Traduction par Wikisource.
Cosmopoli (IIp. 123-191).

CHAPITRE VIII

Le temps a passé…

— Bien sûr, le temps ne s’arrête jamais, il est donc inutile de dire qu’il est passé. Dites-moi plutôt ce qu’est devenu le pauvre Spahi ?

— Il est mort, le pauvre ! Il y eut d’abord un sauve qui peut[trad 1] général chez Briancourt. Le docteur Charles envoya chercher ses instruments pour extraire les morceaux de verre, et l’on me dit que le pauvre jeune homme souffrit les douleurs les plus atroces avec stoïcisme, sans pousser un cri ni un gémissement ; son courage était vraiment digne d’une meilleure cause. L’opération terminée, le docteur Charles dit au malade qu’il fallait le transporter à l’hôpital, car il craignait qu’une inflammation ne se produisît dans les parties percées de l’intestin.

« Quoi ! » dit-il, « aller à l’hôpital et m’exposer aux ricanements de toutes les infirmières et de tous les médecins, jamais ! »

« Mais », dit son ami, « si l’inflammation s’installe… »

« C’en serait fini de moi ? »

« J’en ai bien peur. »

« Est-il probable que l’inflammation se manifeste ? »

« Hélas, c’est plus que probable. »

« Et si c’est le cas…? »

Le Dr Charles prit un air grave, mais ne répondit pas.

« Cela pourrait être fatal ? »

« Oui. »

« Eh bien, je vais y réfléchir. De toute façon, il faut que je rentre chez moi, c’est-à-dire dans mon logement, pour mettre de l’ordre dans mes affaires. »

En fait, il fut raccompagné chez lui, et là, il demanda à être laissé seul pendant une demi-heure.

Dès qu’il se retrouva seul, il ferma la porte de la chambre, prit un revolver et se tira une balle. La cause de ce suicide est restée un mystère pour tout le monde, sauf pour nous.

Cette affaire et une autre qui s’est produite peu après ont jeté un froid sur nous tous et ont mis fin, pour un certain temps, aux symposiums de Briancourt.

— Et quelle était cette autre affaire ?

— Un événement que vous avez probablement lu, car il a été publié dans tous les journaux à l’époque où cela s’est produit. Un vieux monsieur, dont j’ai oublié le nom, fut assez stupide pour être pris en flagrant délit de sodomie d’un soldat, une jeune recrue robuste récemment arrivée de la campagne. L’affaire fit grand bruit, car ce monsieur occupait une place importante dans la société et était, de plus, non seulement une personne à la réputation irréprochable, mais aussi un homme très religieux.

— Quoi ! Pensez-vous qu’il soit possible pour un homme vraiment religieux de s’adonner à un tel vice ?

— Bien sûr que oui. Le vice nous rend superstitieux, et qu’est-ce que la superstition si ce n’est une forme de culte obsolète et rejetée. C’est le pécheur et non le saint qui a besoin d’un sauveur, d’un intercesseur et d’un prêtre ; si vous n’avez rien à expier, à quoi vous sert la religion ? La religion n’est pas un frein à une passion qui, bien que qualifiée de contre nature, est si profondément enracinée dans notre nature que la raison ne peut ni la refroidir ni la masquer. Les Jésuites sont donc les seuls vrais prêtres. Loin de vous damner, comme le font les vociférations des sectaires, ils ont au moins mille palliatifs pour toutes les maladies qu’ils ne peuvent guérir, un baume pour toutes les consciences lourdes.

Mais revenons à notre histoire. Lorsque le juge demanda au jeune soldat comment il avait pu ainsi se dégrader et souiller l’uniforme qu’il portait, “M. le Juge”, dit-il ingénument, “le monsieur a été très gentil avec moi. De plus, étant une personne très influente, il m’a promis un avancement dans le corps[ws 1] !”

Le temps passa et je vécus heureux avec Teleny… qui n’aurait pas été heureux avec lui, beau, bon et intelligent comme il l’était ? Son jeu était maintenant si génial, si exubérant de vie, si rayonnant de bonheur sensuel, qu’il devenait chaque jour plus célèbre, et toutes les dames étaient plus que jamais amoureuses de lui ; mais qu’en avais-je à faire, n’était-il pas entièrement à moi ?

— Quoi ! vous n’étiez pas jaloux ?

Comment pouvais-je être jaloux, alors qu’il ne m’en a jamais donné le moindre motif. J’avais la clé de sa maison et je pouvais m’y rendre à tout moment du jour ou de la nuit. S’il quittait la ville, je l’accompagnais invariablement. Non, j’étais sûr de son amour, et donc de sa fidélité, car lui aussi avait une foi parfaite en moi.

Il avait cependant un grand défaut : c’était un artiste, et il avait la prodigalité d’un artiste dans la composition de son personnage. Bien qu’il gagnât maintenant de quoi vivre confortablement, ses concerts ne lui permettaient pas encore de vivre comme il le faisait. Je le sermonnais souvent à ce sujet ; il me promettais invariablement de ne pas gaspiller son argent, mais, hélas ! il y avait dans la toile de sa nature un peu du fil dont la maîtresse de mon homonyme, Manon Lescaut, était faite.

Sachant qu’il avait des dettes et qu’il était souvent inquiété par les créanciers, je le suppliai à plusieurs reprises de me confier ses comptes, afin que je puisse régler toutes ses factures et lui permettre de recommencer sa vie. Il ne voulut même pas que je parle d’une telle chose.

« Je me connais, » dit-il « mieux que vous, si j’accepte une fois, je le ferai encore, et quel sera le résultat ? Je finirais par être entretenu par vous. »

« Et où est le mal ? » fut ma réponse. « Croyez-vous que je vous aimerais moins pour cela ? »

« Oh ! non ; vous m’aimeriez peut-être encore plus à cause de l’argent que je vous aurai coûté, car on aime souvent un ami selon ce qu’on fait pour lui, mais je pourrais être amené à vous aimer moins ; la gratitude est un fardeau si insupportable à la nature humaine. Je suis votre amant, c’est vrai, mais ne me laissez pas tomber plus bas que cela, Camille », dit-il avec une impatience pleine de désirs.

« Vous voyez, depuis que je vous connais, n’ai-je pas essayé de joindre les deux bouts ? Un jour ou l’autre, j’arriverai peut-être même à rembourser mes vieilles dettes, alors ne me tentez plus. »

Puis, me prenant dans ses bras, il me couvrit de baisers.

Comme il était beau à l’époque ! Je crois que je le vois s’appuyer sur un coussin de satin bleu foncé, les bras sous la tête, comme vous vous appuyez maintenant, car vous avez beaucoup de ses manières félines et gracieuses.

Nous étions devenus inséparables, car notre amour semblait se renforcer de jour en jour, et chez nous “le feu n’a jamais chassé le feu”, mais au contraire, il s’est développé sur ce qu’il a nourri ; aussi ai-je vécu beaucoup plus avec lui que chez moi.

Mon travail ne me prenait pas beaucoup de temps et je n’y restais que le temps de m’occuper de mes affaires et de lui laisser quelques moments pour répéter. Le reste de la journée, nous étions ensemble.

Au théâtre, nous occupions la même loge, seuls ou avec ma mère. Aucun de nous deux n’acceptait, comme on le sut bientôt, d’invitation à quelque divertissement que ce soit où l’autre n’était pas également invité. Lors des promenades publiques, nous marchions, montions ou conduisions ensemble. En fait, si notre union avait été bénie par l’Église, elle n’aurait pas pu être plus proche. Que le moraliste m’explique ensuite le mal que nous avons fait, ou le juriste qui nous appliquerait la peine infligée au pire des criminels, le mal que nous avons fait à la société.

Bien que nous ne nous habillions pas de la même façon, étant presque de la même taille, du même âge et ayant des goûts identiques, les gens qui nous voyaient toujours bras dessus, bras dessous, finissaient par ne plus pouvoir penser à l’un en dehors de l’autre.

Notre amitié était presque devenue proverbiale, et “Pas de René sans Camille” était devenu une sorte de mot d’ordre.

— Mais vous, qui avez été tellement terrorisé par le billet anonyme, n’avez-vous pas craint que les gens commencent à soupçonner la nature réelle de votre attachement ?

— Cette peur s’était envolée. La honte d’un tribunal de divorce empêche-t-elle la femme adultère de rencontrer son amant ? Les terreurs imminentes de la loi empêchent-elles le voleur de voler ? Ma conscience avait été bercée par le bonheur dans un calme repos ; de plus, le savoir que j’avais acquis aux réunions de Briancourt, que je n’étais pas le seul membre de notre société cancéreuse à aimer à la manière socratique, et que des hommes de la plus haute intelligence, du cœur le plus aimable, et des sentiments esthétiques les plus purs, étaient, comme moi, des sodomistes, m’apaisait. Ce ne sont pas les souffrances de l’enfer que nous redoutons, mais plutôt la basse société que nous pourrions y rencontrer.

Les dames avaient commencé, je crois, à soupçonner que notre amitié excessive était d’une nature trop amoureuse ; et comme je l’ai entendu depuis, nous avions été surnommés les anges de Sodome, ce qui laissait entendre que ces messagers célestes n’avaient pas échappé à leur destin. Mais que m’importait si certaines tribades nous soupçonnaient de partager leurs propres faiblesses.

— Et votre mère ?

— On la soupçonnait d’être la maîtresse de René. Cela m’amusait, l’idée était tellement absurde.

— Mais n’avait-elle pas la moindre idée de votre amour pour votre ami ?

— Vous savez que le mari est toujours le dernier à soupçonner l’infidélité de sa femme. Elle fut surprise de voir le changement qui s’était opéré en moi. Elle me demanda même comment il se faisait que j’avais appris à aimer l’homme que j’avais snobé et traité avec tant de dédain ; et puis elle ajouta,

« Vous voyez qu’il ne faut jamais avoir de préjugés et juger les gens sans les connaître. »

Cependant, une circonstance survenue à ce moment-là détourna l’attention de ma mère de Teleny.

Une jeune danseuse de ballet, dont j’avais apparemment attiré l’attention lors d’un bal masqué, soit qu’elle ait éprouvé un certain penchant pour moi, soit qu’elle m’ait considéré comme une proie facile, m’écrivit une épître des plus affectueuses et m’invita à lui rendre visite.

Ne sachant comment refuser l’honneur qu’elle me faisait, et n’aimant pas non plus traiter une femme avec mépris, je lui envoyais un énorme panier de fleurs et un livre expliquant leur signification.

Elle comprit que mon amour était ailleurs, mais en échange de mon cadeau, je reçus une belle et grande photo d’elle. Je l’appelais alors pour la remercier, et c’est ainsi que nous sommes rapidement devenus de très bons amis, mais seulement des amis et rien de plus.

Comme j’avais laissé la lettre et le portrait dans ma chambre, ma mère, qui a certainement vu l’un, a dû aussi voir l’autre. C’est pourquoi elle ne s’est jamais préoccupée de ma liaison[trad 1] avec le musicien.

Dans sa conversation, il y avait, de temps en temps, soit de légères insinuations, soit de larges allusions à la folie des hommes qui se ruinent pour le corps de ballet[trad 1], ou au mauvais goût de ceux qui épousent leurs propres maîtresses et celles des autres, mais c’était tout.

Elle savait que j’étais mon propre maître, c’est pourquoi elle ne se mêla pas de ma vie intime, mais me laissa faire exactement ce que je voulais. Si j’avais un faux ménage[trad 1] quelque part, tant mieux ou tant pis pour moi. Elle était heureuse que j’aie le bon goût de respecter les convenances[trad 1] et de ne pas en faire une affaire publique. Seul un homme de quarante-cinq ans qui décide de ne pas se marier peut braver l’opinion publique et entretenir une maîtresse de façon ostentatoire.

De plus, il m’est apparu que, comme elle ne souhaitait pas que je regarde de trop près le but de ses fréquents petits voyages, elle m’a laissé toute liberté d’agir à ma guise.

— Elle était encore une jeune femme à l’époque, n’est-ce pas ?

— Cela dépend entièrement de ce que vous appelez une jeune femme. Elle avait environ trente-sept ou trente-huit ans et faisait extrêmement jeune pour son âge. On a toujours parlé d’elle comme d’une femme très belle et très désirable.

Elle était très belle. Grande, avec des bras et des épaules splendides, une tête bien posée et droite, on ne pouvait s’empêcher de la remarquer où qu’elle aille. Ses yeux étaient grands et d’un calme invariable et impassible que rien ne semblait jamais pouvoir troubler ; ses sourcils, qui se rejoignaient presque, étaient plats et épais ; ses cheveux, sombres, naturellement ondulés et en mèches massives ; son front, bas et large ; son nez, droit et petit. Tout cela donnait à l’ensemble de son visage quelque chose de classiquement grave et sculptural.

Sa bouche, cependant, était sa plus belle particularité ; non seulement elle était parfaite dans son contour, mais ses lèvres presque boudeuses étaient si semblables à des cerises, pleines de sève et si pulpeuses que l’on avait envie de les goûter. Une telle bouche devait tenter les hommes aux désirs puissants qui la contemplaient, voire agir comme un philtre d’amour, éveillant le feu ardent de la luxure même dans les cœurs les plus assoupis. En fait, rares étaient les pantalons qui ne se gonflaient pas en présence de ma mère, malgré tous les efforts de leur propriétaire pour dissimuler le roulement de tambour qui battait en eux ; et ceci, je pense, est le plus beau compliment que l’on puisse faire à la beauté d’une femme, car il vient de la nature et non des sentiments.

Ses manières, cependant, avaient cette tranquillité, et sa démarche ce calme, qui non seulement marque la classe de Vere de Vere[ws 2], mais qui caractérise un paysan italien et une grande dame[trad 1] française, bien qu’on ne les rencontre jamais dans l’aristocratie allemande. Elle semblait née pour régner en reine des salons, et acceptait donc comme son dû, et sans la moindre manifestation de plaisir, non seulement tous les articles flatteurs des journaux à la mode, mais aussi l’hommage respectueux d’une foule d’admirateurs éloignés, dont aucun n’aurait osé tenter un flirt avec elle. Pour tous, elle était comme Junon, une femme irréprochable qui aurait pu être un volcan ou un iceberg.

— Et puis-je demander ce qu’elle était ?

— Une dame qui recevait et rendait d’innombrables visites, et qui semblait toujours présider partout, aux dîners qu’elle donnait, et aussi à ceux qu’elle acceptait, donc le parangon d’une dame patronnesse. Un commerçant fit remarquer un jour : “C’est un jour à marquer d’une pierre blanche lorsque Madame Des Grieux s’arrête devant nos vitrines, car elle attire non seulement l’attention des messieurs, mais aussi celle des dames, qui achètent souvent ce qui capte son regard d’artiste.”

Elle avait, en outre, cette qualité excellente chez la femme :

Calme et basse ;”Sa voix était toujours douce,
Calme et basse[ws 3] ;”

car je pense que je pourrais m’habituer à une femme ordinaire, mais pas à une femme dont la voix est stridente, criarde et perçante.

— On dit que vous lui ressemblez beaucoup.

— Est-ce le cas ? Quoi qu’il en soit, j’espère que vous ne souhaitez pas que je fasse l’éloge de ma mère comme l’a fait Lamartine, et que j’ajoute modestement : “je suis à son image”.

— Mais comment se fait-il qu’étant devenue veuve si jeune, elle ne se soit pas remariée ? Riche et belle comme elle était, elle a dû avoir autant de prétendants que Pénélope elle-même.

— Un jour ou l’autre, je vous raconterai sa vie, et vous comprendrez alors pourquoi elle a préféré sa liberté aux liens du mariage.

— Elle vous adorait, n’est-ce pas ?

— Oui, tout à fait, et moi aussi je l’adorais. D’ailleurs, si je n’avais pas eu ces penchants que je n’osais lui avouer et que seules les tribades peuvent comprendre, si j’avais mené, comme les autres hommes de mon âge, une joyeuse vie de fornication avec des putains, des maîtresses et des grisettes[trad 1], j’aurais souvent dû faire d’elle la confidente de mes exploits érotiques, car au moment de la félicité, nos sentiments prodigues sont souvent émoussés par le trop grand excès, tandis que le souvenir évoqué à notre volonté est un réel double plaisir des sens et de l’esprit.

Teleny, cependant, était devenu à la fin une sorte de barrière entre nous, et je pense qu’elle devint plutôt jalouse de lui, car son nom semblait lui être aussi désagréable qu’il l’avait été pour moi auparavant.

— Commençait-elle à soupçonner votre liaison[trad 1] ?

— Je ne savais pas si elle s’en doutait ou si elle commençait à être jalouse de l’affection que je lui portais.

Les choses, cependant, allaient vers une crise et présageaient la terrible façon dont elles se sont terminées.

Un jour, un grand concert devait être donné à ***, et ***, qui devait jouer, étant tombé malade, on demanda à Teleny de le remplacer. C’était un honneur qu’il ne pouvait pas refuser.

« Je n’aime pas vous quitter », dit-il, « même pour un jour ou deux, mais je sais que vous êtes tellement occupé que vous ne pouvez pas vous absenter, d’autant plus que votre directeur est malade. »

« Oui », dis-je, « c’est plutôt embarrassant, mais je pourrais quand même… »

« Non, non, ce serait stupide ; je ne vous le permettrai pas. »

« Mais vous savez qu’il y a si longtemps que vous n’avez pas joué à un concert en mon absence. »

« Vous serez présent dans votre esprit, mais pas dans votre corps. Je vous verrai assis à votre place habituelle, et je jouerais pour vous et pour vous seul. D’ailleurs, nous n’avons jamais été séparés depuis un certain temps, non, pas un seul jour depuis la lettre de Briancourt. Essayons de voir si nous pouvons vivre séparés pendant deux jours. Qui sait ? Peut-être qu’un jour ou l’autre… »

« Que vous voulez-vous dire ? »

« Rien, seulement vous pourriez vous lasser de cette vie. Vous pourriez, comme d’autres hommes, vous marier juste pour avoir une famille. »

« Une famille ! J’éclatai de rire. Cette charge est-elle si nécessaire au bonheur d’un homme ? »

« Mon amour pourrait vous excéder. »

« René, ne parlez pas ainsi ! Pourrais-je vivre sans vous ? »

Il sourit avec incrédulité.

« Quoi ! vous doutez de mon amour ? »

« Puis-je douter que les étoiles soient de feu ? mais », poursuivit-il, lentement, en me regardant, « doutez-vous du mien ? »

Il me sembla qu’il était devenu pâle en me posant cette question.

« Non. M’avez-vous jamais donné la moindre raison d’en douter ? »

« Et si j’étais infidèle ? »

« Teleny », dis-je en me sentant défaillir, « vous avez un autre amant. » Et je le vis dans les bras d’un autre, goûtant à ce bonheur qui était le mien et le mien seul.

« Non », répondit-il, « je ne l’ai pas été ; mais si je l’avais été ? »

« Vous l’aimeriez lui ou elle, et alors ma vie serait gâchée pour toujours. »

« Non, pas pour toujours ; seulement pour un temps, peut-être. Mais ne pourriez-vous pas me pardonner ? »

« Oui, si vous m’aimiez encore. »

L’idée de le perdre me donna un coup au cœur, qui sembla agir comme une flagellation sonore, mes yeux se remplirent de larmes et mon sang brûla. Je le pris donc dans mes bras et je l’étreignit, sollicitant tous mes muscles dans mon étreinte ; mes lèvres cherchèrent avidement les siennes, ma langue glissa dans sa bouche. Plus je l’embrassais, plus j’étais triste, et plus mon désir était ardent. Je m’arrêtai un instant pour le regarder. Comme il était beau ce jour-là ! Sa beauté était presque éthérée.

Je peux le voir maintenant avec cette auréole de cheveux si doux et soyeux, de la couleur d’un rayon de soleil doré jouant à travers un gobelet de cristal de vin couleur topaze, avec sa bouche humide entrouverte, orientale dans sa volupté, avec ses lèvres rouge sang qui n’étaient pas flétries par la maladie comme celles des courtisanes peintes et parfumées au musc qui vendent pour de l’or quelques instants de bonheur charnel, ni décolorées comme celles des vierges anémiques à la taille de guêpe, dont les menstruations ont disparu, ne laissant dans leurs veines qu’un fluide incolore au lieu du sang rubis.

Et ces yeux lumineux, dans lesquels un feu inné et sombre semblait tempérer la luxure de la bouche charnelle, tout comme ses joues, presque enfantines dans leur rondeur innocente de pêche, contrastaient avec la gorge massive si pleine de vigueur virile,

Où chaque dieu sembleet une forme, vraiment.
Où chaque dieu semblait avoir mis son sceau
Pour donner au monde le type de l’homme.[ws 4]

Que l’esthète léthargique, au parfum d’iris, amoureux d’une ombre, me fustige après cela pour la passion brûlante et exaspérante que sa beauté virile excita dans mon sein. Eh bien oui, je suis comme les hommes de sang ardant nés sur le sol volcanique de Naples, ou sous le soleil rayonnant de l’Orient ; et, après tout, j’aimerais mieux être comme Brunette Latun[ws 5], un homme qui aimait ses semblables, que comme Dante, qui les envoyait tous en enfer, tandis qu’il allait lui-même dans ce lieu effacé appelé ciel, avec une vision languissante de sa propre création.

Teleny me rendit mes baisers avec l’ardeur passionnée du désespoir. Ses lèvres étaient en feu, son amour semblait s’être transformé en une fièvre furieuse. Je ne sais pas ce qui me pris, mais je sentis que le plaisir pouvait tuer, mais pas me calmer. Ma tête était toute embrasée !

Il y a deux sortes de sensations lascifs, aussi fortes et puissantes l’une que l’autre : l’une est le désir ardent et charnel des sens, qui se déclenche dans les organes génitaux et monte jusqu’au cerveau, faisant de l’être humain

Nageant dans la joie ; ils s’imaginent sentir en eux
La divinité qui leur fait naître des ailes
Avec lesquelles ils dédaigneront la terre[ws 6].

L’autre est la froide sensualité de la fantaisie, l’irradiation aiguë et bilieuse du cerveau qui dessèche le sang sain.

La première, la forte concupiscence de la jeunesse lascive…

comme enivrés d’un vin nouveau.[ws 7]

naturelle de la chair, est satisfaite dès que les hommes prennent largement

d’amour et de jeux d’amour.[ws 8]

et l’anthère lourdement chargée a solidement secoué la graine qui l’encombrait ; ils se sentent alors comme nos premiers parents, lorsque le sommeil rosé

Les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.[ws 9]

Le corps, alors si délicieusement léger, semble reposer sur “les genoux les plus frais et les plus doux” au monde, et l’esprit paresseux, encore à moitié éveillé, couve son enveloppe endormie.

Le second, enflammé dans la tête,

engendré de malignes fumées.[ws 10]

est la lubricité de la sénilité, un besoin morbide, comme la faim d’une gloutonnerie excessive. Les sens, comme Messaline,

lassata sed non satiata[ws 11].

toujours en éveil, toujours en quête de l’impossible. Les éjaculations spermatiques, loin de calmer le corps, ne font que l’irriter, car l’influence excitante d’une fantaisie salace se poursuit après que l’anthère a donné toute sa semence. Même si du sang âcre vient remplacer le liquide doux et crémeux, il n’apporte rien d’autre qu’une irritation douloureuse. Si, contrairement à ce qui se passe dans la styriase, il n’y a pas d’érection et que le phallus reste mou

et sans vie, le système nerveux n’en est pas moins convulsé par le désir impuissant et la lubricité, mirage d’un cerveau surchauffé, non moins bouleversant parce qu’il est affaibli.

Ces deux sensations combinées ensemble sont proches de ce que je vécus lorsque, tenant Teleny serré contre mon sein palpitant, je sentis en moi la contagion de son désir avide et de sa tristesse accablante.

J’avais enlevé le col de la chemise et la cravate de mon ami pour voir et toucher son beau cou nu, puis petit à petit je le dépouillai de tous ses vêtements, jusqu’à ce qu’enfin il reste nu dans mon étreinte.

Quel modèle de volupté il était, avec ses épaules fortes et musclées, sa poitrine large et bombée, sa peau d’une blancheur nacrée, aussi douce et fraîche que les pétales d’un nénuphar, ses membres arrondis comme ceux de Léotard, dont toutes les femmes étaient amoureuses. Ses cuisses, ses jambes et ses pieds, dans leur grâce exquise, étaient des modèles parfaits.

Plus je le regardais, plus je l’aimais. Mais la vue n’était pas suffisante. Il fallait que j’intensifie le plaisir visuel par le sens du toucher, que je sente les muscles durs et pourtant élastiques du bras dans la paume de ma main, que je caresse sa poitrine massive et tendue, que je tapote son dos. De là, mes mains descendirent jusqu’aux globes ronds de la croupe, et je l’agrippais par les fesses. Puis, enlevant mes vêtements, je pressais tout son corps contre le mien et me frottai à lui en me tortillant comme un ver. Allongé sur lui comme je l’étais, ma langue était dans sa bouche, cherchant la sienne, qui se retirait, puis rentrait quand la mienne se retirait, car elles semblaient jouer ensemble à un jeu de cache-cache dévergondé et chamailleur, un jeu qui faisait frémir tout nos corps de plaisir.

Puis nos doigts tordirent les poils drus et bouclés qui poussaient tout autour de nos parties intimes, ou manipulaient les testicules, si doucement et si délicatement qu’ils étaient à peine sensibles au toucher, et pourtant ils frissonnaient d’une manière qui faisait presque s’écouler prématurément le fluide qu’ils contenaient.

La plus habile des prostituées ne pourrait jamais donner des sensations aussi fortes que celles que je ressentaient avec mon amant, car son habileté ne vient, après tout, que des plaisirs qu’elle a elle-même éprouvés, tandis que les émotions plus vives, qui ne sont pas celles de son sexe, lui sont inconnues et ne peuvent être imaginées par elle.

De même, aucun homme n’est capable d’exciter une femme avec autant de sensualité qu’une autre tribade, car elle seule sait comment la chatouiller au bon endroit juste au bon moment. La quintessence du bonheur ne peut donc être atteinte que par des êtres du même sexe.

Nos deux corps étaient maintenant en contact aussi étroit que le gant l’est avec la main qu’il enveloppe, nos pieds se chatouillaient mutuellement, nos genoux étaient pressés l’un contre l’autre, la peau de nos cuisses semblait fusionner pour ne former qu’une seule chair.

Bien que je répugnasse à me lever, sentant son phallus raide et gonflé palpiter contre mon corps, j’allais m’arracher à lui, prendre dans ma bouche son instrument de plaisir palpitant et le vider, lorsqu’il sentit que le mien était maintenant non seulement turgescent, mais humide et plein à craquer ; il me saisit avec ses bras et me maintint au sol.

Ouvrant ses cuisses, il prit mes jambes entre les siennes et les enlaça de telle sorte que ses talons s’appuyèrent sur les côtés de mes mollets. Pendant un instant, je fus maintenu comme dans un étau, pouvant à peine bouger.

Puis, desserrant les bras, il se souleva, plaça un oreiller sous ses fesses, qui étaient ainsi bien écartées, ses jambes étant toujours largement ouvertes.

Ce faisant, il saisit ma verge et la pressa contre son anus béant. La pointe du phallus fringant trouva bientôt son entrée dans le trou hospitalier qui s’efforçait de l’accueillir. J’appuyai un peu, le gland fut entièrement englouti. Le sphincter l’enserra bientôt de telle sorte qu’il ne pouvait sortir sans effort. Je l’enfonçai lentement pour prolonger le plus possible la sensation ineffable qui parcourait tous nos membres, pour calmer les nerfs frémissants et pour apaiser la chaleur du sang. Une autre poussée, et la moitié du phallus était dans son corps. Je le retirai d’un demi-pouce, bien qu’il m’ait semblé mesurer un mètre à cause du plaisir prolongé que j’éprouvais. J’appuyai de nouveau, et le phallus tout entier, jusqu’à la racine, fut englouti. Ainsi coincé, vainement, je m’efforçais de l’enfoncer plus haut, ce qui était impossible, et, serré comme je l’étais, je le sentis se tortiller dans sa gaîne comme un bébé dans le ventre de sa mère, nous procurant, à lui et à moi, une titillation indicible et délicieuse.

La félicité qui m’envahit était si forte que je me demandais si un fluide éthéré et vivifiant n’était pas versé sur ma tête et ne ruisselait pas lentement sur ma chair frémissante.

Les fleurs éveillées par la pluie doivent certainement être conscientes d’une telle sensation lors d’une averse, après avoir été desséchées par les rayons brûlants d’un soleil estival.

Teleny m’entoura à nouveau de son bras et me serra fort. Je me regardai dans ses yeux, il se vit dans les miens. Pendant cette sensation voluptueuse, nous nous caressâmes doucement le corps, nos lèvres se collèrent l’une à l’autre et ma langue se glissa de nouveau dans sa bouche. Nous poursuivîmes ce coït presque sans bouger, car je sentais que le moindre mouvement provoquerait une éjaculation abondante, et cette sensation était trop exquise pour qu’on la laisse s’évanouir si vite. Pourtant, nous ne pouvions pas nous empêcher de nous tordre, et nous nous sommes presque pâmés de plaisir. Nous frissonnions tous deux de luxure, de la racine des cheveux à la pointe des orteils ; toute la chair de nos corps se chamaillait luxurieusement, comme le font à midi les eaux placides de la mer quand elles sont embrassées par la brise parfumée et impudique qui vient de déflorer la rose vierge.

Une telle intensité de plaisir ne pouvait cependant pas durer très longtemps ; quelques contractions presque involontaires du sphincter brandillèrent le phallus, puis le premier choc passé ; je m’enfonçais avec force et vigueur, je me vautrais sur lui ; mon souffle était épais ; je haletais, je soupirais, je gémissais. Le liquide épais et brûlant jaillit lentement et à longs intervalles.

Alors que je me frottais contre lui, il subissait toutes les sensations que j’éprouvais, car je m’étais à peine vidé de la dernière goutte que je fus également baigné de son propre sperme bouillonnant. Nous ne nous sommes embrassâmes plus, nos lèvres languissantes, entrouvertes, sans vie, n’aspiraient plus que le souffle de l’autre. Nos yeux aveugles ne se virent plus, car nous tombâmes dans cette prostration divine qui suit l’extase bouleversant.

L’oubli n’a pas suivi, mais sommes restâmes dans un état de torpeur, sans voix, oubliant tout sauf l’amour que nous nous portions l’un à l’autre, inconscients de tout sauf du plaisir de sentir nos corps respectifs, qui semblaient pourtant avoir perdu leur propre individualité, mélangés et confondus comme ils l’étaient ensemble. Apparemment, nous n’avions plus qu’une tête et qu’un cœur, car ils battaient à l’unisson, et les mêmes pensées vagues flottaient dans nos deux cerveaux.

Pourquoi Jéhovah ne nous a-t-il pas frappés à mort à ce moment-là ? Ne l’avions-nous pas assez provoqué ? Comment se fait-il que le Dieu jaloux n’ait pas été envieux de notre bonheur ? Pourquoi n’a-t-il pas lancé sur nous l’une de ses foudres vengeresses et ne nous a-t-il pas anéantis ?

— Quoi ! et vous auriez été précipités tous deux en Enfer ?

— Bien, et alors ? L’Enfer, bien sûr, n’est pas l’excelsior, ni un lieu de fausses aspirations après un idéal inaccessible, d’espoirs fallacieux et de déceptions amères. Ne prétendant jamais être ce que nous ne sommes pas, nous y trouverons le vrai contentement de l’esprit, et nos corps pourront développer les facultés dont la nature les a dotés. N’étant ni hypocrites ni dissimulateurs, la crainte d’être vus tels que nous sommes ne pourra jamais nous tourmenter.

Si nous sommes extrêmement mauvais, nous le serons au moins sincèrement. Il y aura chez nous cette honnêteté qui, ici-bas, n’existe que chez les voleurs ; et, de plus, nous aurons cette géniale camaraderie de compagnons selon notre propre cœur.

L’enfer est-il donc un lieu à redouter ? Ainsi, même en admettant une vie après la mort dans l’abîme, ce que je ne crois pas, l’enfer ne serait que le paradis de ceux que la nature a créés aptes à y vivre. Les animaux se repentent-ils de n’avoir pas été créés hommes ? Non, je ne le pense pas. Pourquoi donc nous rendrions-nous malheureux de n’être pas nés anges ?

À ce moment-là, nous avions l’impression de flotter quelque part entre le ciel et la terre, sans penser que tout ce qui a un début a également une fin.

Les sens étaient émoussés, de sorte que la couche duveteuse sur laquelle nous nous reposions ressemblait à un lit de nuages. Un silence de mort régnait autour de nous. Le bruit et le bourdonnement de la grande ville semblaient s’être arrêtés, ou, du moins, nous ne les entendions pas. Le monde se serait-il arrêté dans sa rotation, et la main du Temps se serait-elle arrêtée dans sa marche lugubre ?

Je me souviens avoir langoureusement souhaité que ma vie s’écoule dans cet état placidement morne et rêveur, si semblable à une transe hypnotique, lorsque le corps engourdi est plongé dans une torpeur semblable à la mort et que l’esprit,

Comme une braise parmi des cendres tombées,

est juste assez éveillé pour ressentir la conscience de l’aisance et du repos paisible.

Tout à coup, nous fûmes tirés de notre agréable somnolence par le bruit discordant d’une cloche électrique.

Teleny se leva d’un bond, se hâta de s’envelopper dans une robe de chambre et d’aller répondre à l’appel. Quelques instants plus tard, il revint, un télégramme à la main.

« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je.

« Un message de *** », répondit-il, en me regardant avec nostalgie et avec une certaine inquiétude dans la voix.

« Et vous devez partir ? »

« Je suppose que je dois le faire », dit-il, avec une tristesse affligeante dans les yeux.

« Est-ce si désagréable pour vous ? »

« Déplaisant n’est pas le mot ; c’est insupportable. C’est notre première séparation, et… »

« Oui, mais seulement pour un jour ou deux. »

« Un jour ou deux », ajouta-t-il d’un air sombre, « c’est l’espace qui sépare la vie de la mort. »

“C’est la fente légère au luth harmonieux,
Qui lentement éteint les sonores échos,
Et, toujours grandissant rend tout silencieux.”[ws 12]

« Teleny, vous avez depuis quelques jours un poids sur l’esprit, quelque chose que je ne peux pas comprendre. Ne voulez-vous pas dire à votre ami de quoi il s’agit ? »

Il ouvrit grand les yeux, comme s’il regardait dans les profondeurs de l’espace infini, tandis qu’une expression douloureuse se lisait sur ses lèvres ; puis il ajouta lentement,

« Mon destin. Avez-vous oublié la vision prophétique que vous avez eu le soir du concert de charité ? »

« Quoi ! Hadrien pleurant le défunt Antinoüs ? »

« Oui. »

« Une fantaisie née dans mon cerveau surchauffé par les qualités contradictoires de votre musique hongroise, si sensuelle et en même temps si magnifiquement mélancolique. »

Il secoua la tête tristement.

« Non, c’était plus qu’une simple fantaisie. »

« Un changement s’est opéré en vous, Teleny. Peut-être est-ce l’élément religieux ou spirituel de votre nature qui prédomine en ce moment sur l’élément sensuel, mais vous n’êtes plus ce que vous étiez. »

« Je sens que j’ai été trop heureux, mais que notre bonheur est construit sur du sable, un lien comme le nôtre… »

« Non béni par l’Église, répugnant aux bons sentiments de la plupart des hommes. »

« Eh bien oui, dans un tel amour il y a toujours

Une petite tache piquée dans un fruit engrangé.
Cela, en pourrissant vers l’intérieur, moisit lentement tout.

Pourquoi nous sommes-nous rencontrés, ou plutôt, pourquoi l’un de nous n’est-il pas né femme ? Si vous n’aviez été qu’une pauvre fille… »

« Venez, laissez de côté vos fantasmes morbides, et dites-moi franchement si vous m’auriez aimé plus que vous ne le faites. »

Il me regarda tristement, mais ne put se résoudre à dire un mensonge. Pourtant, au bout d’un moment, il ajouta, en soupirant :

“Il y a un amour qui doit durer,
Quand les jours chauds de la jeunesse seront passés[ws 13].”

Dites-moi, Camille, un tel amour est-il le nôtre ? »

« Pourquoi pas ? Ne pouvez-vous pas toujours m’aimer autant que je vous aime, ou ne m’intéresserai-je à vous que pour les plaisirs sensuels que vous me procurez ? Vous savez que mon cœur vous désire ardemment lorsque les sens sont rassasiés et que le désir est émoussé. »

« Pourtant, si je n’avais pas été là, vous auriez pu aimer une femme que vous auriez pu épouser… »

« Et j’aurais découvris, mais trop tard, que j’étais né avec d’autres envies. Non, tôt ou tard, j’aurais dû suivre mon destin. »

« Maintenant, cela pourrait être tout à fait différent ; rassasié de mon amour, vous pourriez, peut-être, vous marier et m’oublier. »

« Jamais. Mais enfin, vous êtes-vous confessé ? Allez-vous devenir calviniste ou, comme la “Dame aux Camélias” ou Antinoüs, pensez-vous qu’il faille vous sacrifier sur l’autel de l’amour pour l’amour de moi ? »

« S’il vous plaît, ne plaisantez pas. »

« Non, je vais vous dire ce que nous allons faire. Quittons la France. Allons en Espagne, en Italie du Sud, oui, quittons l’Europe, et allons en Orient, où j’ai sûrement vécu dans une vie antérieure, et que j’ai envie de voir, comme si la terre

“Là où les fleurs s’épanouissent, les rayons toujours brillent[ws 14],”

avait été la maison de ma jeunesse ; là, inconnus de tous, oubliés par le monde… »

« Oui, mais est-ce que je peux quitter cette ville ? » dit-il, d’un air songeur, plus à lui-même qu’à moi.

Je savais que, ces derniers temps, Teleny s’était beaucoup endetté et que sa vie avait souvent été rendue désagréable par les usuriers.

Je me souciais donc peu de ce que l’on pouvait penser de moi, d’ailleurs, qui n’a pas une bonne opinion de l’homme qui paie ? j’avais convoqué tous ses créanciers et, à son insu, j’avais réglé toutes ses dettes. J’allais le lui dire et le soulager du poids qui l’oppressait, quand le Destin, aveugle, inexorable, écrasant, me ferma la bouche.

On sonna à nouveau très fort à la porte. Si cette cloche avait sonné quelques secondes plus tard, comme sa vie et la mienne auraient été différentes ! Mais c’était le Kismet, comme disent les Turcs.

C’était le fiacre venu le chercher pour l’emmener à la gare. Pendant qu’il se préparait, je l’aidai à emballer son costume et quelques autres petites choses dont il pourrait avoir besoin. Je pris, par hasard, une petite boîte d’allumettes contenant des capotes anglaises[ws 15] et, en souriant, je lui dis :

« Tiens, je vais les mettre dans votre malle, ça peut servir. »

Il frissonna et devint d’une pâleur mortelle.

« Qui sait ? » ai-je dit ; « une belle dame patronnesse… »

« S’il vous plaît, ne plaisantez pas », rétorqua-t-il, presque en colère.

« Oh ! maintenant je peux me le permettre, mais autrefois, savez-vous que j’étais même jaloux de ma mère ? »

À ce moment-là, Teleny laissa tomber le miroir qu’il tenait et qui, en tombant, se brisa en mille morceaux.

Nous restâmes un moment bouche bée. N’était-ce pas un terrible présage ?

Juste après, l’horloge de la cheminée sonna l’heure. Teleny haussa les épaules.

« Venez », dit-il, « il n’y a pas de temps à perdre. »

Il prit son portemanteau et nous nous précipitâmes en bas.

Je l’accompagnai jusqu’au terminus, et avant de le quitter lorsqu’il descendit du fiacre, mes bras se refermèrent sur lui, et nos lèvres se rencontrèrent dans un dernier et long baiser. Ils se cramponnèrent tendrement l’un à l’autre, non pas dans la fièvre du désor, mais dans un amour tout empreint de tendresse, et dans un chagrin qui étreignait les muscles du cœur.

Son baiser était comme la dernière émanation d’une fleur qui se fane, ou comme le doux parfum répandu à la marée du soir par l’une de ces délicates fleurs blanches de cactus qui ouvrent leurs pétales à l’aube, suivent le soleil dans sa marche diurne, puis s’affaissent et s’évanouissent avec les derniers rayons du soleil.

En me séparant de lui, j’eus l’impression d’être privé de mon âme elle-même. Mon amour était comme une tunique de Nessus, la séparation était aussi douloureuse que si l’on m’arrachait la chair par morceaux. C’était comme si toute joie de vivre m’avait été extirpée.

Je l’ai regardé s’éloigner d’un pas vif et avec une grâce féline. Arrivé au portail, il se retourna. Il était d’une pâleur mortelle et, dans son désespoir, il ressemblait à un homme sur le point de se suicider. Il me fit un dernier signe d’adieu et disparut rapidement.

Le soleil s’est couché sur moi. La nuit était tombée sur le monde. Je me sentais

En enfer et au“comme une âme en retard ;
En enfer et au paradis, sans être mariés[ws 16] ;

et, frissonnant, je me demandais quel matin sortirait de toute cette obscurité ?

La souffrance visible sur son visage me plongea dans une profonde terreur ; je pensais alors que nous étions tous deux stupides de nous infliger une telle douleur inutile, et je me précipitais hors du fiacre à sa suite.

Tout d’un coup, un gros paysan se précipita sur moi et me serra dans ses bras.

« Oh, *** ! » Je n’ai pas saisi le nom qu’il prononça, « quel plaisir inattendu ! Depuis combien de temps êtes-vous ici ? »

« Laissez-moi partir, laissez-moi partir ! Vous vous trompez ! » Ai-je crié, mais il me tint fermement.

Alors que je luttais avec l’homme, j’entendis sonner la cloche du départ. D’un coup sec, je le repoussai et je courus dans la gare. J’atteignis le quai quelques secondes trop tard, le train était en marche, Teleny avait disparu.

Il ne me restait plus qu’à envoyer une lettre à cet ami pour le prier de me pardonner d’avoir fait ce qu’il m’avait souvent défendu de faire, c’est-à-dire d’avoir donné l’ordre à mon avocat de recouvrer tous ses comptes en souffrance et de payer toutes les dettes qui pesaient sur lui depuis si longtemps. Il n’a jamais reçu cette lettre.

J’ai sauté dans le cab et je fus emporté par un tourbillon jusqu’à mon bureau à travers les rues bondées de la ville.

Quel remue-ménage partout ! Comme ce monde paraissait sordide et vide de sens !

Une femme à la tenue voyante et au sourire narquois jetait des regards lubriques sur un garçon et l’incitait à la suivre. Un satyre borgne reluquait une très jeune fille, une simple enfant. Je crus le reconnaître. Oui, c’était mon détestable camarade de classe, Biou, mais il avait encore plus l’air d’un maquereau que son père. Un gros homme à la tête lisse portait un melon cantaloup[trad 1], et sa bouche semblait saliver à l’idée du plaisir qu’il aurait à le manger après la soupe, avec sa femme et ses enfants. Je me demandais si un homme ou une femme aurait pu embrasser cette bouche baveuse sans se sentir malade[ws 17].

Au cours des trois derniers jours, j’avais négligé mon bureau et mon directeur était malade. Je sentis donc qu’il était de mon devoir de me mettre au travail et de faire ce qui devait être fait. Malgré le chagrin qui me rongeait le cœur, je commençais à répondre aux lettres et aux télégrammes, ou à donner les instructions nécessaires pour qu’on y réponde. Je travaillais fébrilement, plus comme une machine que comme un homme. Pendant quelques heures, je fus complètement absorbé par des transactions commerciales compliquées, et tout en travaillant et comptant correctement, le visage de mon ami, avec ses yeux endeuillés, sa bouche voluptueuse avec son sourire amer, était toujours devant moi, tandis qu’un arrière-goût de son baiser restait encore sur mes lèvres.

L’heure de la fermeture du bureau arriva, et pourtant je n’avais pas encore accompli la moitié de ma tâche. Je voyais, comme dans un rêve, les visages tristes de mes commis retenus par leurs dîners ou leurs plaisirs. Ils avaient tous un endroit où aller. J’étais seul, même ma mère était absente. Je les ai donc fait partir en leur disant que je restais avec le chef comptable. Ils ne se le firent pas dire deux fois ; en un clin d’œil, les bureaux furent vides.

Quant au comptable, c’était un fossile commercial, une sorte de machine à calculer vivante ; il avait tellement vieilli dans le bureau que tous ses membres grinçaient comme des charnières rouillées chaque fois qu’il bougeait, si bien qu’il ne bougeait presque jamais. Personne ne l’avait jamais vu ailleurs que sur son haut tabouret ; il était toujours à sa place avant qu’un des jeunes employés n’arrive, et il y était encore quand ils partaient. Pour lui, la vie n’avait qu’un seul but, celui de faire des additions à n’en plus finir.

Me sentant un peu malade, j’envoyais le garçon de bureau chercher une bouteille de sherry sec et une boîte de gaufres à la vanille. Quand le garçon fut revenu, je lui dit qu’il pouvait partir.

Je versais un verre de vin à l’agent comptable et lui tendis la boîte de biscuits. Le vieil homme prit le verre de sa main parcheminée et le tint à la lumière comme s’il calculait ses propriétés chimiques ou son poids spécifique. Puis il le but lentement, avec un enthousiasme évident.

Quant à la galette, il l’examina attentivement, comme s’il s’agissait d’un projet qu’il allait enregistrer.

Puis nous nous remîmes tous les deux au travail et vers dix heures, toutes les lettres et dépêches ayant reçu une réponse, je poussais un profond soupir de soulagement.

« Si mon directeur vient demain, comme il l’a dit, il sera satisfait de moi. »

Je souriais en pensant à cette idée qui me traversait l’esprit. Pour quoi travaillais-je ? Pour le lucre, pour faire plaisir à mon commis, ou pour le travail lui-même ? Je suis sûr que je ne le savais pas. Je pense que je travaillais pour l’excitation fiévreuse que me procurait le travail, tout comme les hommes jouent aux échecs pour garder leur cerveau actif avec d’autres pensées que celles qui les oppressent ; ou, peut-être, parce que je suis né avec des propensions au travail comme les abeilles ou les fourmis.

Ne voulant pas retenir plus longtemps le pauvre comptable sur son tabouret, je lui avouais qu’il était temps de fermer le bureau. Il se leva lentement, avec un bruit de crépitement, enleva ses lunettes comme un automate, les essuya tranquillement, les remit dans leur étui, en sortit tranquillement une autre paire, car il avait des lunettes pour toutes les occasions, les mit sur son nez, puis me regarda.

« Vous avez accompli un travail considérable. Si votre grand-père et votre père avaient pu vous voir, ils auraient sûrement été satisfaits de vous. »

Je versai à nouveau deux verres de vin, dont je lui tendis l’un. Il but le vin, satisfait, non pas du vin lui-même, mais de la gentillesse que j’avais eue de le lui offrir. Je lui serrai la main et nous nous séparâmes.

Où devais-je aller maintenant, à la maison ?

J’aurais voulu que ma mère revienne. L’après-midi même, j’avais reçu une lettre d’elle, dans laquelle elle disait qu’au lieu de revenir dans un jour ou deux, comme elle en avait l’intention, elle pourrait peut-être partir pour l’Italie pendant une courte période. Elle souffrait d’une légère bronchite et redoutait les brouillards et l’humidité de notre ville.

Pauvre mère ! Je pensais maintenant que, depuis mon intimité avec Teleny, il y avait eu un léger éloignement entre nous ; non pas que je l’aimais moins, mais parce que Teleny absorbait toutes mes facultés mentales et corporelles. Pourtant, maintenant qu’il était parti, je me sentais presque malade de manque de ma mère[ws 18], et je décidais de lui écrire une longue et affectueuse lettre dès mon retour à la maison.

Pendant ce temps, je continuais à marcher au hasard. Après avoir erré pendant une heure, je me retrouvais à l’improviste devant la maison de Teleny. J’avais marché de long en large, sans savoir où j’allais. Je regardais les fenêtres de Teleny avec des yeux pleins de nostalgie. Comme j’aimais cette maison. J’aurais pu embrasser les pierres sur lesquelles il avait marché.

La nuit était sombre mais claire, la rue, très calme, n’était pas des mieux éclairées et, pour une raison ou une autre, la lampe à gaz la plus proche était éteinte.

Comme je continuais à regarder les fenêtres, il me semblait voir une faible lumière scintiller à travers les fentes des stores fermés. « Bien sûr, » pensai-je, « ce n’est que mon imagination. »

J’écarquillai les yeux. « Non, je ne me trompe pas », me dis-je, en me parlant à moi-même, « il y a bien une lumière. »

« Teleny était-il revenu ? »

Peut-être avait-il été saisi par le même état d’abattement qui m’avait envahi lorsque nous nous étions quittés. L’angoisse visible sur mon effroyable visage avait dû le paralyser, et dans l’état où il se trouvait, il ne pouvait pas jouer, alors il était revenu. Peut-être aussi que le concert avait été reporté.

Peut-être s’agissait-il de voleurs ?

Mais si Teleny… ?

Non, l’idée même était absurde. Comment pourrais-je soupçonner l’homme que j’aime d’infidélité ? Je reculais devant une telle supposition comme devant quelque chose d’odieux, une sorte de pollution morale. Non, il devait s’agir d’autre chose que de cela. La clef de la porte d’en bas était dans ma main, j’étais déjà dans la maison.

Je me glissais furtivement à l’étage, dans l’obscurité, en pensant à la première nuit où j’avais accompagné mon ami, en pensant à la façon dont nous nous étions arrêtés pour nous embrasser et nous serrer dans nos bras à chaque marche.

Mais maintenant, sans mon ami, les ténèbres pesaient sur moi, m’accablaient, m’écrasaient. J’étais enfin sur le palier de l’entresol[trad 1] où vivait mon ami ; toute la maison était parfaitement calme.

Avant d’introduire la clé, je regardais par le trou. Teleny, ou son domestique, avait-il laissé le gaz allumé dans l’antichambre et dans une des chambres ?

Puis le souvenir du miroir brisé m’est revenu à l’esprit ; toutes sortes de pensées horribles ont traversé mon cerveau. Puis, malgré moi, la terrible appréhension d’avoir été supplanté par quelqu’un d’autre dans l’affection de Teleny s’imposa à moi.

Non, c’était trop ridicule. Qui pourrait être ce rival ?

Comme un voleur, j’introduisis la clé dans la serrure ; les gonds étaient bien huilés, la porte céda sans bruit et s’ouvrit. Je la refermai soigneusement, sans qu’elle émette le moindre son. Je me glissais à l’intérieur sur la pointe des pieds.

Il y avait partout des tapis épais qui étouffaient mes pas. Je me rendis dans la chambre où, quelques heures auparavant, j’avais connu un tel bonheur.

Elle était éclairé.

J’entendais des bruits étouffés à l’intérieur.

Je savais trop bien ce que ces sons signifiaient. Pour la première fois, je ressentis les affres de la jalousie. Il me semblait qu’un poignard empoisonné s’était enfoncé d’un seul coup dans mon cœur, qu’une énorme hydre avait pris mon corps entre ses mâchoires et avait enfoncé ses énormes crocs dans la chair de ma poitrine.

Pourquoi suis-je venu ici ? Qu’allais-je faire maintenant ? Où devais-je aller ?

J’eus l’impression de m’évanouir.

J’avais déjà la main sur la porte, mais avant de l’ouvrir, je fis ce que la plupart des gens auraient fait. Tremblant de la tête aux pieds, le cœur malade, je me penchais et pour regarder par le trou de la serrure.

Rêvais-je… était-ce un affreux cauchemar ?

J’enfonçais profondément mes ongles dans ma chair pour me convaincre de mon embarras.

Et pourtant, je n’étais pas certain d’être vivant et éveillé.

La vie perd parfois le sens des réalités, elle nous apparaît comme une étrange illusion d’optique, une bulle fantasmagorique qui disparaît au moindre souffle.

Je retins mon souffle et je regardais.

Ce n’était donc pas une illusion, ni une vision de ma fantaisie surchauffée.

Là, sur cette chaise, encore chaude de nos étreintes, deux êtres étaient assis.

Mais qui étaient-ils ?

Peut-être Teleny avait-il cédé son appartement à un ami pour cette nuit. Peut-être avait-il oublié de m’en parler, ou bien n’avait-il pas jugé utile de le faire.

Oui, certainement, il devait en être ainsi. Teleny n’a pas pu me tromper.

Je regardais à nouveau. La lumière à l’intérieur de la pièce étant beaucoup plus forte que celle du hall, je pouvais tout percevoir clairement.

Un homme dont je ne voyais pas la silhouette était assis sur cette chaise conçue par l’esprit ingénieux de Teleny pour accroître la félicité sensuelle. Une femme aux cheveux noirs et ébouriffés, vêtue d’une robe de satin blanc, était assise à califourchon sur lui. Elle tournait ainsi le dos à la porte.

Je m’efforçais de saisir chaque détail et je vis qu’elle n’était pas vraiment assise, mais qu’elle se tenait sur la pointe des pieds, de sorte que, bien qu’assez dodue, elle sautait légèrement sur les genoux de l’homme.

Bien que je ne puisse pas voir, je compris qu’à chaque fois qu’elle retombait, elle enfonçait dans son trou le pivot de bonne taille sur lequel elle semblait si bien calée. De plus, le plaisir qu’elle en retirait était si excitant qu’il la faisait rebondir comme une balle élastique, mais seulement pour retomber et engloutir ainsi entre ses lèvres pulpeuses, spongieuses, et bien humectées, toute cette verge frémissante de plaisir jusqu’à sa racine poilue. Qui qu’elle soit, grande dame ou putain, ce n’était pas une débutante, mais une femme de grande expérience, pour pouvoir chevaucher cette course cythéréenne avec une habileté aussi consommée.

En regardant, je vis que sa jouissance devenait de plus en plus forte : elle atteignait son paroxysme. De l’amble, elle était passée tranquillement au trot, puis au galop ; puis, tout en chevauchant, elle étreignait, avec une passion toujours croissante, la tête de l’homme sur les genoux duquel elle était à califourchon. Il était évident que le contact des lèvres de son amant, le gonflement et le frétillement de son outil en elle, la faisaient frémir d’une rage érotique, aussi partit-elle au galop, ainsi…

“Sautant plus haut, plus haut, plus haut,
Avec un désir désespéré”[ws 19]

pour atteindre le but délicieux de son voyage.

Pendant ce temps, le mâle, quel qu’il soit, après avoir passé ses mains sur les lobes massifs de son derrière, se mit à tapoter, presser et pétrir ses seins, ajoutant ainsi à son plaisir mille petites caresses qui l’exaspéraient presque.

Je me souviens maintenant d’un fait très curieux, qui montre le fonctionnement de notre cerveau et la façon dont notre esprit est attiré par de légers objets extérieurs, même lorsqu’il est absorbé par les pensées les plus tristes. Je me souviens d’avoir ressenti un certain plaisir artistique devant l’effet changeant de lumière et d’ombre projeté sur les différentes parties de la riche robe de satin de la dame, alors qu’elle scintillait sous les rayons de la lampe suspendue au-dessus de sa tête. Je me souviens avoir admiré ses teintes nacrées, soyeuses et métalliques, tantôt brillantes, tantôt scintillantes, tantôt s’estompant dans un éclat terne.

Mais à ce moment-là, la traîne de sa robe s’emmêla quelque part autour du pied de la chaise et, comme cet incident l’empêchait de faire des mouvements rythmés et de plus en plus rapides pour enserrer le cou de son amant, elle réussit à se débarrasser habilement de sa robe et resta ainsi complètement nue dans l’étreinte de l’homme.

Quel corps splendide elle avait ! Celui de Junon, dans toute sa majesté, n’aurait pu être plus parfait. Mais je n’eus guère le temps d’admirer sa beauté luxuriante, sa grâce, sa force, la splendide symétrie de ses courbes, son agilité ou son adresse, car la course touchait à sa fin.

Ils tremblaient tous deux sous l’emprise de ce titillement qui précède de peu le débordement des canaux spermatiques. De toute évidence, la tête de l’outil de l’homme était aspirée par la bouche du vagin, une contraction de tous les nerfs s’était ensuivie, la gaîne dans laquelle toute la colonne était enfermée s’était resserrée, et leurs deux corps se tordaient convulsivement.

Il est certain qu’après de tels spasmes, un prolapsus et une inflammation de la matrice devraient s’ensuivre, mais alors quel ravissement cela devait donner.

Puis j’entendis des soupirs et des halètements mêlés, des roucoulements bas, des gargouillis de désir, mourant dans des baisers étouffés donnés par des lèvres qui s’attachaient encore langoureusement l’une à l’autre ; puis, tandis qu’elles frémissaient des dernières affres du plaisir, j’ai frémi d’angoisse, car j’étais presque sûr que cet homme devait être mon amant.

« Mais qui peut bien être cette femme détestable ? » me suis-je demandé.

Pourtant, la vue de ces deux corps nus enlacés dans une étreinte si excitante, ces deux lobes de chair massives, aussi blancs que la neige fraîchement tombée, le son étouffé de leur bonheur extatique, surmontèrent pendant un moment ma jalousie atroce, et j’étais excité à un point tel que j’eus du mal à m’empêcher de me précipiter dans cette pièce. Mon oiseau voltigeur, mon rossignol, comme on l’appelle en Italie, à l’instar de l’étourneau de Sterne, essayait de s’échapper de sa cage ; et non seulement cela, mais il levait la tête de telle sorte qu’il semblait vouloir atteindre le trou de la serrure.

Mes doigts étaient déjà sur la poignée de la porte. Pourquoi ne pas la forcer et prendre part au festin, bien que de façon plus humble, et comme un mendiant entrer par l’entrée de derrière ?

Pourquoi pas, en effet !

À ce moment-là, la dame dont les bras étaient toujours serrés autour du cou de l’homme, dit :

« Bon Dieu[trad 1] ! comme c’est bon ! Il y a longtemps que je n’ai pas ressenti une telle intensité d’extase. »

Pendant un instant, j’ai été sidéré. Mes doigts lâchèrent la poignée de la porte, mon bras tomba, même mon oiseau s’affaissa sans vie.

Quelle voix !

« Mais je connais cette voix », me suis-je dit. « Son son m’est très familier. Seul le sang qui me monte à la tête et me picote les oreilles m’empêche de reconnaître à qui appartient cette voix. »

Tandis que, stupéfait, je levais la tête, elle s’était levée et s’était retournée. Debout, comme elle était maintenant, et plus près de la porte, mes yeux ne pouvaient atteindre son visage, mais je pouvais voir son corps nu, des épaules jusqu’en bas. C’était une silhouette merveilleuse, la plus belle que j’aie jamais vue. Un torse de femme à l’apogée de sa beauté.

Sa peau était d’une blancheur éblouissante et pouvait rivaliser en douceur et en éclat nacré avec le satin de la robe qu’elle avait jetée. Ses seins, peut-être un peu trop gros pour être esthétiquement beaux, semblaient appartenir à l’une de ces voluptueuses courtisanes vénitiennes peintes par le Titien ; ils ressortaient dodus et durs comme s’ils étaient gonflés de lait ; les mamelons saillants, comme deux délicats bourgeons roses, étaient entourés d’une auréole brunâtre qui ressemblait à la frange soyeuse de la fleur de la passion.

La ligne puissante des hanches mettait en valeur la beauté des jambes. Son ventre, si parfaitement rond et lisse, était à moitié recouvert d’une magnifique fourrure, aussi noire et brillante que celle d’un castor, et pourtant je voyais bien qu’elle avait été mère, car elle était moirée[trad 1] comme de la soie mouillée. Des lèvres humides et béantes s’écoulaient lentement des gouttes nacrées.

Même si elle n’était plus tout à fait jeune, elle n’en était pas moins désirable pour autant. Sa beauté avait toute la splendeur d’une rose épanouie, et le plaisir qu’elle pouvait manifestement procurer était celui de la fleur incarnée dans sa floraison parfumée, cette félicité qui fait que l’abeille qui suce son miel se pâme de plaisir en son sein. Ce corps aphrodisiaque, comme je pouvais le voir, était fait pour plus d’un homme et lui avait sûrement procuré du plaisir, dans la mesure où elle avait manifestement été formée par la nature pour être l’une des prêtresses de Vénus.

Après avoir ainsi exhibé sa merveilleuse beauté à mes yeux ébahis, elle s’est écartée et j’ai pu voir le partenaire de son aventure. Bien que son visage soit couvert par ses mains, il s’agissait bien de Teleny. Il n’y avait pas d’erreur.

D’abord sa silhouette de dieu, puis son phallus que je connaissais si bien, puis, je faillis m’évanouir lorsque mes yeux se posèrent dessus, sur ses doigts brillait la bague que je lui avais offerte.

Elle reprit la parole.

Il retira ses mains de son visage.

C’était lui ! C’était Teleny, mon ami, mon amant, ma vie !

Comment décrire ce que je ressentais ? Il me semblait que je respirais du feu, qu’une pluie de cendres incandescentes se déversait sur moi.

La porte était fermée à clé. J’en saisis la poignée et la secouai comme un puissant tourbillon secoue les voiles d’une grande frégate, puis les met en lambeaux. Je la fis éclater.

Je chancelais sur le seuil. Le sol semblait se dérober sous mes pieds ; tout tournait autour de moi ; j’étais au milieu d’un puissant tourbillon. Je me rattrapais aux montants de la porte pour ne pas tomber, car là, à ma grande horreur, je me trouvais face à face avec ma propre mère !

Il y eut un triple cri de honte, de terreur, de désespoir, un cri perçant et strident qui résonna dans l’air calme de la nuit, réveillant tous les habitants de cette maison paisible de leur sommeil paisible.

— Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne sais vraiment pas. J’ai dû dire quelque chose, j’ai dû faire quelque chose, mais je n’ai pas le moindre souvenir de ce que c’était. Puis j’ai trébuché en bas dans l’obscurité. C’était comme descendre, descendre dans un puits profond. Je me souviens seulement d’avoir couru dans les rues lugubres, couru comme un fou, je ne sais où.

Je me sentais maudit comme Caïn, ou comme l’Éternel Vagabond, alors j’ai couru au hasard.

J’ai fui devant eux, aurais-je pu me fuir moi-même…

D’un seul coup, au coin de la rue, je me heurtais à quelqu’un. Nous reculâmes tous deux l’un devant l’autre. Moi, effaré et terrorisé ; lui, simplement stupéfait.

— Et qui avez-vous rencontré ?

— Ma propre image. Un homme exactement comme moi, mon Döppelgänger, en fait. Il m’a regardé un instant, puis il est parti. Moi, au contraire, j’ai couru avec ce qui me restait de force.

Ma tête tournait, mes forces m’abandonnaient, je trébuchais plusieurs fois, mais je continuais à courir.

Étais-je fou ?

Tout à coup, haletant, essoufflé, meurtri dans mon corps et dans mon esprit, je me suis retrouvé sur le pont, c’est-à-dire à l’endroit même où je m’étais trouvé quelques mois auparavant.

J’ai émis un rire brutal qui m’a fait peur. On en était donc arrivé là, après tout.

J’ai jeté un coup d’œil pressé autour de moi. Une ombre sombre se profilait au loin. Était-ce mon autre moi ?

Tremblant, frissonnant, fou de rage, sans réfléchir, je suis monté sur le parapet et j’ai plongé la tête la première dans le flot écumant.

J’étais de nouveau au milieu d’un tourbillon, j’entendais à mes oreilles le bruit d’une eau impétueuse, l’obscurité m’entourait de près, un monde de pensées traversait mon cerveau avec une rapidité étonnante, puis, pendant un certain temps, plus rien.

Je me souviens vaguement d’avoir ouvert les yeux et d’avoir vu, comme dans un miroir, mon effroyable visage qui me fixait.

Un vide s’est à nouveau emparé de moi. Lorsque j’ai enfin repris mes esprits, je me suis retrouvé à la Morgue[trad 1], cet affreux charnier, la Morgue ! Ils m’avaient cru mort et m’avaient transporté là.

Je regardais autour de moi, je ne vis que des visages inconnus. Mon autre moi n’était nulle part.

— Mais existait-il vraiment ?

— C’est le cas.

— Et qui était-ce ?

— Un homme de mon âge, et me ressemblant si exactement qu’on aurait pu nous prendre pour des frères jumeaux.

— Et il vous a sauvé la vie ?

— Oui, il semble qu’en me rencontrant, il ait été frappé non seulement par la forte ressemblance qui existait entre nous, mais aussi par la sauvagerie de mon apparence, ce qui l’incita à me suivre. M’ayant vu me jeter à l’eau, il courut après moi et réussit à me sortir de là.

— Et vous l’avez revu ?

— Je l’ai fait, mon pauvre ami ! Mais c’est un autre incident étrange de ma vie trop mouvementée. Je vous le raconterai peut-être une autre fois.

— Et après la Morgue[trad 1] ?

— J’ai demandé à être transporté dans un hôpital voisin, où je pourrais avoir une chambre privée pour moi seul, où je ne verrais personne, où personne ne me verrait, car je me sentais mal, très mal.

Au moment où j’allais monter dans le fiacre et quitter le charnier, on apporta un cadavre enveloppé d’un linceul. Ils dirent que c’était un jeune homme qui venait de se suicider.

Je tremblais de peur, un terrible soupçon me traversa l’esprit. Je suppliais le médecin qui m’accompagnait d’ordonner au cocher de s’arrêter. Il faut que je voie ce cadavre. Ce doit être Teleny. Le médecin ne m’écouta pas et le cab continua sa route.

En arrivant à l’hôpital, mon accompagnateur, voyant mon état d’esprit, demanda qui était le mort. Le nom qu’ils mentionnèrent m’était inconnu.

Trois jours se sont écoulés. Quand je dis trois jours, je veux dire un espace de temps épuisant et interminable. Les opiacés que le médecin m’avait donnés m’avaient endormi et avaient même arrêté l’horrible tremblement de mes nerfs. Mais quel opiacé peut guérir un cœur anéanti ?

Au bout de ces trois jours, mon directeur m’a trouvé et est venu me voir. Il semblait terrifié par mon apparence.

Pauvre homme, il ne savait pas quoi dire. Il évitait tout ce qui pouvait me porter sur les nerfs et parlait donc d’affaires. Je l’écoutai un moment, bien que ses paroles n’eussent aucun sens pour moi, puis je parvins à apprendre de lui que ma mère avait quitté la ville et qu’elle lui avait déjà écrit de Genève, où elle séjournait actuellement. Il n’a pas mentionné le nom de Teleny et je n’ai pas osé le prononcer.

Il m’a offert une chambre dans sa maison, mais j’ai refusé et je l’ai raccompagné chez lui. Maintenant que ma mère était partie, j’étais obligé d’y aller, au moins pour quelques jours.

Personne n’a téléphoné pendant mon absence, aucune lettre ou message ne fut laissé à mon intention, de sorte que j’ai pu dire, moi aussi, que…

« Mes proches ont échoué, et mes amis familiers m’ont oublié. »

« Ceux qui habitent ma maison et mes domestiques me considèrent comme un étranger ; je suis un extraterrestre à leurs yeux. »

Comme Job, j’ai senti que…

« Tous mes amis intimes m’ont pris en horreur, et ceux que j’aimais se sont retournés contre moi. »

« Oui, les jeunes enfants m’ont méprisé. »

J’étais pourtant impatient de savoir quelque chose sur Teleny, car des terreurs m’assaillaient de toutes parts. Était-il parti avec ma mère sans laisser le moindre message à mon intention ?

Pourtant, que pouvait-il écrire ?

S’il était resté en ville, si je ne lui avais pas dit que, quelle que soit sa faute, je lui pardonnerais toujours s’il me renvoyait la bague.

— Et s’il l’avait renvoyée, auriez-vous pu lui pardonner ?

— Je l’aimais.

Je ne pouvais plus entendre cet état de fait. La vérité, même douloureuse, était préférable à cet affreuse inquiétude.

J’appelai Briancourt. Je trouvai son studio fermé. J’allai chez lui. Il n’était pas rentré depuis deux jours. Les domestiques ne savaient pas où il était. Ils pensaient qu’il était peut-être parti chez son père en Italie.

Découragé, j’errai dans les rues et me retrouvai bientôt devant la maison de Teleny. La porte du rez-de-chaussée était encore ouverte. Je me faufilais par la loge du portier, craignant qu’on ne m’arrête et qu’on ne me dise que mon ami n’était pas chez lui. Personne, cependant, ne me remarqua. Je me glissais à l’étage, frissonnant, sans force, malade. Je mis la clef dans la serrure, la porte céda sans bruit comme elle l’avait fait quelques nuits auparavant. J’entrai.

Je me demandais alors que faire ensuite, et j’ai failli tourner les talons et m’enfuir.

Alors que je restais là, hésitant, j’ai cru entendre un faible gémissement.

J’écoutai. Tout était calme.

Non, il y eut un gémissement, une plainte basse et mourante.

Elle semblait provenir de la pièce blanche.

Je frémis d’horreur.

Je me précipitai.

Le souvenir de ce que je vis me glace la moelle des os.

« Quand il me souvient de mon état, je suis éperdu, et un tremblement saisit ma chair[ws 20]. »

Je vis une mare de sang coagulé sur le tapis de fourrure d’un blanc éclatant, et Teleny, à moitié étendu, à moitié tombé, sur le sopha recouvert de peau d’ours. Un petit poignard était enfoncé dans sa poitrine, et le sang continuait à s’écouler de la blessure.

Je me jetai sur lui ; il n’était pas tout à fait mort ; il gémis ; il ouvrit les yeux.

Submergé par le chagrin, distrait par la terreur, je perdis toute présence d’esprit. Je lâchai sa tête et je serrai mes tempes palpitantes entre mes paumes, essayant de rassembler mes pensées et de me dominer pour aider mon ami.

Devais-je retirer le couteau de la plaie ? Non, cela pourrait être fatal.

Oh, si j’avais eus quelques notions de chirurgie ! Mais n’en ayant aucune, la seule chose que je pouvais faire était d’appeler à l’aide.

Je courus sur le palier, je criai de toutes mes forces,

« À l’aide, à l’aide ! Au feu, au feu ! Au secours ! »

Dans les escaliers, ma voix résonnait comme le tonnerre.

Le portier sortit de sa loge en un instant.

J’entendis des portes et des fenêtres s’ouvrir. J’ai de nouveau crié « Au secours ! », puis j’ai pris une bouteille de cognac sur le buffet de la salle à manger et je me suis précipité vers mon ami.

J’ai humecté ses lèvres, j’ai versé quelques cuillères de cognac, goutte à goutte, dans sa bouche.

Teleny ouvrit encore ses yeux. Ils étaient voilés et presque morts ; seulement ce regard triste qu’il avait toujours eu avait augmenté à une telle intensité que ses pupilles étaient aussi lugubres qu’une tombe béante ; elles me faisaient vibrer d’une angoisse inexprimable. J’avais peine à supporter ce regard pitoyable et glacial ; je sentais mes nerfs se raidir ; ma respiration s’arrêtait ; j’éclatai en sanglots convulsifs.

« Oh, Teleny ! Pourquoi t’es-tu suicidé ? » gémis-je. « Pouvais-tu douter de mon pardon, mon amour ? »

Il m’entendit, évidemment et essaya de parler, mais je ne pus saisir le moindre son.

« Non, tu ne dois pas mourir, je ne peux pas me séparer de toi, tu es ma vie. »

Je sentis mes doigts légèrement pressés, imperceptiblement.

Le portier fit son apparition, mais il s’arrêta sur le seuil, effrayé, terrifié.

« Un médecin, pour l’amour de Dieu, un médecin ! Prenez un fiacre ! » dis-je, implorant.

D’autres personnes commencèrent à entrer. Je leur fis signe de reculer.

« Fermez la porte. Que personne d’autre n’entre, mais pour l’amour de Dieu, allez chercher un médecin avant qu’il ne soit trop tard ! »

Les gens, stupéfaits, se tenaient à distance, regardant fixement ce spectacle effrayant.

Teleny, de nouveau remua les lèvres.

« Chut ! silence ! » murmurai-je, sévère. « Il parle ! »

Je me sentais bouleversé de ne pas pouvoir comprendre un seul mot de ce qu’il voulait dire. Après plusieurs tentatives infructueuses, je réussis à comprendre :

« Pardon ! »

« Si je te pardonne, mon ange ? Mais non seulement je te pardonne, mais je donnerais ma vie pour toi ! »

L’expression lasse de ses yeux s’accentua mais, malgré sa gravité, un regard plus heureux apparut. Peu à peu, la tristesse sincère se teintait d’une ineffable douceur. Je ne pus plus supporter ses regards, ils me torturaient. Leur feu brûlant s’enfonçait profondément dans mon âme.

Puis il prononça de nouveau une phrase entière, dont les deux seuls mots que j’ai devinés plutôt qu’entendus étaient…

« Briancourt, lettre. »

Après cela, ses forces déclinantes commencèrent à l’abandonner complètement.

En le regardant, je vis que ses yeux s’embrouillaient, qu’une légère pellicule les recouvrait, qu’il ne semblait plus me voir. Oui, ils devinrent de plus en plus glacés et vitreux.

Il n’essaya plus de parler, ses lèvres étaient serrées. Pourtant, au bout de quelques instants, il ouvrit la bouche de façon spasmodique, il haleta. Il a émis un son bas, étouffé, rauque.

C’était son dernier souffle. Le terrible râle de la mort.

La chambre était calme.

J’ai vu les gens se croiser. Des femmes s’agenouillèrent et commencèrent à marmonner des prières.

Un éclair horrible me traversa.

Quoi ! Il est mort, alors ?

Sa tête tomba sans vie sur ma poitrine.

Je poussai un cri strident. J’appelai à l’aide.

Un médecin arriva enfin.

« On ne peut plus l’aider », dit le médecin, « il est mort. »

« Quoi ! Mon Teleny est mort ? »

Je regardai les gens autour de moi. Atterrés, ils semblaient s’éloigner de moi. La pièce s’est mise à tourner sur elle-même. Je n’en sus pas plus. Je m’évanouis.

Je ne retrouvais mes esprits qu’au bout de quelques semaines. Une certaine lassitude s’était emparée de moi, et la

La Terre semblait être un désert j’étais tenu de le traverser[ws 21].

Pourtant, l’idée de me suicider ne m’est jamais revenue à l’esprit. La mort ne semblait pas vouloir de moi.

Entre-temps, mon histoire, en termes voilés, avait été publiée dans tous les journaux. C’était un ragot trop savoureux pour ne pas se répandre immédiatement comme une traînée de poudre.

Même la lettre que Teleny m’avait écrite avant son suicide, dans laquelle il affirmait que ses dettes, payées par ma mère, étaient la cause de son infidélité, était devenue un bien public.

Alors, le Ciel ayant révélé mon iniquité, la terre s’éleva contre moi ; car si la Société ne vous demande pas d’être intrinsèquement bon, elle vous demande de faire bonne figure en matière de moralité, et surtout d’éviter les scandales. Aussi un célèbre ecclésiastique, un saint homme, prêcha-t-il en ce temps-là un sermon édifiant, qui commençait par le texte suivant :

« Son souvenir disparaîtra de la terre, et son nom ne sera pas prononcé en public. »

Et il termina en disant :

« Il sera chassé de la lumière dans les ténèbres, il sera chassé du monde. »

Sur quoi tous les amis de Teleny, les Zophars, les Eliphazes et les Bildads poussèrent alors un grand Amen.

— Et Briancourt et votre mère ?

— Oh, j’ai promis de vous raconter ses aventures ! Je le ferai peut-être une autre fois. Elles valent la peine d’être entendues.

Fin du volume II
  1. a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m et n Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource. En français dans le texte. Dans l’édition anglaise originale, l’expression est indiquée en italique en français et en anglais : « un avancement dans le corps (an advancement in the body) ! ».
  2. Note de Wikisource. Cf. Article Wikipedia Lady Clara Vere de Vere.
  3. Note de Wikisource. Cf. Shakespeare, Le Roi Lear, Acte V, scène 3. trad. François-Victor Hugo, p. 380.
  4. Note de Wikisource. Cf. Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 3. trad. François-Victor Hugo, p. 304.
  5. Note de Wikisource. Il s’agit de Brunetto Latini nommé dans le Chant XV de l’Enfer de Dante Alighieri Enfer, chant XV.
  6. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 208.
  7. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 208.
  8. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  9. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  10. Note de Wikisource. Cf. John Milton, Le Paradis Perdu, Livre IX trad. Chateaubriand p. 209.
  11. Note de Wikisource. “Lassitude mais pas satiété”. Cf. Juvénal, Satires 6, 115, 131. Liste de locutions latines commençant par L.
  12. Note de Wikisource. Poèmes divers d’Alfred Tennyson ; traduits en vers par Léon Morel, éd. Hachette, 1899 ; Poèmes au Roi : Chanson de Vivianne, p. 98 Hathi Trust.
  13. Note de Wikisource. Walter Savage Landor, The work, in two volume (vol. II) p. 621.
  14. Note de Wikisource. Lord Byron, The Bride Of Abydos, Acte I.
  15. Note de Wikisource. En anglais “French letters”
  16. Note de Wikisource. Cf. A. C. Swinburne, Poems and Ballads, Le The Garden of Proserpine
  17. Note de Wikisource. Fin du chapitre sur édition anglaise de 1984 le texte se poursuit dans un chapitre 9.
  18. Note de Wikisource. En anglais “mother-sick” jeu de mot sur “mal de mer/mal de mère”, intraduisible.
  19. Note de Wikisource. Cf. E.-A. Poe, Poésie complète, Mercure de France, 1910, Trad. E Mourey, Les Cloches, III, p. 25 Internet Archive.
  20. Note de Wikisource. Cf. The Holy Bible, trad. Webster, 1833, Livre de Job XXI-6, Job XXI-6 et en français Bible éd. Osterwald, 1867 Job XXI-6.
  21. Note de Wikisource. Cf. Charles Lamb, Selections from His Essays, Letters and Verses, éd. Doubleday, Page & co, p. 155, The old familiar faces. Internet Archive.