(p. 33-56).

SON ŒUVRE

I.




(Dresde, Musée.)
Les fumeurs.


(Amsterdam, Rijksmuseum.)
Les joueurs.

Certes, historiens, critiques et amateurs d’art, s’accordent à proclamer David Teniers le Jeune, un grand peintre et le rangent, comme nous le faisions en commençant, directement après Rubens, Van Dyck et Jordaens. Et pourtant, on ne lui a pas suffisamment rendu justice ; pas plus qu’à Jordaens, d’ailleurs. Il s’en faut, surtout, qu’on ait défini le caractère de son œuvre. Si l’on convient unanimement de la valeur picturale, du métier proprement dit, de cet alerte brosseur de toiles, on est loin d’apprécier équitablement la portée esthétique de ses créations.

La véritable signification du vieux maître ne parvient pas encore à se dégager des légendes, des préjugés, des opinions erronées. À supposer qu’ils aient vu ces tableaux, très peu de ces jugeurs les auront vus comme il fallait les voir. Les termes méprisants dont Louis XIV se servit à l’égard des productions de Teniers : « Ôtez-moi de là tous ces magots ! » sont encore tenus pour oracle et parole d’évangile, par la légion des aristarques. Hélas, ne m’est-il pas arrivé à moi-même, emporté par un accès de fanatisme partial, par un enthousiasme ombrageux pour le galbe et la plastique de nos Poldériens et de nos Campinaires, de mésestimer le vieux maître et de le ravaler au niveau des peintres de grotesques ou de brutes. J’en fais ici mon bien humble mea culpa.

À la rigueur, on s’explique le dédain du Roi Soleil à l’endroit d’un interprète des humbles terriens. Ce monarque fastueux, toujours en représentation, esclave du cérémonial et de l’étiquette, ne devait rien comprendre aux gestes et aux visages de ces créatures infimes, autant de serfs et de maroufles. Aussi, n’admettait-il pas qu’on les peignît. Ce qu’il lui fallait, c’était l’art courtisan, guindé et gourmé d’un Lebrun, d’un Rigaud ou d’un Larguillière.

Encore ne faudrait-il pas prendre l’appréciation de Louis XIV sur l’art de Teniers comme l’expression complète et catégorique de la pensée de ce roi. D’après un travail de M. Louis Gonsse dans la Gazette des Beaux-Arts (1873), il est prouvé que deux tableaux de Teniers décoraient la chambre à coucher du monarque.

« L’intendant de Versailles avait-il mis trop de Teniers dans l’appartement de son maître et non des meilleurs ? » se demande le Chevalier Schellekens à ce propos. « Est-ce l’abus qui provoqua la réponse du roi ? Il est permis de le soutenir. »

La boutade méprisante du souverain telle qu’elle est rapportée par Voltaire dans ses mélanges anecdotiques du Siècle de Louis XIV était due sans doute à un mouvement d’humeur et d’impatience. Nous serions d’autant plus autorisés à le croire que dans un autre passage de son Siècle de Louis XIV, Voltaire reproduit une lettre qu’il écrivit en 1775 au secrétaire de l’Académie de Pau et dans laquelle il est dit : « Vous me demandez pourquoi Louis XIV ne fit pas tomber ses bienfaits sur La Fontaine, comme sur les autres gens de lettres. Je vous répondrai d’abord qu’il ne goûtait pas assez le genre dans lequel le conteur charmant excelle. Il traîtait les fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements. Il n’aimait pas le petit en aucun genre, quoiqu’il eût dans l’esprit autant de délicatesse que de grandeur ».

Commentant cette lettre Schellekens constate que la bonhomie spirituelle, la souplesse du doigté, le sentiment de la nature, l’art dans la distribution des tons et des lumières, caractérisent également les apologues du poète et les scènes champêtres et familières du peintre. Les admirateurs de Teniers ne se plaindront pas de le voir mis à côté de La Fontaine. Ils trouveront la comparaison plutôt flatteuse.

à ce titre ce serait plutôt un honneur pour Teniers d’avoir été traité par le Roi-Soleil comme il traîta le plus grand poète français de son temps et même de tous les temps.

Heureusement pour notre Teniers, son art n’a rien de commun avec ce classicisme théâtral et conventionnel, avec cette grandiloquence picturale chère au protecteur des Rigaud et des Larguillère. Il n’a rien de commun non plus avec les Jeannots et les Colins, musqués, enrubannés et mignards, que les bergeries et les pastorales de Florian mettraient à la mode au XVIIIe siècle.

En revanche, les rustres de Teniers s’écartent tout autant des pitauds renforcés, des malotrus contrefaits


(Vienne, Musée.)
Le tir au papegai.


(Petrograd, Ermitage.)
Procession de la Gilde des Tireurs à l’Arc, à Anvers.

et difformes, de vrais magots ceux-là, que les Steen,

les Dusart et les Craesbeeke, et même, parfois avant eux, les Bruegel, se complurent à flatter de leurs pinceaux.

Dans ses Flamandes, un livre de ses débuts — ceci soit dit pour l’excuser, − Verhaeren enchérit même sur les idées fausses que le vulgaire se fait de la peinture de Teniers. À l’en croire, non seulement le châtelain des Trois Tours aurait peint des scènes plutôt répugnantes, mais lui-même y aurait pris part. Ne mêle-t-il pas l’artiste à la promiscuité de goinfres, d’ivrognes et de paillards :

Dans les bouges fumeux où pendent des jambons,
De rires plein la bouche et de lard plein le ventre ?

Et des vers comme celui-ci, ne contribueraient-ils pas à entretenir l’opinion que nos rapins ne se font que trop souvent sur les moyens de s’entraîner au bon travail :

Ils faisaient des chefs-d’œuvre entre deux soûleries.

Or, en ce qui concerne Teniers, nul ne mena existence plus paisible, plus laborieuse et plus rangée.

Ce fut, sans doute, un bon vivant, sensuel et épicurien à l’égal de la plupart de ses compatriotes de toutes les époques, mais jamais il ne tomba dans les excès qui devaient faire, autant que leur peinture, la réputation de pas mal de ses confrères.

Il ne mena peut-être pas à Perck la vie de grand seigneur de Rubens, son voisin, mais il fut tout de même un parfait gentilhomme campagnard. Les Anglais diraient un squire plutôt qu’un lord, un baronnet plutôt qu’un baron.

Et s’il s’avéra fatalement, comme tout véritable artiste, quelque peu l’homme de ses œuvres, s’il lui arriva parfois de prendre part aux Kermesses qu’il peignit, hâtons-nous de constater que celles-ci n’avaient rien d’outré et de débridé. S’il y avait même un reproche à leur faire, ce serait de pécher par trop de décorum et de sagesse. À côté de la fameuse Kermesse de Rubens, au Louvre, les siennes sont presque idylliques. Tudieu ! quelle fougue, quel lyrisme charnel, quelle épopée des instincts primordiaux, dans le tableau de Pierre Paul ! On dirait d’une mêlée de corybantes. Les sabotières et les rondes plutôt flegmatiques de nos bons villageois tournent à la plus exaspérée des cordaces. Ces danseurs sont autant de faunes et de satyres, déguisés en humbles cultivateurs du Brabant !

On oppose souvent au jugement cavalier de Louis XIV sur les tableaux de Teniers, cette parole enthousiaste de Diderot : « Je donnerais dix Watteau pour un Teniers ». Tout en accordant plus de compétence artistique à l’Encyclopédiste qu’au Potentat, avouons néanmoins que l’auteur du Neveu de Rameau exagérait lui aussi et que le peintre du Gilles et de l’Embarquement pour Cythère égale, s’il ne surpasse, notre Teniers.

Parmi les très rares critiques qui apprécièrent celui-ci avec équité et clairvoyance, nous rangerons Max Rooses. Il écrivit notamment dans l’Art flamand et hollandais, du 15 mars 1911, à propos d’une importante exposition des maîtres flamands du XVIIe siècle :

« Teniers était un peintre de tout premier ordre. En se jouant il rendait avec dextérité et solidité ce qu’il voulait. Toujours vif, gai d’aspect, friand de ton, la main sûre, trouvant de la joie à enregistrer, à fixer ce que son pays, son peuple et avant tout ses paysans, lui offraient d’intéressant. Mais profondément Anversois, et comme tel, estimant hautement la distinction et se plaisant à en parer les êtres les plus près de la nature. Il est saturé de Rubens, il subit son influence dans le mode de création, il s’assimile sa lumière harmonieuse et claire, mais il admire aussi Brauwer et comme celui-ci il n’hésitera pas à frayer avec des gens de condition infime, il se risquera même à leur suite, mis en humeur drôlatique, dans quelque domaine en dehors de la stricte décence, mais cela prudemment et en demeurant toujours distingué. Louis XIV se froisse de ce sans-gène. La morgue de l’autocrate nous choquera davantage, entre le Roi Soleil et nous ! Il arriva à Teniers d’abuser de sa facilité et de se contenter d’une exécution sommaire, pour satisfaire aux commandes. Toutefois il ne tardait pas à se reprendre, et se retrouvait à nouveau si savoureusement distingué et si aimable dans l’expression de la vérité, que, peintre des paysans, il nous attendrit jusque dans l’atmosphère qui les baigne, jusque dans les paysages qui les entourent et qui les imprègnent de leurs prestiges. »

Remarquons, comme le critique insiste sur la distinction du peintre, cette distinction anversoise que les riverains du grand port commercial empruntèrent sans doute pour une part à l’aristocratisme espagnol et qui leur valut ce sobriquet de signor dont on les salue avec une légère pointe d’ironie.

Ce souci de distinction ne laisse pas de nuire parfois à la spontanéité du peintre à qui d’aucuns reprocheront de ne s’être pas suffisamment assimilé la frustesse et la turbulence, voire le débraillé de ses modèles. Et quant à ses incursions hors du domaine de la décence, elles sont en somme bien anodines et se bornent tout au plus à nous montrer — et encore moins souvent qu’on l’a prétendu — l’un ou l’autre de ses buveurs s’acquittant des fonctions auxquelles le Manneken-Pis de Bruxelles se livre sans répit et avec bien d’autre ostentation.

Comparé à Steen, à Craesbeke, à Brauwer, à Rubens, le Châtelain des Trois Tours, nous déconcerterait plutôt par la réserve et la bienséance qu’il apporte dans la peinture des scènes où les instincts des paysans s’extériorisent avec le plus de véhémence et où leurs mœurs tendent à s’affranchir de toute contrainte. Tout en les peignant au naturel il ne les dépouille point d’une réelle élégance et incline à nous les présenter sous le jour le plus avantageux. Les maîtres ou petits maîtres, ses contemporains, insistèrent bien autrement sur les difformités, les grimaces, les allures grotesques et les effusions risquées des serfs de la glèbe. Il semble que Teniers ait vu ses pasteurs et ses métayers avec la cordialité et la bonhomie conciliante que le romancier Walter Scott témoignait à ses fermiers d’Abbotsford.

S’il est sollicité par le pittoresque des coutumes villageoises, par l’expression naïve, l’hébétude ou l’effronterie des visages, par le bariolage et les plis des vêtements, il fait ressortir ce que ces milieux farouches et impulsifs préservent encore de sympathie et de solidarité humaines, et il dissimule ce que ces manifestations auraient de grossier ou de franchement bestial. Et, encore une fois, si ce bon peintre encourrait quelques reproches ce serait non point pour avoir affadi ou adonisé ses pitauds, encore moins pour les avoir poussés à la charge en exagérant leur caractère, mais pour les avoir montrés uniformément réservés, circonspects, paisibles, trop modérément allègres.

Les qualités qui le distinguent comme peintre se retrouvent dans ses dessins et dans ses estampes ; savoir la vivacité pour ainsi dire spirituelle de la


(Amsterdam, Rijksmuseum.)
Scène rustique.


(Londres, National Gallery.)
Vue sur la rivière.

touche, un sens de la mesure qui refrène les emportements

de ses pinceaux tout comme il atténue la turbulence de ses modèles ; la sûreté de la main, et toujours cette élégance, nous dirons même cette aristocratie qui empêche l’interprète très fidèle des mœurs rustiques de flatter ce que ces mœurs déchaîneraient de frénésie. Ses dessins sont aussi savoureux que ses tableaux. De même qu’il peint à touches menues il dessine à petits traits, et il ne lui faut que quelques coups de crayon pour donner la forme et communiquer la vie à ses personnages.

Charles Blanc, dans sa Grammaire des Arts du Dessin, parle de Teniers en termes très élogieux au sujet de sa touche. Voici ce qu’il dit :

« Teniers est admirable pour accomoder sa touche à la physionomie de chaque objet. Sans la moindre peine et comme en se jouant il reconnaît et il accuse le caractère des carnations : ici la peau tendue et fraîche d’une jeune fermière ; là, l’épiderme rugueux d’un vieux ménétrier dont le nez bourgeonne. Il glisse, en passant, une traînée de lumière sur l’ivoire d’une clarinette, ou bien il pointe un clair vif sur le luisant d’un pot de grés. Il affirme avec résolution et d’un empâtement généreux la partie claire d’une cuirasse, ou bien il caresse avec suavité les reflets d’un bassin à rafraîchir. La solidité du mur, la légèreté de la charge accrochée au contrevent, le pelucheux d’une selle, le mat d’une attache de cuir, le soyeux des cheveux longs, la brosse des cheveux courts, l’aspect lisse de l’ardoise où la maritorne marque la dépense du cabaret ; tout cela est exprimé avec une justesse merveilleuse, qu’assaisonne encore une intention de malice ou d’ironie.

« Mais la touche de Teniers — qui, sous ce rapport, peut être considéré comme le peintre par excellence — n’est pas seulement variée ; elle est inégale, parce que le peintre n’insiste sur les objets représentés qu’au fur et à mesure de leur importance, et aussi parce que sa main est guidée par le sentiment perpétuel de la perspective. S’il peint les cercles d’un tonneau, il en suit la forme circulaire, s’il peint les côtés fuyants de la table, son pinceau se dirige instinctivement vers le point de vue. Vive et chargée sur le clair des objets placés au niveau du cadre, sa pâte devient plus légère, plus menue et plus fondue dès qu’elle représente les parties enfoncées du tableau et dans le lointain, si c’est un paysage, ou dans les profondeurs de l’arrière-chambre, si c’est une tabagie ; la touche de plus en plus indécise, adoucie et comme soufflée, dit la présence de l’air. »





(Paris, Louvre.)
Cabaret près d’une rivière.


(Bruxelles, Musée Royal.)
Le médecin de village.