Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 734-738).

CHAPITRE XI

à propos d’une ombre redoutable et de quelques malédictions.


Les jours heureux de la lune de miel passés, Donald, pour assurer le pain quotidien, dut travailler sans relâche, mais la belle confiance commençait à défaillir dans son cœur et il travaillait désormais avec une croissante anxiété. Sa jeune femme le regardait inquiète, cherchant sur le visage de son mari cette assurance qui la faisait si forte et elle frissonnait de le voir si soucieux.

Un jour, assise sur les genoux de Donald, la tête inclinée sur lui, Donald fut surpris de voir qu’elle ne répondait pas à une question qu’il venait de lui poser. Il la répéta, mais, ne recevant pas de réponse, il se pencha sur elle, la palpant de ses mains et, tout d’un coup, il cria à Caleb de venir. Ella s’était complètement évanouie.

Donald la souleva dans ses bras et la porta dans sa chambre. Caleb en hâte prit son chapeau pour aller chercher un docteur.

Elle avait repris connaissance quand ils rentrèrent et elle leur dit en riant qu’elle était rétablie. Le docteur prit la chose légèrement, parla d’un changement de vie nécessaire, d’air, d’une alimentation fortifiante et promit de revenir le matin suivant. Mais Ella, le lendemain, dit à Donald qu’elle se sentait très fatiguée et ne pourrait pas se lever.

Donald quitta la chambre, regarda son déjeuner sans le toucher, essaya de fumer et attendit avec impatience la venue de Taterley.

Caleb arriva de bonne heure, avec une crainte étrange dans les yeux.

— Est-elle mieux ? demanda-t-il à voix basse.

Donald, qui s’occupait de sa pipe, ne leva pas les yeux et répondit :

— Je le pense, je l’espère, elle dort, elle dit qu’elle est très fatiguée.

Caleb ne voulait pas manger. Il lui semblait que si Donald savait qui il était, il voudrait le battre et le maudire.

Le docteur ne manqua pas de venir. C’était un brave homme, très gai. Il hocha la tête vivement et entra dans la chambre avec Donald. Caleb écoutait de toutes ses oreilles. Le son des voix lui parvenait et il pouvait même entendre un petit rire vague. Les deux hommes reparurent, le docteur donnant quelques instructions sur le seuil de la porte. Puis, il prit, dans l’atelier, son chapeau et ses gants.

— Est-ce qu’elle sort beaucoup, demanda-t-il ? en se tournant vers Donald.

— Très peu, répondit celui-ci.

— Ah ! faites-la sortir le plus possible. Elle n’est pas forte, dit-il. Sortez-la. amusez-la, une soirée au théâtre de temps en temps. Mieux encore, menez-la à la campagne, au milieu des fleurs et des oiseaux. Il ne faut pas enfermer ainsi une si jolie petite créature. Et nourrissez-la bien. Du vin, et tout ce qui lui plaira.

— Oui, dit Donald d’une voix sourde, sans presque le regarder.

— Je repasserai, dit le docteur en mettant ses gants, afin de voir comment elle va. Mes remèdes ne lui feront pas grand bien, mais menez-la sous le ciel bleu, elle redeviendra vite gaie et bien portante. Bonjour.

Donald resta pendant un moment dans la même attitude, après le départ du médecin, puis il se tourna vers Caleb d’un geste las.

— L’entendez-vous, Taterley, entendez-vous ce qu’il dit ? L’emmener vers le ciel bleu et lui donner tout ce qu’elle désire. Mon Dieu, si je le pouvais !

Caleb se détourna. Il s’enfonçait les ongles dans ses mains.

Le jeune homme continua :

— J’ai tout essayé… Il me semble, parfois ; que je suis une brute, un lâche de l’avoir épousée.

Il rentra dans la chambre pour voir Ella, mais il en ressortit aussitôt pour dire à Caleb qu’elle le demandait.

Caleb entra à pas légers, le dos courbé. Elle le fit s’asseoir à côté d’elle et lui prit la main.

— Mon Dieu ! que vous avez l’air troublé, mon cher Taterley, dit-elle. Ne vous tourmentez pas, je vais guérir bientôt et je redeviendrai forte. Je suis sans doute une petite sotte, mais quand je pense à mon pauvre Donald qui travaille tant et qui se fait tant de mauvais sang pour moi, oh ! Taterley, il me semble que je vais pleurer.

Elle tourna son visage vers Taterley et ses larmes coulèrent.

Taterley, posant sa main sur la tête d’Ella, fit de son mieux pour apaiser son chagrin. Ella, pressant cette main contre sa joue, y posa ses lèvres.

Enfin, Ella se leva au bout de quelques jours, elle sortit de sa chambre, souriante et pâle, et vint regarder Donald travailler. Mais elle dut venir se recoucher, après avoir avoué à Caleb qu’elle ne se sentait pas encore bien forte ; mais qu’elle espérait se relever de nouveau le lendemain.

Donald et Caleb, sans se l’avouer l’un à l’autre, vivaient de longues journées de pain et de fromage, faisant un grand bruit d’assiette et de fourchette pour la tromper et pouvoir lui acheter ce qu’ordonnait le médecin, instants de bonheur qu’ils eurent durant cette lugubre période furent dûs au succès de cette petite supercherie.

Donald travaillait avec fureur. Il courait à droite et à gauche avec ses tableaux, dans l’espoir d’en tirer quelque argent. Le docteur vit l’impuissance de leurs efforts et perdit patience.

Un jour, Caleb était assis près d’Ella, il lui tenait silencieusement la main :

— Vous me trouvez très bête, sans doute, dit-elle très bas, mais quand je suis couchée là, je pense, je pense, je pense. J’ai le temps de penser, Taterley, et je pense tout le temps à Donald, à mon Donald.

— Il n’y a rien de bête à cela, reprit Taterley.

— Non, mais ce sont des pensées bêtes que j’ai. Je pense, quelquefois, cher Taterley, que je ne me rétablirai jamais et, alors, sa voix trembla. Supposons-le, que deviendrait mon mari s’il était tout seul au monde ?

Elle cacha son visage dans les bras de Taterley et il la sentit trembler des pieds à la tête. Il restait assis, immobile, pâle, effaré, regardant droit devant lui.

— Je n’ai pas peur, Taterley, dit-elle, mais je me sens de plus en plus faible. Écoutez, je ne le lui dis jamais, mais je donnerais… je ne sais pas ce que je donnerais pour m’en aller loin de cette triste chambre, loin des rues sombres. Ne me trouvez-vous pas bien égoïste ?

— Ah ! non, Dieu sait que vous ne l’êtes pas, ma chère enfant, dit Taterley d’une voix enrouée par l’émotion.

— Nous devrions être si heureux ! Nous avons été si heureux, continua-t-elle. Ça a été comme un conte de fée, malgré toutes nos misères. Seulement, je m’effraie, parfois, le monde me semble dur et nous sommes jeunes et bien désarmés, Taterley. Je veux guérir et vivre, pour l’amour de mon Donald.

— Chut ! Chut ! pour l’amour de Dieu, ma petite enfant, dit Taterley en se jetant à genoux à côté d’elle et en se couvrant le visage de ses mains tremblantes.

— Là, là, je vous ai effrayé, dit Ella avec un petit rire faible, en passant sa main légère sur la tête de Taterley. Vous êtes tous deux si bons pour moi, vous m’aimez tant, vous et Donald, que je m’en veux d’être là inutile, à vous tracasser. Mais tout s’arrangera, Taterley, mon cher, n’est-ce pas ? tout s’arrangera.

Elle prit le vieux visage de Taterley dans ses mains et lui sourit. Il y avait dans sa voix un petit accent de doute qui serra le cœur de Taterley.

— Oui, tout doit s’arranger bientôt, dit-il à voix basse.

Caleb Fry se promena dans les rues pendant toute la journée. Il avait faim, il était harassé, mille pensées contraires se présentaient à lui, incessantes, se succédant obsédantes, pour revenir sans cesse dans sa hantise.

— Les voir heureux, sans tracas, pensait-il. Savoir qu’aucun malheur ne peut les atteindre. Leur rendre ce qu’ils auraient dû avoir.

Et, maintenant, pour tout cela, il est trop tard ! Caleb s’arrêta et hocha la tête.

Qui le croirait, qui comprendrait les motifs de son silence ? Et eux, voudraient-ils accepter quelque chose de ce Caleb Fry ? Non, tout ce qui peut être fait doit l’être par Taterley. Qu’aurait fait Taterley ?

Cette éternelle question le rappela à lui-même. Il revint à l’atelier, plongé dans ses profondes réflexions, mais d’un pas plus décidé. Taterley était un être irresponsable, qui ne pouvait agir que par impulsion : Caleb sourit à cette pensée.

Il resta assis en compagnie de Donald, dans l’obscurité, causant à voix basse, le jeune homme presque inconscient, avouant tout le trouble de son âme.

— Ce spectacle me tue de la voir étendue là, si douce, si tendre, si brave, sachant que je ne puis rien. J’ai autant d’audace et de fermeté que les autres hommes, mais devant elle, Taterley, je commence à perdre courage.

— Non, non, il ne faut pas dire cela, fit Taterley en tendant la main vers lui. Donald prit cette main et la tint serrée dans la sienne.

— Je ne puis m’empêcher de penser quelquefois, continua le jeune homme, combien tout eût été différent, si mon oncle avait tenu ses promesses. Je n’ai peut-être pas le droit de le dire ; sans doute, je ne devrais dépendre que de moi-même, mais je ne puis m’empêcher de me souvenir qu’il a aussi ruiné le père d’Ella et l’a laissée sans ressources.

Il se leva, se promena dans la pièce, parlant à mi-voix pour ne pas réveiller Ella.

— Je me demande s’il est possible que votre misérable vieux maître sache ce que nous savons, qu’il sache tout ce que nous avons souffert. Caleb était immobile, respirant à peine.

— Je crois qu’il doit le savoir et il le regrette peut-être.

— Pas lui, dit Donald amèrement. Je ne puis croire qu’il regrette quelque chose. Pour moi, ça me serait égal, je trouverais bien toujours une croûte à me mettre sous la dent, mais c’est à Ella que je pense. Croyez-vous, Taterley, dites-moi, croyez-vous honnêtement que j’ai bien fait d’épouser Ella ? N’aurait-il pas été mieux de la laisser aller de son côté, peut-être, qui sait ? Elle aurait épousé un autre homme, qui l’aurait… Oh ! non, je n’y puis penser. Il fallait que nous nous aimions, Taterley, c’était écrit, j’en suis certain.

Donald s’assit et le silence se fit dans la petite pièce.

— Je ne puis m’empêcher de penser à l’oncle Caleb, reprit bientôt Donald. Je me souviens que ma mère me parlait de lui, je n’étais qu’un enfant à cette époque, mais elle me parlait souvent de lui, elle avait confiance en lui. Voulez-vous bien que je vous en parle, Taterley ? dit-il. Je me souviens, mon pauvre vieux, vous m’avez dit que vous l’avez aimée.

— J’aime à vous en entendre parler, répondit Taterley.

— Elle m’en parlait toujours comme d’un homme rempli d’amertume, mais qui valait mieux et qui était plus doux qu’on ne le pensait. Je ne puis m’expliquer ceci, sinon en me disant qu’une femme aussi bonne découvre toujours des qualités dans un être à qui elle garde son affection, si mauvais soit-il, sans doute. Eh bien ! n’en parlons plus, Taterley, il est mort ! ce n’est pas bien d’en parler et il a fait quelque chose de bon dans sa vie, il a laissé Taterley derrière lui, cher Taterley !

Caleb était assis inerte, faisant à peine attention à ce que lui disait son interlocuteur. Toutes les pensées tumultueuses qui l’avaient agité ce jour-là lui revenaient à l’esprit, avec la vision du cousin Hector tout occupé à boire sans cesse, devant les yeux.

— Je ne suis pas un paresseux et je n’ai pas envie de vivre aux crochets des autres, Taterley, mais j’ai pensé aujourd’hui comme ce serait splendide si… mais à quoi bon raconter ces rêves stupides ?

Il s’arrêta avec un rire bref.

— Oui, dites-moi ce que vous avez pensé, dit Taterley en se penchant vers lui,

— Eh bien, je pensais si tout à coup on frappait à ma porte et qu’on entrât. Oh ! c’est une bêtise. Oui, qu’on entrât et que ce soit un avoué qui entre, qu’un parent inconnu et généreux, dont nous n’avons jamais entendu parler, nous laissât une grande fortune, que nous n’eussions jamais plus le souci de notre pain de chaque jour ! que nous n’eussions plus qu’à travailler pour l’amour du travail et que nous n’eussions plus qu’une occupation : être heureux ! Alors, Taterley, alors, je l’emmènerais loin de cet affreux Londres, je verrais la gaieté revenir dans ses yeux, les couleurs reparaître sur ses joues et la joie dans sa voix ! et… Mais à quoi bon parler de ça, je suis fou de faire ces rêves. J’ai perdu tout espoir, Taterley.

— Mais il ne le faut pas, mon garçon, vous ne le devez pas. Pensez à elle, fixez votre esprit sur elle, pensez à celle qui sera heureuse, riche et gaie ! Tout s’arrangera, il faut que tout s’arrange. Voyez, Taterley a bien vu ce qu’il fallait faire, ne croyez-vous pas qu’il a eu raison ?

— Pardieu ! Taterley, vous me donnez du cœur ! s’écria Donald. Quel misérable je fais de me laisser aller ainsi ! Pensez combien de jeunes gens seraient heureux d’être à ma place, même dans ma misère, pour pouvoir être son mari.

Il s’arrêta, sa voix s’était radoucie.

— Ma petite femme ! dit-il.

Caleb se leva vivement et, cherchant autour de lui son chapeau, il dit :

— Il faut que je sorte, puis-je la voir auparavant ?

— Sans doute, Taterley ; elle dort, je crois. J’allume une bougie.

Il fit flamber l’allumette et leurs deux visages brillèrent dans la flamme. Caleb prit la bougie sur la table.

— Je veux seulement regarder la petite dame un moment, dit-il. Donald lui fit signé de la main et le vieillard entra dans la chambre.

Elle dormait paisiblement, se cachant la joue d’une main. Il resta un moment à la regarder, ses lèvres s’agitaient, bien qu’il n’articulât pas un mot. Quelque chose de brillant remplit ses yeux et glissa le long de ses vieilles joues ridées. Il quitta sans bruit la pièce et posa sa bougie.

— Bonsoir ! dit-il à Donald sans lever les yeux et en frottant son vieux chapeau.

— Bonsoir, Taterley ! dit Donald.

Il alla vers la porte, l’ouvrit et revint :

— Bonsoir ! répéta-t-il en tendant timidement la main.

Donald se tourna rapidement, vit la main et la serra en rougissant.

— Bonsoir, cher vieux Taterley, dit-il, bonsoir !

Caleb regarda encore tout autour de lui et s’en fut dans la nuit.