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Cosmopoli (IIp. 65-122).

CHAPITRE VII

Le lendemain, les événements de la nuit précédente semblaient être un rêve merveilleux.

— Pourtant, vous avez dû vous sentir épuisé, après les nombreux…

— Épuisé ? Non, pas du tout. J’ai ressenti la “joie claire et vive” de l’alouette qui aime, mais “je n’ai jamais connu la triste satiété de l’amour”. Jusqu’à présent, le plaisir que les femmes m’avaient donné avait toujours heurté mes nerfs. C’était en fait “une chose où l’on sent qu’il y a un besoin caché”. La luxure était maintenant le débordement du cœur et de l’esprit, l’harmonie agréable de tous les sens.

Le monde qui m’avait semblé jusqu’alors si morne, si froid, si désolé, était maintenant un paradis parfait ; l’air, bien que le baromètre ait considérablement baissé, était vif, léger et doux ; le soleil, un disque de cuivre rond et fourbi, qui ressemblait plus au derrière d’un peau-rouge qu’au visage radieux du bel Apollon, brillait glorieusement pour moi ; le fog trouble lui-même, qui apportait la nuit noire à trois heures de l’après-midi, n’était qu’un brouillard brumeux qui voilait tout ce qui était disgracieux, et rendait la Nature fantastique, et la maison si douillette et confortable. Tel est le pouvoir de l’imagination.

Vous riez ! Hélas ! Don Quichotte n’était pas le seul à prendre des moulins à vent pour des géants, ou des serveuses pour des princesses. Si votre marchand de quatre saisons à l’esprit paresseux et à la tête épaisse ne tombe jamais en transe au point de prendre des pommes pour des pommes de terre, si votre épicier ne transforme jamais l’enfer en paradis, ni le paradis en enfer, eh bien, ce sont des gens sains d’esprit qui pèsent tout dans la balance bien réglée de la raison. Essayez de les enfermer dans des coquilles de noix, et vous verrez s’ils se considèrent comme les monarques du monde. Contrairement à Hamlet, ils voient toujours les choses telles qu’elles sont. Je n’ai jamais vu les choses telles qu’elles sont. Mais vous savez, mon père est mort fou.

Quoi qu’il en soit, cette lassitude accablante, ce dégoût de la vie, avait maintenant complètement disparu. J’étais joyeux, gai, heureux. Teleny était mon amant, j’étais le sien.

Loin d’avoir honte de mon crime, j’ai senti que je voulais le proclamer au monde. Pour la première fois de ma vie, je comprenais que les amoureux puissent être assez bêtes pour entrelacer leurs initiales. J’avais envie de graver son nom sur l’écorce des arbres, pour que les oiseaux, en le voyant, le gazouillent du matin au soir, pour que la brise le murmure aux feuilles bruissantes de la forêt. Je voulais l’écrire sur les galets de la plage, pour que l’océan lui-même connaisse mon amour pour lui et le murmure éternellement. »

— J’aurais pourtant pensé que le lendemain, l’ivresse passée, vous auriez frémi à l’idée d’avoir un homme pour amant ?

— Pourquoi ? Ai-je commis un crime contre la nature alors que ma propre nature y trouvait la paix et le bonheur ? Si j’étais ainsi, c’était certainement la faute de mon sang, et non la mienne. Qui a planté des orties dans mon jardin ? Pas moi. Elles avaient poussé là secrètement, dès mon enfance. J’ai commencé à sentir leurs piqûres dans ma chair bien avant de comprendre quelle conclusion elles importaient. Lorsque j’ai essayé de brider mon désir, était-ce ma faute si la balance de la raison était bien trop légère pour équilibrer celle de la sensualité ? Était-ce ma faute si je n’arrivais pas à réfréner mon élan furieux ? Le destin, à la manière de Iago, m’avait clairement montré que si je voulais me damner, je pouvais le faire d’une manière plus délicate que la noyade. J’ai cédé à mon destin, et j’ai retrouvé ma joie.

Toutefois, je n’ai jamais dit avec Iago : ”Ta vertu pour une figue[ws 1] !” Non, la vertu a la douce saveur de la pêche : le vice, la petite gouttelette d’acide prussique, sa délicieuse saveur. La vie, sans l’une ou l’autre, serait sans sève.

— Pourtant, n’ayant pas, comme la plupart d’entre nous, été habitué à la sodomie depuis l’école, j’aurai pensé que vous auriez répugné à céder votre corps au plaisir d’un autre homme.

— Répugner ? Demandez à la vierge si elle regrette d’avoir abandonné sa virginité à l’amant qu’elle adore et qui lui rend pleinement son amour. Elle a perdu un trésor que toute la richesse de Golconde ne peut racheter ; elle n’est plus ce que le monde appelle un lys pur, sans tache, immaculé, et n’ayant en elle la ruse du serpent, la société, les chastes lys, la marqueront d’un nom infâme ; les débauchés la reluqueront, les purs s’en détourneront avec mépris. Pourtant, la jeune fille regrette-t-elle d’avoir cédé son corps à l’amour, la seule chose qui vaille la peine d’être vécue ? Que les “têtes froides et les cœurs tièdes”[ws 2] m’accablent de leur colère s’ils le veulent.

Le lendemain, lorsque nous nous retrouvâmes, toute trace de fatigue avait disparu. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre et nous nous étouffâmes de baisers, car rien n’incite plus à l’amour qu’une courte séparation. Qu’est-ce qui rend les liens du mariage insupportables ? La trop grande intimité, les soucis sordides, les futilités de la vie quotidienne. La jeune mariée doit vraiment aimer si elle ne ressent aucune déception lorsqu’elle voit son compagnon à peine réveillé d’une crise de ronflement pénible, minable, mal rasé, avec un appareil dentaire et des pantoufles, et qu’elle l’entend se racler la gorge et cracher, car les hommes crachent vraiment, même s’ils ne se permettent pas d’autres bruits malsonnants.

L’époux, lui aussi, doit vraiment aimer pour ne pas ressentir un naufrage intérieur lorsque, quelques jours après les noces, il trouve les parties intimes de son épouse étroitement enveloppées dans des chiffons sales et sanglants. Pourquoi la nature ne nous a-t-elle pas créés comme des oiseaux, ou plutôt comme des moucherons, pour ne vivre qu’un seul jour d’été, un long jour d’amour ?

La nuit du lendemain, Teleny se surpassa au piano, et lorsque les dames eurent fini d’agiter leurs petits mouchoirs et de lui jeter des fleurs, il s’éloigna de la foule d’admirateurs qui le félicitaient, et vint me rejoindre dans ma voiture, qui l’attendait à la porte du théâtre, puis nous nous dirigeâmes vers sa maison. Je passais cette nuit avec lui, une nuit non pas de sommeil ininterrompu, mais de bonheur enivrant.

En véritables notaires du dieu grec, nous versâmes sept libations copieuses à Priape, car sept est un nombre mystique, cabalistique et propice, et au matin nous nous arrachâmes des bras l’un de l’autre, nous jurant un amour et une fidélité éternels ; mais, hélas ! qu’y a-t-il d’immuable dans un monde en perpétuel changement, si ce n’est, peut-être, le sommeil éternel dans la nuit éternelle.

— Et votre mère ?

— Elle s’aperçut qu’un grand changement était advenu en moi. Désormais, loin d’être grincheux et déprimé, comme une vieille fille qui ne peut trouver le repos nulle part, j’étais placide et de bonne humeur. Elle attribua cependant ce changement aux toniques que je prenais, sans se douter de leur véritable nature. Plus tard, elle pensa que je devais avoir une liaison[trad 1] quelconque, mais elle ne se mêla pas de mes affaires intimes ; elle savait que le moment était venu de jeter ma gourme[ws 3], et elle me laissa une totale liberté d’action.

— Eh bien, vous avez eu de la chance.

— Oui, mais le bonheur parfait ne peut durer longtemps. L’enfer s’ouvre au seuil du paradis, et un pas nous fait passer de la lumière éthérée aux ténèbres de l’Érèbe. C’est ce qui s’est passé pour moi au cours de cette vie en dents de scie. Quinze jours après cette nuit mémorable d’anxiété insupportable et de plaisir exaltant, je me réveillai en pleine félicité pour me retrouver dans la misère la plus totale.

Un matin, alors que j’allais prendre mon petit-déjeuner, je trouvais sur la table un courrier que le facteur avait apporté la veille au soir. Je ne recevais jamais de lettres à la maison, n’ayant pratiquement pas de correspondance, à l’exception d’une correspondance d’affaires qui arrivait toujours au bureau. L’écriture m’était inconnue. Ce doit être un commerçant, pensai-je en beurrant tranquillement mon pain. Enfin, je déchirais l’enveloppe. C’était une carte de deux lignes sans adresse ni signature.

— Et… ?

— N’avez-vous jamais placé par hasard votre main sur une puissante batterie électrique, et reçu à travers vos doigts un choc qui vous prive pendant un instant de votre raison ? Si c’est le cas, vous ne pouvez avoir qu’une faible idée de ce que ce bout de papier produisit sur mes nerfs. J’en fus abasourdi. Après avoir lu ces quelques mots, je ne vis plus rien, car la pièce se mit à tourner autour de moi.

— Eh bien, mais qu’y avait-il pour vous terrifier de la sorte ?

— Seulement ces quelques mots durs et grinçants qui sont restés gravés de manière indélébile dans mon esprit.

— Si vous ne renoncez pas à votre amant T*** vous serez catalogué comme enculé[trad 1].

Cette menace horrible, infâme et anonyme, dans toute sa grossièreté, arriva de manière si inattendue qu’elle fut, comme le disent les italiens, comme un coup de tonnerre dans une journée ensoleillée.

Sans me douter de son contenu, je l’avais ouvert négligemment en présence de ma mère ; mais à peine l’avais-je lu qu’un état de prostration totale m’envahit, de sorte que je n’eus même plus la force de tenir ce tout petit bout de papier.

Mes mains tremblaient comme des feuilles de tremble, et même tout mon corps frémissait, tant j’étais abattu par la peur et atterré par la honte.

Tout mon sang quitta mes joues, mes lèvres devinrent froides et moites, une sueur froide perla sur mon front, je me sentis pâlir et je savais que mes joues devaient être d’une teinte cendrée et livide.

Néanmoins, j’ai essayé de maîtriser mon émotion. Je portais une cuillerée de café à ma bouche ; mais, avant qu’elle n’eût atteint mes lèvres, j’eus un haut-le-cœur et j’étais prêt de vomir. Le tangage et le roulis d’un bateau sur la mer la plus agitée n’aurait pas pu provoquer un état de malaise aussi profond que celui dans lequel mon corps était alors convulsé. Macbeth, en voyant le fantôme assassiné de Banquo, n’airait pas pu être plus terrifié que moi.

Que devais-je faire ? Être proclamé sodomite à la face du monde, ou renoncer à l’homme qui m’était plus cher que ma vie elle-même ? Non, la mort était préférable à l’un et à l’autre.

— Et pourtant, vous avez dit tout à l’heure que vous auriez aimé que le monde entier connaisse votre amour pour le pianiste.

— Je l’admets, et je ne le nie pas ; mais avez-vous jamais compris les contradictions du cœur humain ?

— En outre, vous ne considériez pas la sodomie comme un crime ?

— Non ; est-ce que j’ai fait du mal à la société ?

— Alors pourquoi étiez-vous si terrifié ?

Un jour, lors de sa réception, une dame demanda à son petit garçon, un enfant de trois ans qui zozotait, où était son papa.

« Dans sa chambre », dit-il.

« Qu’est-ce qu’il fait ? » dit la mère imprudente.

« Il fait des prouts », répondit innocemment le garnement, d’un ton aigu suffisamment puissant pour être entendu de tous le monde dans la pièce.

Pouvez-vous imaginer les sentiments de la mère, ou ceux de la femme, lorsque, quelques instants plus tard, son mari est entré dans la pièce ? Le pauvre homme m’a dit qu’il se considérait presque comme un homme marqué au fer, quand sa femme rougissante lui raconta l’indiscrétion de son enfant. Mais avait-il commis un crime ?

Qui est l’homme qui, au moins une fois dans sa vie, n’a pas éprouvé une parfaite satisfaction à faire un vent, ou, comme l’enfant l’exprima par onomatopée, à faire un “prout” ? Qu’y a-t-il donc de honteux, qui ne soit pas un crime contre la nature ?

Le fait est que de nos jours nous tournons autour du pot, nous sommes si corsetés, que Madame Eglantine[ws 4], qui “mangeait de la viande à pleines dents”, serait considérée, malgré ses bonnes manières, comme quelque chose de pire qu’une servante de chenil. Nous sommes devenus si pudibonds et guindés que chaque membre du Parlement devra bientôt se munir d’un certificat de moralité délivré par un ecclésiastique ou un professeur de l’école du sabbat, avant de pouvoir occuper son siège. Il faut à tout prix sauver les apparences, car les rédacteurs en chef sont des dieux jaloux, et leur colère est implacable, car elle paie bien, les bonnes gens aimant savoir ce que font les vilains.

— Et qui est la personne qui vous a écrit ces lignes ?

— Qui ? Je me suis creusé la tête et j’ai évoqué un certain nombre de spectres, tous aussi impalpables et effrayants que la mort de Milton ; tous menaçaient de me lancer une flèche mortelle. J’ai même cru un instant que c’était Teleny, pour voir l’étendue de mon amour pour lui.

— C’était la comtesse, n’est-ce pas ?

— Je le pensais aussi. Teleny n’était pas un homme à aimer à moitié, et une femme follement amoureuse est capable de tout. Pourtant, il me semblait peu probable qu’une dame se serve d’une telle arme, et de plus, elle était absente. Non, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être la comtesse. Mais qui était-ce ? Tout le monde et personne.

Pendant quelques jours, je fus torturé de manière si incessante que j’avais parfois l’impression de devenir fou. Ma nervosité était telle que j’avais peur de sortir de chez moi de crainte de rencontrer l’auteur de ce billet détestable.

Comme Caïn, j’avais l’impression de porter mon crime écrit sur mon front. Je voyais un rictus sur le visage de chaque homme qui me regardait. Un doigt était sans cesse pointé sur moi ; une voix, suffisamment forte pour que tout le monde l’entende, murmurait : “Le sodomite !”.

En me rendant à mon bureau, j’entendis un homme marcher derrière moi. J’accélérai ; il hâta le pas. Je commençais presque à courir. Tout à coup, une main se posa sur mon épaule. J’étais sur le point de m’évanouir de terreur. À ce moment-là, je m’attendais presque à entendre les mots terribles : “Au nom de la loi, je vous arrête, sodomite”[ws 5].

Le grincement d’une porte me fait frissonner, la vue d’une lettre m’épouvante.

Étais-je en proie à une crise de conscience ? Non, c’était simplement de la peur, une peur abjecte, pas un remords. D’ailleurs, un sodomite n’est-il pas passible d’une condamnation à l’emprisonnement perpétuel ?

Vous devez me considérer comme un lâche, mais après tout, même l’homme le plus courageux ne peut faire face qu’à un adversaire identifié. La pensée que la main occulte d’un ennemi inconnu est toujours levée contre vous, et prête à vous porter un coup mortel, est insupportable. Aujourd’hui, vous êtes un homme à la réputation irréprochable ; demain, un seul mot prononcé contre vous dans la rue par un voyou à gages, un paragraphe dans un journal à ragots par l’un des modernes bravi de la presse, et votre beau nom est déconsidéré à jamais.

— Et votre mère ?

— Son attention était ailleurs lorsque j’ai ouvert ma lettre. Elle ne remarqua ma pâleur que quelques instants plus tard. Je lui ai donc dit que je ne me sentais pas bien et, me voyant vomir, elle me crut ; en fait, elle eut peur que je n’aie attrapé une maladie.

— Et Teleny, qu’a-t-il dit ?

— Je ne suis pas allé le voir ce jour-là, je lui ai seulement fait savoir que je le verrais le lendemain.

Quelle nuit j’ai passée ! D’abord, j’ai veillé aussi longtemps que j’ai pu, car je redoutais d’aller me coucher. Enfin, las et épuisé, je me déshabillais et me couchais ; mais mon lit semblait électrifié, car tous mes nerfs se mirent à tressaillir et un sentiment de terreur s’empara de moi.

Je me sentais distrait. Je m’agitai pendant un certain temps, puis, effrayé par la crainte de devenir fou, je me levais, et allais furtivement dans la salle à manger, je pris une bouteille de cognac et retournai dans ma chambre à coucher. J’en bus environ la moitié d’un verre, puis me recouchais.

Peu habitué à des boissons aussi fortes, je m’endormis ; mais était-ce le sommeil ?

Je me réveillai au milieu de la nuit, rêvant que Catherine, notre bonne, m’avait accusé de l’avoir assassinée et que j’étais sur le point d’être jugé.

Je me levai, me servit un autre verre de spiritueux et retrouvai l’oubli, sinon le repos.

Le lendemain, je fit de nouveau savoir à Teleny que je ne pouvais pas le voir, bien que je le souhaitasse ardemment ; mais le jour suivant, voyant que je ne venais pas le voir comme d’habitude, il m’appela.

Surpris par le changement physique et moral qui s’était opéré en moi, il commença par penser qu’un ami commun l’avait calomnié, et pour le rassurer, je sortis. Après avoir beaucoup insisté et posé de nombreuses questions, je pris cette lettre détestable que je redoutais autant de toucher que si c’était une vipère, et je la lui donnai.

Bien que plus habitué que moi à ce genre de choses, son front s’assombrit, il devint pensif et même pâlit. Cependant, après avoir réfléchi pendant un moment, il commença à examiner le papier sur lequel ces mots horribles étaient écrits, puis il porta la carte et l’enveloppe à son nez et les sentit toutes les deux. Une expression joyeuse s’empara aussitôt de son visage. « Je l’ai, je l’ai, n’aie pas peur ! Elles sentent “l’attar de roses”[ws 6] », s’écria-t-il, « je sais qui c’est. »

« Qui ? »

« Pourquoi ! Vous ne devinez pas ? »

« La Comtesse ? »

Teleny fronça les sourcils.

« Comment savez-vous pour elle ? »

Je lui racontais tout. Quand j’ai eu fini, il me serra dans ses bras et m’embrassa encore et encore.

« J’ai essayé par tous les moyens de t’oublier, Camille, tu vois si j’ai réussi. La Comtesse est maintenant à des kilomètres et nous ne nous reverrons plus. »

En disant ces mots, mes yeux se posèrent sur une très belle bague en diamant jaune, une pierre de lune, qu’il portait au petit doigt.

« C’est une bague de femme », dis-je, « c’est elle qui te l’a donnée ? »

Il ne répondit pas.

« Veux-tu porter celle-ci à sa place ? »

La bague que je lui offrais était un camée antique d’une facture exquise, entouré de brillants, mais son principal mérite était de représenter la tête d’Antinoüs.

« Mais », dit-il, « c’est un bijou inestimable », et il le regarda de plus près. Puis, prenant ma tête entre ses mains et couvrant mon visage de baisers, il me dit : « Pour moi, c’est un bijou d’une valeur inestimable, car il te ressemble. »

J’éclatai de rire.

« Pourquoi ris-tu ? » dit-il, étonné.

« Parce que », répondis-je, « ses caractéristiques sont tout à fait les tiennes. »

« Peut-être alors », dit-il, « que nous nous ressemblons par l’apparence et par les goûts. Qui sait, tu es peut-être mon doppel-gänger[ws 7] ? Alors, malheur à l’un de nous deux ! »

« Pourquoi ? »

« Dans notre pays, on dit qu’un homme ne doit jamais rencontrer son alter ego, cela porte malheur à l’un ou à l’autre ; » et il frissonna en disant cela. Puis, avec un sourire, il ajouta : « Je suis superstitieux, tu sais. »

« Quoi qu’il en soit », ajoutai-je, « si un malheur nous sépare, que cette bague, comme celle de la reine vierge, soit ton messager. Envoie-la-moi et je te jure que rien ne m’éloignera de toi. »

La bague était à son doigt et il était dans mes bras. Notre engagement fut scellé par un baiser.

Il commença alors à murmurer des mots d’amour sur un ton bas, doux, feutré et cadencé qui semblait être l’écho lointain de sons entendus dans un rêve extatique dont je me souvenais à moitié. Ils atteignirent mon cerveau comme les bulles d’un philtre d’amour effervescent et enivrant. Je les entends encore aujourd’hui résonner à mon oreille. Non, en me les rappelant, je sens un frisson de sensualité parcourir tout mon corps, et ce désir insatiable qu’il a toujours excité en moi m’enflamme le sang.

Il était assis à mes côtés, aussi près de moi que je le suis maintenant de vous ; son épaule s’appuyait sur la mienne, exactement comme la votre.

D’abord il posa sa main sur la mienne, mais si doucement que je la sentis à peine ; puis, lentement, ses doigts commencèrent à s’entrelacer avec les miens, comme ceci, car il semblait se réjouir de prendre possession de moi, centimètre par centimètre.

Après cela, un de ses bras entoura ma taille, puis il passa l’autre autour de mon cou, et le bout de ses doigts tripota et caressa ma gorge, me faisant frissonner de plaisir.

Ce faisant, nos joues se frôlèrent légèrement, et ce contact, peut-être parce qu’il était si imperceptible, vibra dans tout mon corps, donnant à tous mes nerfs autour des reins un élancement qui n’était pas désagréable. Nos bouches étaient maintenant en contact étroit, mais il ne m’embrassait toujours pas ; ses lèvres titillaient simplement les miennes, comme pour me faire prendre davantage conscience de l’affinité de nos nature.

L’état nerveux dans lequel je me trouvais ces derniers jours me rendait d’autant plus excitable. Je désirais donc ardemment ressentir ce plaisir qui rafraîchit le sang et calme le cerveau, mais il semblait disposé à prolonger mon impatience et à me faire atteindre ce degré de désir enivrant qui frise la folie.

Enfin, lorsque nous n’avons plus pu supporter notre excitation, nous déchirâmes nos vêtements, puis nous roulâmes nus, l’un sur l’autre, comme deux serpents, en essayant de nous sentir le plus possible l’un l’autre. J’avais l’impression que tous les pores de ma peau étaient de petites bouches qui s’ouvraient pour l’embrasser.

« Étreins-moi, agrippe-moi, enlace-moi encore plus fort ! pour que je puisse jouir de ton corps. »

Ma verge, aussi dure qu’une barre de fer, se glissa entre ses jambes et, se sentant titillée, se mit à suinter, et quelques gouttes minuscules et visqueuses s’écoulèrent.

Voyant à quel point j’étais au supplice, il eut enfin pitié de moi. Il pencha sa tête sur mon phallus et commença à le baiser.

Cependant, je ne voulais pas goûter ce plaisir à moitié, ni jouir seul de ce ravissement excitant. Nous changeâmes donc de position et, en un clin d’œil, j’avais dans la bouche la chose qu’il tripotait si délicieusement.

Bientôt, ce lait âcre, semblable à la sève du figuier ou de l’euphorbe, qui semble couler du cerveau et de la moelle, jaillit, et à sa place un jet de feu caustique courait dans chaque veine et artère, et tous mes nerfs vibraient comme s’ils étaient mis en mouvement par un puissant courant électrique.

Enfin, lorsque la dernière goutte de fluide spermatique fut sucée, le paroxysme de plaisir qui est le délire de la sensualité commença à s’atténuer, et je me retrouvai écrasé et anéanti ; puis un agréable état de torpeur suivit, et mes yeux se fermèrent pendant quelques secondes dans un heureux oubli.

Ayant repris mes esprits, mes yeux se posèrent à nouveau sur le répugnant billet anonyme ; je frissonnais et me blottis contre Teleny comme pour me protéger, tant la vérité me répugnait, même à ce moment-là.

« Mais tu ne m’as pas encore dit qui a écrit ces mots horribles. »

« Qui ? Pourquoi, le fils du général, bien sûr. »

« Quoi ! Briancourt ? »

« Qui d’autre cela peut-il être ? Personne d’autre que lui ne peut se douter de notre amour ; Briancourt, j’en suis sûr, nous a observés. D’ailleurs, regarde, ajouta-t-il en ramassant le morceau de papier, ne voulant pas écrire sur un papier portant ses armoiries ou ses initiales, et n’en ayant probablement pas d’autre, il a écrit sur une carte habilement découpée dans un morceau de papier à dessin. Qui d’autre qu’un peintre aurait pu faire une telle chose ? En prenant trop de précautions, on se compromet parfois. D’ailleurs, sens-le. Il est tellement saturé d’attar de roses que tout ce qu’il touche en est imprégné. »

« Oui, tu as raison », dis-je d’un air pensif.

« En plus de tout cela, il en est capable, non pas qu’il ait un mauvais fond… »

« Tu l’aimes ! » dis-je avec une pointe de jalousie en lui saisissant le bras.

« Non, il est simplement fou. »

« Fou ? Eh bien, peut-être un peu plus que les autres hommes », dit mon ami en souriant.

« Quoi ! Tu penses que tous les hommes sont fous ? »

« Je ne connais qu’un seul homme sain d’esprit, mon cordonnier. Il n’est fou qu’une fois par semaine, le lundi, lorsqu’il est complètement ivre. »

« Eh bien, ne parlons plus de folie. Mon père est mort fou, et je suppose que, tôt ou tard… »

« Tu dois savoir », me dit Teleny en m’interrompant, « que Briancourt est amoureux de toi depuis longtemps. »

« De moi ? »

« Oui, mais il pense que tu ne l’aimes pas. »

« Je n’ai jamais été très attaché à lui. »

« Maintenant que j’y pense, je crois qu’il aimerait nous avoir tous les deux ensemble, pour que nous formions une sorte de trinité d’amour et de bonheur. »

« Et tu penses qu’il a essayé de le faire de cette façon. »

« En amour comme à la guerre, tous les stratagèmes sont bons ; et peut-être qu’avec lui, comme avec les Jésuites, “la fin justifie les moyens”. Quoi qu’il en soit, oublie complètement ce billet, qu’il soit comme un rêve d’une nuit d’hiver. »

Puis, prenant l’odieux morceau de papier, il le plaça sur les braises incandescentes ; d’abord il se tordit et crépita, puis une flamme soudaine jaillit et le consuma. Un instant après, ce n’était plus qu’une petite chose noire et froissée, sur laquelle de minuscules serpents enflammés se poursuivaient en hâte et s’avalaient les uns les autres en se rencontrant.

Puis il y eut un souffle provenant des bûches crépitantes, et il monta et disparut dans la cheminée comme un petit diable noir.

Nus sur le sopha bas devant la cheminée, nous nous serrâmes l’un contre l’autre et nous étreignîmes affectueusement.

« Il semblait nous menacer avant de disparaître, n’est-ce pas ? J’espère que Briancourt ne se mettra jamais entre nous. »

« Nous allons le défier », dit mon ami en souriant, et saisissant mon phallus et le sien, il les brandit tous les deux. « Ceci », dit-il, « est l’exorcisme le plus efficace d’Italie contre le mauvais œil. D’ailleurs, il nous a sans doute oubliés, toi et moi, à l’heure qu’il est, et même l’idée d’avoir écrit cette note. »

« Pourquoi ? »

« Parce qu’il s’est trouvé un nouvel amant. »

« Qui, l’officier spahi ? »

« Non, un jeune Arabe. De toute façon, nous saurons de qui il s’agit par le sujet du tableau qu’il va peindre. Il y a quelque temps, il ne rêvait que d’un pendant aux trois Grâces, qui représentaient pour lui la trinité mystique du tribadisme. »

Quelques jours plus tard, nous avons rencontré Briancourt dans la salle verte de l’Opéra[ws 8]. Lorsqu’il nous vis, il détourna le regard et tenta de nous éviter. J’aurais fait de même.

« Non », dit Teleny, « allons lui parler et tirer les choses au clair. Dans ce genre de choses, il ne faut jamais montrer la moindre crainte. Si vous affrontez hardiment l’ennemi, vous l’avez déjà à moitié vaincu. » Puis, s’approchant de lui et m’entraînant avec lui : « Eh bien », dit-il en lui tendant la main, « que devenez-vous ? Il y a quelque temps que nous ne nous sommes pas vus. »

« Bien sûr », répondit-il, « les nouveaux amis nous font oublier les anciens. »

« Comme de nouvelles tableaux, les anciens. Au fait, quelle esquisse avez-vous commencée ? »

« Oh, quelque chose de glorieux, un tableau qui fera date, s’il y en a un. »

« Mais qu’est-ce que c’est ? »

« Jésus-Christ. »

« Jésus-Christ ? »

« Oui, depuis que j’ai rencontré Achmet, j’ai pu comprendre le Sauveur. Vous l’aimeriez aussi, ajouta-t-il, si vous pouviez voir ces yeux sombres et envoûtants, avec leur longue frange de jais. »

« Aimer qui », dit Teleny, « Achmet ou le Christ ? »

« Le Christ, bien sûr ! » dit Briancourt en haussant les épaules. « Vous seriez capable de comprendre l’influence qu’il a dû avoir sur la foule. Mon Syrien n’a pas besoin de vous parler, il lève les yeux sur vous et vous saisissez le sens de sa pensée. De même, le Christ n’a jamais gaspillé son souffle à débiter des paroles à la foule. Il écrivait sur le sable et pouvait ainsi “regarder le monde en face”. Comme je le disais, je peindrais Achmet comme le Sauveur, et vous », ajouta-t-il à Teleny », comme Jean, le disciple qu’il aimait, car la Bible dit clairement et répète continuellement qu’il aimait ce disciple préféré. »

« Et comment allez-vous le peindre ? »

« Le Christ debout, serrant Jean qui l’étreint et qui appuie sa tête sur le sein de son ami. Bien sûr, il doit y avoir quelque chose d’aimablement doux et féminin dans le regard et l’attitude du disciple ; il doit avoir vos yeux violets visionnaires et votre bouche voluptueuse. Accroupie à leurs pieds, il y aura l’une des nombreuses Marie adultères, mais le Christ et l’autre, comme Jean se qualifie lui-même modestement, comme s’il était la maîtresse de son Maître, la regardent avec une expression rêveuse, mi-méprisante, mi-apitoyée. »

« Et le peuple comprendra-t-il ce que vous voulez dire ? »

« Toute personne sensée le fera. D’ailleurs, pour rendre mon idée plus claire, je vais lui peindre un pendant : “Socrate, le Christ grec, avec Alcibiade, son disciple préféré”. La femme sera Xantippe. » Puis, se tournant vers moi, il ajouta : « Mais vous devez me promettre de venir vous asseoir à la place d’Alcibiade. »

« Oui », dit Teleny, « mais à une condition. »

« Dites-la. »

« Pourquoi avez-vous écrit ce billet à Camille ? »

« Quel billet ? »

« Allez, pas de sornettes ! »

« Comment savez-vous que je l’ai écrit ? »

« Comme Zadig, j’ai vu les traces des oreilles du chien[ws 9]. »

« Eh bien, comme vous savez que c’est moi, je vais vous dire franchement que c’est parce que j’étais jaloux. »

« De qui ? »

« De vous deux. Oui, vous pouvez sourire, mais c’est vrai. »

Puis, se tournant vers moi : « Je vous connais depuis que nous n’étions tous deux que des bébés en bas âge, et je n’ai jamais eu cela de vous », et il fit claquer l’ongle de son pouce sur ses dents supérieures, « tandis que lui », désignant Teleny, « vient, voit et conquiert. Quoi qu’il en soit, ce sera pour plus tard. En attendant, je ne vous en veux pas, pas plus que vous pour ma stupide menace, j’en suis sûr. »

« Vous ne savez pas quels jours misérables et quelles nuits sans sommeil vous m’avez fait passer. »

« Ah oui ? J’en suis désolé, pardonnez-moi. Vous savez que je suis fou, tout le monde le dit », s’exclama-t-il en saisissant mes mains, et maintenant que nous sommes amis, il faut que vous veniez à mon prochain symposium.

« Quand aura-t-il lieu ? » demanda Teleny.

« Mardi de la semaine prochaine. »

Puis, se tournant vers moi : « Je vais vous présenter à un grand nombre de personnes agréables qui seront ravies de faire votre connaissance et dont beaucoup s’étonnent depuis longtemps que vous ne soyez pas l’un d’entre nous. »

La semaine passa rapidement. La joie me fit vite oublier la terrible angoisse causée par la carte de Briancourt.

Quelques jours avant la nuit fixée pour la fête, « Comment nous habillerons-nous pour le symposium ? » demanda Teleny ?

« Comment ? S’agit-il d’un bal masqué ? »

« Nous avons tous nos petites passions. Certains hommes aiment les soldats, d’autres les marins ; certains aiment les funambules, d’autres les dandys. Il y a des hommes qui, bien qu’amoureux de leur propre sexe, ne s’intéressent à eux que dans des vêtements de femme. L’habit ne fait pas le moine[trad 1] n’est pas toujours un proverbe véridique, car on voit que, même chez les oiseaux, les mâles arborent leur plumage le plus gai pour captiver leurs compagnes.

« Et quelle tenue voulez-vous que je porte, puisque vous êtes le seul être à qui je souhaite plaire ? » dis-je.

« Aucune. »

« Oh ! mais… »

« Seriez-vous gêné d’être vu nu ? »

« Bien sûr. »

« Alors, un maillot de cycliste bien ajusté, c’est ce qui met le mieux en valeur la silhouette. »

« Très bien ; et vous ? »

« Je m’habillerai toujours exactement comme vous. »

Le soir en question, nous nous rendîmes en voiture à l’atelier du peintre, dont l’extérieur était, sinon tout à fait sombre, du moins très faiblement éclairé. Teleny frappa trois fois, et au bout d’un moment, Briancourt lui-même vint ouvrir.

Quels que soient les défauts du fils du général, ses manières étaient celles de la noblesse française, donc parfaites ; sa démarche majestueuse aurait même pu agrémenter la cour du Grand Monarque[trad 1] ; sa politesse était inégalée, en fait, il possédait toutes ces “petites et douces courtoisies de la vie” qui, comme le dit Sterne, “engendrent des inclinations à l’amour à première vue”. Il s’apprêtait à nous faire entrer, lorsque Teleny l’arrêta.

« Attendez un peu », dit-il, « Camille ne pourrait-il pas d’abord jeter un coup d’œil à votre harem ? vous savez qu’il n’est qu’un néophyte dans la religion de Priape. Je suis son premier amant. »

« Oui, je sais », interrompit Briancourt en soupirant, « et je ne saurais dire sincèrement : puissiez-vous être le dernier. »

« Et n’étant pas habitué à la vue de telles réjouissances, il sera incité à s’enfuir comme Joseph avec Mme Putiphar. »

« Très bien, cela vous dérangerait-il de vous donner la peine de venir par ici ? »

Sur ces mots, il nous fit traverser un passage faiblement éclairé et monter un escalier en colimaçon jusqu’à une sorte de balcon fait de vieux moucharabieh arabes que son père lui avait rapportés de Tunis ou d’Alger.

« D’ici, on peut tout voir sans être vu, alors patientez un moment, mais pas longtemps, car le dîner sera bientôt servi. »

En entrant dans cette sorte de loggia et en regardant en bas dans la pièce, je fus, pendant un moment, sinon ébloui, du moins parfaitement déconcerté. J’avais l’impression d’être transporté de notre monde quotidien dans les royaumes magiques du pays des fées. Un millier de lampes de formes diverses emplissaient la pièce d’une lumière forte mais vaporeuse. Il y avait des bougies de cire soutenues par des lanternes japonaises, ou brillant dans des chandeliers massifs en bronze ou en argent, butin des autels espagnols ; des lampes en forme d’étoile ou octogonales provenant de mosquées maures ou de synagogues orientales ; des craissets en fer curieusement ouvragés, aux motifs torturés et fantastiques ; des lustres en verre trouble et irisé se reflétant dans des dorures hollandaises, ou des appliques en majolique de Castel-Durante.

Bien que la pièce fut très grande, les murs étaient tous couverts de tableaux du genre le plus lascif, car le fils du général, qui était fort riche, peignait surtout pour son propre plaisir. Beaucoup n’étaient que des esquisses à moitié terminées, car son imagination ardente mais versatile ne pouvait s’attarder longtemps sur le même sujet, ni son talent d’inventeur se satisfaire longtemps de la même manière de peindre.

Dans certaines de ses imitations des fresques libidineuses de Pompéi, il avait tenté de percer les secrets d’un art révolu. Certains tableaux étaient exécutés avec le soin minutieux et mordant des peintures de Léonard de Vinci, tandis que d’autres ressemblaient davantage aux pastels de Greuze ou aux nuances délicates de Watteau. Certaines teintes de chair avaient la brume dorée de l’école vénitienne, tandis que…

— S’il vous plaît, finissez cette digression sur les peintures de Briancourt, et dites-moi quelque chose de la scène la plus évocatrice.

— Eh bien, sur de vieux sophas de damas défraîchis, sur d’énormes oreillers faits d’étoles de prêtres, travaillées par des doigts dévots en argent et en or, sur de moelleux divans persans et syriens, sur des tapis de lions et de panthères, sur des matelas recouverts de peaux de chats sauvages, des hommes, jeunes et beaux, presque tous nus, s’y prélassaient par deux ou trois, groupés dans des attitudes de la plus grande obscénité, telles que l’imagination ne pourrait jamais se les représenter, et telles qu’on ne les voit que dans les bordels d’hommes de l’Espagne lubrique, ou dans ceux de l’Orient licencieux.

— Ce devait être un spectacle rare, vu de la loge dans laquelle vous étiez enfermés ; et je suppose que vos queues pavoisaient si fort que les hommes nus en dessous devaient être en grand danger de recevoir une douche de votre eau bénite, car vous deviez vous arroser les uns les autres avec frénésie là-haut.

— Le cadre valait bien la peinture, car, comme je le disais tout à l’heure, le studio était un musée d’art obscène digne de Sodome ou de Babylone. Peintures, statues, bronzes, moulages en plâtre, chefs-d’œuvre de l’art papou ou de la création priapéenne, émergeaient au milieu de soies aux teintes profondes et d’une douceur veloutée, au milieu de cristaux étincelants, d’émaux semblables à des pierres précieuses, de porcelaines dorées ou de majoliques opalines, assorties de yataghans et de sabres turcs, avec des poignées et des fourreaux en filigrane d’or et d’argent, le tout constellé de corail et de turquoise, ou d’autres pierres précieuses plus étincelantes encore.

D’immenses jarres chinoises jaillissaient de coûteuses fougères, de délicats palmiers indiens, des plantes grimpantes et parasites, avec, dans des vases de Sèvres, des fleurs vénéneuses des forêts américaines et des herbes plumeuses du Nil ; tandis que d’en haut, à tout moment, une pluie de roses rouges et roses épanouies tombait, mêlant leur parfum enivrant à celui de l’attar qui montait en nuages blancs des encensoirs et des chauffe-plats d’argent.

Le parfum de cette atmosphère surchauffée, le bruit des soupirs étouffés, les gémissements de plaisir, le claquement des baisers avides exprimant le désir jamais rassasié de la jeunesse, me faisaient tourner la tête, tandis que mon sang se desséchait à la vue de ces attitudes lascives toujours changeantes, exprimant le paroxysme le plus exaspérant de la débauche, qui tentait de s’apaiser ou d’inventer une sensualité plus palpitante et plus intense, ou qui se rendait malade et s’évanouissait sous l’excès de leurs sensations, tandis que du sperme laiteux et des gouttes de sang rubis pommelaient leurs cuisses nues.

— Cela devait être un spectacle fascinant.

— Oui, mais à ce moment-là, j’avais l’impression d’être dans une jungle où tout ce qui est beau entraîne une mort instantanée, où de magnifiques serpents venimeux se regroupent et ressemblent à des bouquets de fleurs bigarrées, où les douces fleurs sont des puits de poison ardent qui tombent sans cesse.

Ici, de même, tout plaisait à l’œil et glaçait le sang ; ici les stries argentées sur le satin vert foncé, là les tracés argentés sur les feuilles lisses et pruineuses des nénuphars n’étaient que la trace visqueuse, ici de la puissance créatrice de l’homme, là d’un reptile répugnant.

« Mais regardez là », dis-je à Teleny, « il y a aussi des femmes. »

« Non », répondit-il, « les femmes ne sont jamais admises à nos fêtes. »

« Mais regardez ce couple-là. Voyez cet homme nu avec sa main sous les jupes de la jeune fille serrée contre lui. »

« Les deux sont des hommes. »

« Quoi ! aussi celle qui a les cheveux roux et le teint brillant ? N’est-ce pas la maîtresse du vicomte de Pontgrimaud ? »

« Oui, la Vénus d’Ille, comme on l’appelle généralement ; et le vicomte est là, dans un coin, mais la Vénus d’Ille est un homme ! »

Je restais bouche bée. Ce que j’avais pris pour une femme ressemblait, en effet, à une belle figure de bronze, aussi lisse et polie qu’un moulage japonais à cire perdue[trad 1], avec une tête de cocotte parisienne émaillée.

Quel que soit le sexe de cet être étrange, il portait une robe moulante de couleur changeante, or dans la lumière, vert foncé dans l’ombre, des gants et des bas de soie de la même teinte que le satin de la robe, épousant si bien les bras arrondis et les jambes de la plus belle forme que ces membres paraissaient aussi réguliers et aussi durs que ceux d’une statue de bronze.

« Et l’autre, là, avec des boucles noires, des accroche-cœurs[trad 1], dans une robe de thé en velours bleu foncé, avec les bras et les épaules nus, cette belle femme est-elle un homme, elle aussi ? »

« Oui, c’est un Italien et un marquis, comme vous pouvez le voir à l’écusson de son éventail. Il appartient d’ailleurs à l’une des plus anciennes familles de Rome. Mais regardez donc. Briancourt nous a fait signe à plusieurs reprises de descendre. Allons-y. »

« Non, non », dis-je en m’accrochant à Teleny, « partons plutôt. »

Pourtant, ce spectacle m’avait tellement échauffé les sangs que, comme la femme de Lot, je restais là, à jubiler.

« Je ferais ce que vous voudrez, mais je pense que si nous partons maintenant, vous le regretterez après. D’ailleurs, qu’est-ce que vous craignez ? Ne suis-je pas avec vous ? Personne ne peut nous séparer. Nous resterons toute la soirée ensemble, car ici ce n’est pas comme dans les bals habituels, où les hommes amènent leurs femmes pour qu’elles soient embrassées par le premier venu qui veut bien valser avec elles. De plus, la vue de tous ces excès ne fera que donner du piquant à notre propre plaisir. »

« Eh bien, allons-y », dis-je en me levant, « mais arrêtez-vous. Cet homme en robe orientale gris perle doit être le Syrien ; il a de beaux yeux en amande. »

« Oui, c’est Achmet effendi. »

« Avec qui parle-t-il ? N’est-ce pas le père de Briancourt ? »

« Oui, le général est parfois un invité passif aux petites fêtes de son fils. Venez, on y va ? »

« Encore un instant. Dites-moi qui est cet homme aux yeux de feu ? Il semble, en effet, être la luxure incarnée, et il est manifestement passé maître dans l’art de la débauche. Son visage m’est familier, et pourtant je ne me souviens pas où je l’ai vu. »

« C’est un jeune homme qui, après avoir dépensé sa fortune dans la débauche la plus effrénée sans que sa constitution en souffre, s’est engagé dans les Spahis pour voir quels nouveaux plaisirs Alger pouvait lui offrir. Cet homme est bien un volcan. Mais voici Briancourt. »

« Eh bien », dit-il, « allez-vous rester ici dans l’obscurité toute la soirée ? »

« Camille est embarrassé », dit Teleny en souriant.

« Alors entrez masqués », dit le peintre en nous entraînant et en nous donnant à chacun un demi-masque de velours noir avant de nous faire entrer.

L’annonce que le dîner attendait dans la pièce voisine avait presque immobilisé la fête.

Lorsque nous entrâmes dans le studio, la vue de nos costumes sombres et de nos masques sembla jeter un froid sur tout le monde. Nous fûmes cependant rapidement entourés par un certain nombre de jeunes hommes qui vinrent nous accueillir et nous caresser, certains d’entre eux étant de vieilles connaissances.

Après quelques questions, Teleny se fit connaître et son masque fut aussitôt arraché ; mais personne, pendant longtemps, ne put savoir qui j’étais. Pendant ce temps, je ne cessais de reluquer l’entre-jambes des hommes nus qui m’entouraient, dont les poils épais et frisés couvraient parfois le ventre et les cuisses. Ce spectacle inhabituel m’excitait à tel point que je ne pouvais m’empêcher de toucher ces organes tentants, et sans l’amour que je portais à Teleny, j’aurais fait plus que les effleurer.

Un phallus en particulier, celui du vicomte, suscita mon admiration. Il était d’une taille telle que si une dame romaine l’avait possédé, elle n’aurait jamais demandé un âne. En fait, toutes les prostituées en étaient effrayées, et l’on disait qu’une fois, à l’étranger, une femme avait été déchirée par ce phallus, qui avait enfoncé son énorme instrument dans sa matrice et fendu la cloison entre le trou du devant et celui du derrière, de sorte que la pauvre malheureuse était morte des suites de la blessure qu’elle avait reçue.

Son amant, cependant, se déchaînait dessus, car il était non seulement artificiellement mais aussi naturellement Son amant, cependant, se déchaînait dessus, car il était non seulement artificiellement mais aussi naturellement accueillant. Comme ce jeune homme vit que je semblais douter du sexe auquel il appartenait, il releva les jupes qu’il portait et me montra un pénis délicat, rose et blanc, entouré d’une masse de poils sombres et dorés.

Au moment où tout le monde me suppliait d’enlever mon masque et où j’allais m’exécuter, le Dr. Charles, habituellement appelé Charlemagne, qui s’était frotté à moi comme un chat en chaleur, me prit soudain dans ses bras et m’embrassa fougueusement.

« Eh bien, Briancourt », dit-il, « je vous félicite de votre nouvelle acquisition. La présence de personne n’aurait pu me faire plus de plaisir que celle de Des Grieux. »

À peine ces mots prononcés, une main agile m’arracha mon masque.

Dix bouches au moins étaient prêtes à m’embrasser, une vingtaine de mains me caressaient ; mais Briancourt se mit entre elles et moi.

« Pour ce soir », dit-il, « Camille est comme un fruit confit sur un gâteau, quelque chose à regarder sans toucher. René et lui sont encore en lune de miel, et cette fête est donnée en leur honneur, et en celui de mon nouvel amant Achmet effendi. » Et, se retournant, il nous présenta le jeune homme qu’il allait dépeindre comme Jésus-Christ. « Et maintenant », dit-il, « entrons pour le dîner. »

La salle dans laquelle nous fûmes conduits était meublée comme un triclinium, avec des lits ou des sophas à la place des chaises.

« Mes amis », dit le fils du général, « le dîner est maigre, les plats ne sont ni nombreux ni abondants, le repas est plutôt destiné à revigorer qu’à rassasier. J’espère cependant que les vins généreux et les boissons stimulantes nous permettront à tous de reprendre nos plaisirs avec une ardeur renouvelée. »

— Pourtant, je suppose que c’était un dîner digne de Lucullus ?

— Je m’en souviens à peine aujourd’hui. Je me souviens seulement que c’était la première fois que je goûtais à la bouillabaisse[trad 1] et à un riz sucré et épicé préparé selon la recette indienne, et que je les trouvais tous deux délicieux.

J’avais Teleny sur mon sopha à côté de moi, et le docteur Charles était mon voisin. C’était un homme beau, grand, bien bâti, large d’épaules, avec une barbe abondante, ce qui lui avait valu, outre son nom et sa taille, le surnom de Charlemagne. Je fus surpris de le voir porter au cou une fine chaîne d’or vénitienne, à laquelle était accrochée, comme je le crus d’abord, un médaillon, mais qui, en y regardant de plus près, se révéla être une couronne de laurier en or constellée de brillants. Je lui ai demandé s’il s’agissait d’un talisman ou d’une relique ?

Il se leva alors, et dit : « Mes amis, Des Grieux, dont je voudrais être l’amant, me demande quel est ce bijou ; et comme la plupart d’entre vous m’ont déjà posé la même question, je vais vous satisfaire tous maintenant, et je me tairai à jamais à ce sujet.

« Cette couronne de laurier », dit-il en la tenant entre ses doigts, « est la récompense du mérite, ou plutôt, devrais-je dire, de la chasteté : c’est ma couronne de rosière[trad 1]. Après avoir terminé mes études de médecine et parcouru les hôpitaux, je suis devenu médecin ; mais ce que je n’ai jamais pu trouver, c’est un seul malade qui me donnât non pas vingt, mais un seul franc pour tous les remèdes que je lui administrais. Un jour, le docteur N***n, voyant mes bras musclés », et de fait il avait des bras d’Hercule, « me recommanda à une vieille dame, dont je ne dirai pas le nom, pour un massage. Effectivement, je suis allé chez cette vieille dame, dont le nom n’est pas Putiphar, et qui, tandis que j’enlevais mon manteau et remontais mes manches, jeta un long regard sur mes muscles, puis sembla perdue dans sa méditation ; par la suite, j’en ai conclu qu’elle calculait la règle des proportions.

« Le Dr. N***n m’avait dit que la faiblesse des nerfs dans ses membres inférieurs allait des genoux vers le bas. Elle, cependant, semblait penser que c’était des genoux vers le haut. J’étais ingénument perplexe et, pour ne pas faire d’erreur, j’ai frotté du pied vers le haut ; mais j’ai vite remarqué que plus je montais, plus elle ronronnait doucement.

» Au bout d’une dizaine de minutes, “je crains de vous fatiguer”, dis-je, “c’est peut-être suffisant pour la première fois.”

» ”Oh,” répondit-elle, avec les yeux languissants d’un vieux poisson, “je pourrais me faire masser par vous toute la journée. J’en ressens déjà les bienfaits. Vous avez la main d’un homme pour la force, celle d’une femme pour la douceur. Mais vous devez être fatigué, mon pauvre ami ! Qu’est-ce que vous allez prendre, du Madère ou du Xérès sec ?”

» ”Rien, merci.”

» ”Une coupe de champagne et un biscuit ?”

» “Non, merci.“

» “Vous devez prendre quelque chose. Oh, je sais, un petit verre d’Alkermes de la Chartreuse de Florence. Oui, je pense que je vais en boire un avec vous. Je me sens déjà beaucoup mieux grâce au frottement.” Et elle me pressa tendrement la main. “Auriez-vous la gentillesse de sonner ?”

» C’est ce que je fis. Nous avons tous deux bu un verre d’Alkermes, qu’un domestique apporta peu après, puis j’ai pris congé. Elle ne m’a cependant laissé partir qu’après m’avoir assuré que je ne manquerais pas d’appeler le lendemain.

» Le lendemain, j’étais là à l’heure prévue. Elle me fit d’abord asseoir au chevet du lit, pour me reposer un peu. Elle pressa ma main et la tapota tendrement, cette main, disait-elle, qui lui avait fait tant de bien et qui devait opérer bientôt des guérisons merveilleuses. “Seulement, docteur,” ajouta-t-elle en simulant, ”la douleur est remontée plus haut.”

» J’avais du mal à m’empêcher de sourire et je commençais à me demander quelle était la nature de cette douleur.

» Je me mis à frotter. De la cheville large, ma main monta jusqu’au genou, puis plus haut, et toujours plus haut, à sa satisfaction évidente. Quand enfin elle atteignit le haut de ses jambes…, “Voilà, voilà, docteur ! Vous avez trouvé”, dit-elle d’une voix douce et ronronnante ; “Comme vous êtes habile à trouver le bon endroit. Frottez doucement tout autour. Oui, comme ça, ni plus haut, ni plus bas, un peu plus large, peut-être, un peu[ws 10] plus au milieu, docteur ! Oh, comme cela me fait du bien d’être frottée comme ça ! Je me sens tout autre, plus jeune, plus fringante même. Frottez, docteur, frottez ! ” Et elle se roula dans le lit, ravie, à la manière d’un vieux chat-tigré.

» Puis, d’un seul coup : ”Mais je crois que vous m’envoûtez, docteur ! Oh, quels beaux yeux bleus vous avez ! Je me vois dans vos pupilles lumineuses comme dans un miroir.” Alors, passant un bras autour de mon cou, elle commença à m’attirer sur elle et à m’embrasser avec ardeur, ou plutôt à me sucer avec deux lèvres épaisses qui se posaient sur les miennes comme d’énormes sangsues.

» Voyant que je ne pouvais pas continuer mon massage, et comprenant enfin quel genre de friction elle demandait, j’écartai les touffes de poils grossiers, drus et épais, j’introduisis le bout de mon doigt entre les lèvres bombées, et je chatouillais, frottais et irritais le gros et fringant clitoris de telle manière que je le fis bientôt pisser abondamment : ceci, cependant, loin de l’apaiser et de la satisfaire, ne fit que l’émoustiller et l’exciter ; de sorte qu’après cela, il n’y eut plus moyen d’échapper à ses griffes. Elle me tenait d’ailleurs par la bonne poignée, et je ne pouvais pas me permettre, comme Joseph, de m’enfuir et de la laisser en plan.

» Pour la calmer, il ne me restait donc plus qu’à me mettre sur elle et à lui administrer un autre type de massage, ce que je fis avec autant de bonne grâce que possible, bien que, comme vous le savez tous, je ne me sois jamais soucié des femmes, et surtout des vieilles femmes. Pourtant, pour une femme et une vieille femme, elle n’était pas si mal, après tout. Ses lèvres étaient épaisses, charnues et bombées ; le sphincter ne s’était pas relâché avec l’âge, le tissu érectile n’avait rien perdu de sa force musculaire, sa contraction était puissante et le plaisir qu’elle procurait n’était pas à dédaigner. J’ai donc versé deux libations en elle avant de m’éloigner, et pendant ce temps, après avoir ronronné, elle s’est mise à miauler, puis à hululer comme un hibou, tant le plaisir qu’elle éprouvait était grand.

« Que ce fut vrai ou non, elle dit qu’elle n’avait jamais ressenti un tel plaisir de toute sa vie. Quoi qu’il en soit, la guérison que je lui ai apportée fut merveilleuse, car peu de temps après, elle retrouva l’usage de ses jambes. Même N***n était fier de moi. C’est à elle et à mes bras que je dois ma position de masseur. »

« Eh bien, et ce bijou ? » dis-je.

« Oui, j’étais en train de l’oublier. L’été arriva, elle dut quitter la ville et se rendre dans un lieu de cure thermale, où je n’avais aucune envie de la suivre ; elle me fit donc jurer que je ne fréquenterais pas une seule femme pendant son absence. Je l’ai fait, bien sûr, la conscience tranquille et le cœur léger.

» Quand elle revint, elle me fit prêter serment à nouveau, après quoi elle déboutonna mon pantalon, sortit Sir Priapus et le couronna en bonne et due forme en tant que Rosière[trad 1].

« Je peux dire, cependant, qu’il n’était pas du tout raide de la nuque et hargneux ; en fait, il semblait tellement vaincu, peut-être pensait-il qu’il ne méritait pas cet honneur, qu’il baissa la tête très docilement. J’avais l’habitude de porter ce bijou à ma chaîne, mais tout le monde me demandait ce que c’était. Je lui en ai parlé et elle m’a offert cette chaîne et me l’a fait porter autour du cou. »

Les agapes terminées, les plats aphrodisiaques épicés, les boissons fortes, les conversations joyeuses, réveillèrent à nouveau nos désirs endormis. Peu à peu, les positions sur chaque sopha devinrent plus provocantes, les plaisanteries plus obscènes, les chansons plus lascives ; l’hilarité était plus grande, les cerveaux étaient tous en ébullition, la chair picotait d’un désir nouvellement éveillé. Presque tous les hommes étaient nus, chaque phallus était rigide et dur ; c’était un véritable pandémonium de débauche.

L’un des invités nous montra comment faire une fontaine de Priape, ou la bonne façon de siroter des liqueurs. Il demanda à un jeune Ganymède de verser un filet continu de Chartreuse d’une aiguière d’argent à long bec sur la poitrine de Briancourt. Le liquide coula le long du ventre, à travers les petites boucles des poils noir de jais parfumés de rose, tout le long du phallus, et dans la bouche de l’homme agenouillé devant lui. Les trois hommes étaient si beaux, le groupe si classique, qu’il fut photographié sous les feux de la rampe.

« C’est très joli », dit le spahi, « mais je pense que je peux vous montrer quelque chose de mieux encore. »

« Et qu’est-ce que c’est ? » demanda Briancourt.

« La façon dont on mange les dattes confites farcies de pistaches à Alger ; et comme il se trouve que vous en avez sur la table, nous pouvons l’essayer. »

Le vieux général gloussa, appréciant manifestement la plaisanterie.

Le spahi fit alors mettre son compagnon de lit à quatre pattes, la tête en bas et le derrière en l’air, puis il glissa les dattes dans le trou de l’anus, où il les mordilla pendant que son ami les poussait dehors, après quoi il lécha soigneusement tout le sirop qui suintait et coulait sur les fesses.

Tout le monde applaudit et les deux hommes étaient manifestement excités, car leurs béliers se relevèrent en hochant la tête de manière significative.

« Attendez, ne vous levez pas encore », dit le spahi, « je n’ai pas encore tout à fait fini ; laissez-moi seulement y mettre le fruit de l’arbre de la connaissance. » Il monta donc sur lui, et, prenant son instrument à la main, il l’enfonça dans le trou où se trouvaient les dattes ; et, si glissante que fût la fente, il disparut entièrement au bout d’une ou deux poussées. L’officier ne le retira pas, mais continua à se frotter contre les fesses de l’autre homme. Pendant ce temps, la queue de l’homme sodomisé était si agitée qu’elle commença à battre le ventre de son propriétaire.

« Passons maintenant aux plaisirs passifs qui sont réservés à l’âge et à l’expérience », dit le général. Et il commença à taquiner le gland avec sa langue, à le sucer et à tripoter la colonne avec ses doigts de la manière la plus habile.

Le plaisir exprimé par le sodomisé semblait indescriptible. Il haletait, il frissonnait, ses paupières s’abaissaient, ses lèvres étaient languissantes, les nerfs de son visage tressaillaient ; il semblait, à chaque instant, prêt à s’évanouir sous l’effet d’un trop plein de sensations. Pourtant, il semblait résister au paroxysme avec force et vigueur, sachant que les Spahis avaient acquis à l’étranger l’art de rester en action pendant un certain temps. De temps à autre, sa tête tombait, comme si toutes ses forces l’abandonnaient, mais il la relevait encore, et, ouvrant les lèvres, il dit : « Quelqu’un dans ma bouche. »

Le marquis italien, qui avait ôté sa toge et ne portait qu’un collier de diamants et une paire de bas de soie noire, monta sur deux tabourets au-dessus du vieux général et s’apprêta à le satisfaire.

À la vue de ce tableau vivant[trad 1] de la concupiscence infernale, notre sang ne fit qu’un tour. Tout le monde semblait vouloir jouir de ce que ces quatre hommes ressentaient. Chaque phallus ignoré était non seulement plein de sang, mais aussi raide comme une barre de fer et douloureux dans son érection. Tous se tordaient comme s’ils étaient tourmentés par une convulsion intérieure. Moi-même, qui n’étais pas habitué à de tels spectacles, je gémissais de plaisir, excité par les baisers excitants de Teleny et par le docteur qui pressait ses lèvres sur la plante de mes pieds.

Enfin, aux poussées lascives du Spahi, à l’ardeur avec laquelle le général suçait et le marquis se faisait sucer, nous avons compris que le dernier moment était venu. Ce fut comme un choc électrique entre nous tous.

« Ils jouissent, ils jouissent ! » fut le cri qui s’éleva de toutes les lèvres.

Tous les couples s’unirent, s’embrassèrent, frottèrent leurs corps nus l’un contre l’autre, essayant les nouveaux excès que leur lubricité pouvait inventer.

Quand enfin le spahi retira son organe mou du derrière de son ami, le sodomisé tomba sans connaissance sur le sopha, tout couvert de transpiration, de sirop de dattes, de sperme et de crachats.

« Ah ! » dit le Spahi en allumant tranquillement une cigarette, « quels plaisirs peuvent être comparés à ceux des Cités de la Plaine ? Les Arabes ont raison. Ils sont nos maîtres dans cet art ; car là, si tout homme n’est pas passif dans son âge viril, il l’est toujours dans sa première jeunesse et dans sa vieillesse, quand il ne peut plus être actif. Ils savent, contrairement à nous, par une longue pratique, prolonger ce plaisir pour un temps éternel. Leurs instruments ne sont pas énormes, mais ils se gonflent dans de bonnes proportions. Ils sont habiles à accroître leur propre plaisir par la satisfaction qu’ils procurent aux autres. Ils ne vous inondent pas de sperme aqueux, ils vous aspergent de quelques gouttes épaisses qui vous brûlent comme du feu. Comme est lisse et brillante leur peau ! Quelle lave bouillonne dans leurs veines ! Ce ne sont pas des hommes, ce sont des lions, et ils rugissent avec ardeur.

« Vous avez dû en essayer beaucoup, je suppose ? »

« Beaucoup ; je me suis enrôlé pour cela, et je dois dire que je me suis bien amusé. D’ailleurs, Vicomte, votre instrument me chatouillerait agréablement, si seulement vous pouviez le garder raide assez longtemps. »

Puis, montrant une large fiole qui se trouvait sur la table, il dit : « Cette bouteille pourrait, je crois, être facilement introduite en moi, et ne me procurer que du plaisir ».

« Essaieriez-vous ? » dirent plusieurs voix.

« Pourquoi pas ? »

« Non, vous feriez mieux de ne pas le faire », dit le Dr. Charles, qui s’était glissé à mes côtés.

« Pourquoi avoir peur ? »

« C’est un crime contre la nature », dit le médecin en souriant.

« En fait, ce serait pire que la bougrerie, ce serait de la bouteillerie », dit Briancourt.

Pour toute réponse, le Spahi se jeta face contre terre sur le rebord du sopha, avec les fesses levées vers nous. Deux hommes allèrent s’asseoir de chaque côté pour qu’il puisse poser ses jambes sur leurs épaules, puis il saisit ses fesses, qui étaient aussi volumineuses que celles d’une vieille prostituée bien grasse, et les ouvrit de ses deux mains. Ce faisant, nous pûmes voir non seulement la raie de séparation sombre, l’auréole brune et les poils, mais aussi les mille rides, crêtes, ou appendices semblables à des branchies, et gonflements tout autour du trou, et à en juger par eux et par la dilatation excessive de l’anus et le relâchement du sphincter, nous pûmes comprendre que ce qu’il avait dit n’était pas de la vantardise.

« Qui aura la bonté d’humidifier et de lubrifier un peu les bords ? »

Beaucoup semblaient désireux de s’offrir ce plaisir, mais il fut attribué à un homme qui s’était modestement présenté comme un maître de langues[trad 1], « bien qu’avec ma compétence », ajouta-t-il, « je pourrais bien me qualifier de professeur dans le noble art. » C’était en effet un homme qui portait le poids d’un grand nom, non seulement de vieille lignée, jamais souillée par un sang plébéien, mais aussi célèbre à la guerre, dans l’art de la rhétorique, la littérature et la science. Il se mit à genoux devant cette masse de chair que l’on appelle généralement un cul, pointa sa langue comme une tête de lance et l’enfonça dans le trou aussi loin que possible, puis, l’aplatissant comme une spatule, il commença à répandre la salive tout autour avec la plus grande dextérité.

« Maintenant », dit-il, avec la fierté d’un artiste qui vient d’achever son œuvre, « ma tâche est accomplie. »

Une autre personne prit la bouteille et la frotta avec la graisse d’un pâté de foie gras[trad 1], puis elle commença à l’enfoncer. Au début, la bouteille ne semblait pas pouvoir entrer, mais le spahi étira les bords avec ses doigts et l’opérateur tourna et manipula la bouteille et l’a poussa lentement et régulièrement, et finalement elle commença à glisser à l’intérieur.

« Aie, aie ! » dit le Spahi en se mordant les lèvres ; « c’est serré, mais c’est enfin rentré. »

« Est-ce que je vous fais mal ? »

« Ça m’a fait un peu mal, mais maintenant c’est fini » et il se mit à gémir de plaisir.

Toutes les rides et les gonflements avaient disparu, et la chair des bords enserrait maintenant fermement la bouteille.

Le visage du spahi exprimait un mélange de douleur aiguë et de lubricité intense ; tous les nerfs de son corps semblaient tendus et frémissants, comme sous l’action d’une forte batterie ; ses yeux étaient à demi fermés, et les pupilles avaient presque disparu, ses dents serrées grinçaient, tandis que la bouteille était, petit à petit, enfoncée un peu plus loin. Son phallus, qui avait été mou et inerte quand il n’avait ressenti que de la douleur, prenait de nouveau ses pleines proportions ; alors toutes ses veines commencèrent à se gonfler, les nerfs à se raidir à l’extrême.

« Voulez-vous être embrassé ? » demanda quelqu’un, voyant que la verge tremblait.

« Merci », dit-il, je me sens assez bien comme ça.

« Comment est-ce ? »

« Une irritation aiguë et pourtant agréable de mes fesses jusqu’à mon cerveau. »

En fait, tout son corps était pris de convulsions, tandis que la bouteille entrait et sortait lentement, le déchirant et l’écartelant presque. D’un seul coup, le pénis fut fortement secoué, puis il devint turgescent et rigide, le méat s’ouvrit, une goutte étincelante de liquide incolore apparut sur les bords.

« Plus vite, plus profond, laissez-moi ressentir, laissez-moi ressentir ! »

Il se mit alors à pleurer, à rire de façon hystérique, puis à hennir comme un étalon à la vue d’une jument. Le phallus gicla quelques gouttes de sperme épais, blanc et visqueux.

« Enfoncez-la, enfoncez-la ! » gémit-il d’une voix mourante.

La main du manipulateur était convulsée. Il secoua fortement le flacon.

Nous étions tous à bout souffle d’excitation, voyant le plaisir intense qu’éprouvait le spahi, quand tout à coup, au milieu du silence parfait qui suivait chacun des gémissements du soldat, un léger frémissement se fit entendre, auquel succéda aussitôt un grand cri de douleur et de terreur de la part de l’homme prostré, d’horreur de la part de l’autre homme. La bouteille s’était brisée ; le goulot et des éclats en étaient sortis, lacérant toutes les chairs au passage, l’autre partie resta engloutie dans l’anus.

  1. a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k et l Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource, Othello, acte II, scène VI, trad. Alfred de Vigny, éd. Le Vavasseur 1868. Vigny traduit par : “Vertu ? fausse monnaie”.
  2. Note de Wikisource, cf. Laurence Sterne, A sentimental journey through France and Italy, vol I, éd. London, 1769. Trad. Voyage sentimental, éd. Bastien, 1803 p. 154 Voyage sentimental.
  3. Note de Wikisource. Pour la traduction de “sowing my wild oats” cf. expressio.fr.
  4. Note de Wikisource. Personnage des contes de Canterbury de Geoffreoy Chaucer, prologue.
  5. Note de Wikisource. Certaines éditions ultérieures insèrent un paragraphe après celui-ci : « But it was only a friend, making some trivial request. », en français : « Mais c’était seulement un ami qui me fit une demande triviale. » (cf éd. Gay sunshin press, 1984 (IA, p. 123).
  6. Note de Wikisource. Huile essentielle de rose.
  7. Note de Wikisource. En allemand dans le texte : « double ».
  8. Note de Wikisource. Salle de repos, foyer des artistes.
  9. Note de Wikisource. Cf. Œuvres complètes de Voltaire, éd. Garnier, 1877 Zadig, p. 39. sur wikisource
  10. Note de Wikisource. “leetle” en italique dans le texte original, variante vulgaire ou humoristique de “little”.