Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome Ip. i-vii).


À L’ILLUSTRE
CYRANO
DE BERGERAC,

Auteur des Voyages dans le Soleil & dans la Lune.



C’est à vous, Illustre Cyrano, que j’adresse cet Ouvrage : puis-je choisir un plus digne Protecteur de toutes les folies qu’il renferme ? Il est vrai qu’entre vos extravagances & les siennes il y a aussi peu de rapport qu’entre le feu & l’eau ; & qu’il se trouve autant de distance entre les unes & les autres, qu’il y en a de la terre au ciel. N’importe : cette petite différence ne doit point vous empêcher d’accepter l’hommage que je vous en fais. Extravaguer pour extravaguer, on peut extravaguer dans la Mer comme dans le Soleil ou dans la Lune. Je n’en veux pour témoins que tous les Philosophes qui nous ont suivis ou précédés : y en a-t’il un seul, qui sur le flux & reflux de l’Océan, & même sur des points beaucoup plus importans, n’ait bâti quelque sistême aussi fabuleux que celui-ci, & aussi ridicule que le vôtre ?

C’est cette conformité de génie & d’idées qui m’a enhardi à jetter les yeux sur vous, Illustre Cyrano, pour être le patron & l’appui de ce fruit de mes revêries. J’avouë ingénument, que dans le voyage que j’ai fait en France, où j’ai eu le bonheur d’avoir communication de vos fictions ingénieuses, quoique j’y aye trouvé votre mérite parfaitement établi, votre réputation m’y a paru un peu surannée. Mais la renommée qui porte par tout l’Univers le nom des hommes originaux, vous a amplement dédommagé dans mon pays de cette espèce de décri, dans lequel votre Philosophie est tombée : votre maniere de penser y a pris comme le feu prend à l’amadou ; & je vous assûre qu’aujourd’hui on radote aux Indes, comme vous radotiez autrefois en Europe.

Je vous dirai pourtant, (car entre Philosophes il ne doit y avoir rien de caché :) que dans ce pays-là, comme dans le vôtre, on vous accuse de vous être laissé tromper grossiérement dans le cours de vos merveilleux Voyages par certains hommes du monde Lunaire, qui vous en conterent beaucoup plus qu’il n’y en avoit ; & d’avoir mêlé dans vos descriptions bien de sottises qu’on ne vous a jamais dites. La Nation vouloit même vous faire un procès de quelques allusions peu honnêtes & de quelques réflexions libertines : car sur l’honnêteté nos Indiens ne sont pas gens à entendre raillerie ; mais vos Partisans ont adroitement paré le coup, en rejettant habilement ce qu’on vous imputoit sur je ne sçai quel ancien Auteur Grec[1] encore plus gâté & plus corrompu que vous, dont les écrits ont servi, disent-ils, de modèle & de canevas à votre Ouvrage.

Vous ne devez point douter, Illustre Cyrano, qu’admirateur zélé de vos rares talens, je n’aye appuyé fortement en cette occasion ceux qui prenoient votre défense. J’ose vous promettre en toute autre, la même ardeur à soutenir les intérêts de vos Visions envers & contre tous, étant aussi parfaitement que je le suis,

ILLUSTRE CYRANO,
De votre Falote Seigneurie,
Le très-fidèle Imitateur,
Telliamed.



  1. Lucien.