilà loin du peintre de prétendus magots !

Au lieu de se confiner dans le plus plat et le plus répugnant des terre à terre, Teniers se lancera d’aventure aussi dans le domaine du fantastique et se mesurera avec un sujet particulièrement cher aux artistes flamands, un sujet dans lequel tous se sont essayés, et que Stobbaerts même, pour ne parler que d’un de nos grands morts les plus récents, traita avec une prodigieuse maîtrise : La Tentation de saint Antoine. Teniers y est revenu à plusieurs reprises. Quatre versions remarquables en existent notamment, l’une au Louvre, une autre à Berlin, une autre à Amsterdam, une autre encore à Bruxelles.

Cette dernière est peut-être la meilleure. Elle se déroule dans une caverne aux mystérieuses et troublantes perspectives d’opale et de nacre. L’interprétation du prodige tranche sur celle que nous devons à d’autres visionnaires. Notre ermite paraît bien près de se laisser séduire. Un sourire vaguement affriolé illumine son visage. La tentatrice, drapée dans une ample robe de soie bleue sur laquelle s’exerça la merveilleuse virtuosité du peintre, tourne le dos au spectateur mais écarte sans doute les plis de cette somptueuse tunique pour dévoiler au cénobite des chairs plus soyeuses encore. La proxénète du diable, l’air d’une matrone délurée, chuchote ses boniments à l’oreille du saint. Tandis qu’elle fait l’article, une autre sorcière, une façon d’épouvantail, armée du traditionnel balai, poursuit ses hocus pocus, qu’un apprenti déchiffre dans un grimoire et auxquels des animaux échappés d’une ménagerie d’enfer, monstres rampants ou voletants, collés à la voûte ou accroupis sur le sol, prêtent une oreille attentive en compagnie de lutins à mines espiègles. Cette figuration aussi fantastique que variée ne représente pas l’élément le plus négligeable de la composition. Bien au contraire. C’est du meilleur Teniers. Il aura rarement déployé pareille fantaisie créatrice, pareil brio dans l’exécution.

Sa Tentation de Berlin à peu près ordonnée et étoffée de la même façon, n’est guère plus belle.

Celle du Louvre de Paris, évoque le saint agenouillé devant un crucifix et une tête de mort, tandis que le Malin, à figure de paysan narquois, s’efforce de le troubler dans ses prières et d’attirer son attention sur la grouillante légion des diablesses et des suppôts d’enfer qui ont envahi la grotte à la suite de leur maître. Cette Tentation vaut les deux autres, toutefois sans leur être supérieure.

À cette série de tableaux fantastiques se rattache l’Enfer ou la Magicienne, un magnifique tableau qui fit partie de la collection de Sir Joshua Reynolds, le célèbre peintre anglais, et que le graveur Earlom reproduisit à la manière noire.

En puisant des sujets dans la Bible et les légendes chrétiennes, Teniers nous aura proposé une version assez originale des aventures de l’Enfant prodigue. Il ne prend pas celui-ci à son retour au bercail. Le transfuge repenti n’est plus attablé avec ses parents en ce festin de joyeuse rentrée dont le veau gras tué en son honneur devait fournir la pièce de résistance. Non, le peintre nous fait assister à un épisode de la fugue de cet enfant terrible. Nous le surprenons dans ses dissipations sinon dans ses débauches. Il s’agit encore d’un banquet mais non pas de celui qui l’attend au foyer paternel. Pour l’instant notre émancipé fait la noce avec des madeleines pour qui l’heure du repentir n’a pas plus sonné que pour lui. Cet Enfant prodigue appartient aussi au Louvre, et n’a rien de commun non plus avec les bambochades qui représentent les seuls titres de Teniers à la célébrité, auprès des profanes et des critiques superficiels. Ce jouvenceau précoce pourrait rivaliser avec les plus délicieux adolescents de l’École Italienne. Notre robuste Flamand n’eut-il créé que cette sémillante figure, celle-ci suffirait pour le laver du reproche d’avoir peint exclusivement les masques rebutants et les anatomies contrefaites de nature à calomnier la race flamande.

Ce jeunet a même l’air d’une pucelle déguisée en page, et on ne conçoit pas qu’avec cette figure timide et quasi-angélique il ait songé à déserter le foyer paternel. Tel qu’il est, le coquebin n’en aura pas moins jeté ses gourmes. Teniers nous le montre attablé à la porte d’une auberge villageoise, — déjà rencontrée assez souvent dans son œuvre, — en compagnie de deux appétissantes commères. À vrai dire celles-ci n’ont pas trop l’air de ce qu’elles sont. On les prendrait pour des sœurs plutôt que pour les amantes de leur amphytrion. À en croire le peintre ce sont pourtant ces mijaurées qui auraient déniaisé notre béjaune. Combien les apparences sont trompeuses ! En attendant l’Enfant prodigue est en veine de prodigalités. La table est copieusement et opulemment servie. Un valet fait l’office d’échanson, un autre drôle celui d’écuyer-tranchant. L’hôtesse inscrit le montant de l’écot à la craie sur le tableau des mauvais payeurs. Le patron apporte un plat. Une louche figure d’entremetteuse, peut-être la même qui circonvenait le bon saint Antoine, s’entrevoit auprès des deux sirènes. Elle leur donne sans doute ses dernières instructions. Deux musiciens grotesques fournissent le concert, accompagnement obligé du gueuleton. En somme la scène demeure, une fois de plus dans toutes les bornes du décorum. Le tableau, daté de 1644, est maintenu dans cette tonalité d’or et d’ambre adoptée par le peintre à cette époque. Ici encore, le décor de l’auberge et le paysage adjacent étalant de ravissantes perspectives, bien spécifiquement brabançonnes, contribuent pour une large part au prestige et à la séduction de ce chef-d’œuvre.

Dans la galerie des personnages de Teniers, de ses figures rudes ou avenantes mais sans physionomie bien expressive, même lorsqu’elles possèdent du charme et de la grâce, il s’en glisse parfois d’un sentiment plus relevé, qui ne se bornent pas à attirer l’attention mais qui la retiennent profondément, qui parlent pour ainsi dire à l’âme. Le peintre ne se contente pas de flatter notre sensualité optique, mais il fait intervenir le poète qui s’adresse bel et bien à notre sensibilité morale, qui nous fait réfléchir et méditer.

Ce sera le cas pour telle figure de Teniers que Virgile Josz paraphrase suggestivement dans son beau livre sur Watteau. À la différence de Diderot, Josz aime autant Teniers que Watteau, et en parlant de celui-ci il ne dédaigne pas de louer celui-là.

Il ne s’agit plus seulement, dans le Teniers en question, d’un joli damoiseau semblable à l’Enfant


(Bruxelles, Musée Royal.)
La tentation de saint Antoine.


(Paris, Louvre.)
L’enfant prodigue.

prodigue analysé plus haut, mais d’un jeune garçon

du peuple, d’un apprenti ou d’un manœuvre qu’écrase l’initiation au plus rude des métiers. Figure indiciblement sympathique et attendrissante ! Le peintre de la joie et de l’insouciance l’a fixée avec une précision inoubliable.

Naturellement il la place dans son décor familier, devant l’accueillante auberge au cœur des plantureuses et réjouies campagnes de Perck, dans le chaud bourdonnement d’une fin de jour.

« Devant la porte de l’auberge », écrit le regretté Virgile Josz qui dénicha ce tableau dans un musée de Hollande, « des gaillards quelque peu émêchés se tiennent encore assez d’aplomb pour achever leur épique partie de boules. Non loin d’eux un chien et trois galopins se battent à propos d’un panier. Sur le seuil, amusée, une solide et imposante commère, donne le sein à un nourrisson goulu, tandis que, sous l’auvent de planches qui s’accote à la devanture, de bons bougres cessent de boire à même le pot, pour appeler cordialement, des charpentiers qui passent, la journée faite. Ces derniers, ravis de l’aubaine, s’empressent pour les rejoindre, et la fille apporte une nouvelle cruche pleine.

« Au premier plan, un des tâcherons — l’apprenti en question, — le personnage principal, en quelque sorte l’âme du tableau, a laissé tomber à ses pieds ses outils et son sac trop lourd. La tête légèrement penchée, un bras pendant, l’autre plié, la main dans la poche de sa veste, il regarde, très las, ces exubérances.

« Et avec cette éloquente virtuosité qui sait parfois atteindre au simple et à l’émotionnant, tenté par cette figure très vive, le maître peintre, l’a enveloppée d’une telle expression qu’une petite tristesse domine le hourvari joyeux de la maison en fête — et que la précieuse vérité du personnage fait de cette composition une page très à part dans l’œuvre… »

Une place à part, oui ; très à part, non. Car, ainsi que nous croyons l’avoir établi au cours de cette rapide monographie, le bon Teniers n’a pas encore été mis à son rang.

Loin d’avoir prodigué des laideurs plus ou moins exhilarantes et bouffonnes, d’avoir multiplié des bacchanales de grotesques ou de brutes, il ne fit même qu’une part restreinte aux frairies et aux divertissements populaires de patriarcale tenue.

Des scènes de rusticité paisible et d’intimité familiale comme nombre de celles que nous avons rencontrées dans cette étude, et auxquelles il nous faudrait en ajouter bien d’autres, telles que les Fumeurs du Musée de Dresde, la Cuisine du Mauritshuis de la Haye, la radieuse Scène Rustique du Rijksmuseum d’Amsterdam, représentent dans l’énorme production du maître un total bien plus considérable que les tableaux de réjouissances turbulentes et débridées.

Riche d’une palette merveilleusement subtile et variée, de pinceaux mus par la cordialité et la sympathie mêmes il peignit avec le plus de prédilection, en les fouillant parfois jusqu’au tréfonds du cœur, sous leurs frustes mais saines enveloppes, les humbles paysans de Perck, des travailleurs débonnaires et résignés, pour lesquels il se montrait le plus accommodant et le plus fraternel des maîtres.





(La Haye, Mauritshuis.)
La cuisine.


(La Haye, Mauritshuis.)
L’Alchimiste.