Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 728-734).

CHAPITRE X

À propos d’une affaire de ménage, d’un philosophe et d’une jeune fille abandonnée.


La plus importante métamorphose du caractère de Caleb, le vieillard l’avait due à l’influence d’Ella. Toute sa vie, il s’était figuré le monde comme un enfer plein de coupe-gorges, où l’on ne pouvait rien obtenir qu’en payant, il avait cru que tous les plus beaux sentiments dont se vantaient les hommes étaient autant de duperies déguisées et n’ayant qu’un objet, servir aux circonstances.

Mais cette tendre et douce jeune fille était entrée dans sa vie.

Selon cette cynique appréciation de l’humanité aux yeux de Caleb, que la charmante Ella ait pu tolérer auprès d’elle un homme malheureux, qui devait être un fardeau pour ceux auxquels il s’attachait, voilà qui était déjà inouï, mais qu’elle pût lui témoigner une affection véritable, née de la gratitude de son cœur, cela dépassait tout.

Que sa pauvreté et sa dépendance fissent de lui un objet de mépris, il l’aurait bien compris ; mais qu’un être humain pût s’attacher à lui par la plus forte, la plus tendre pitié, à cause de sa misère, cela venait bouleverser son sinistre critérium d’antan.

Une profonde reconnaissance grandissait dans son cœur pour Ella, depuis la mort de Taterley, en même temps, qu’une surprise émue lui venait à sentir dans sa vie une si soudaine et si pure présence.

Il ne pensait qu’à profiter des instants où elle n’était pas là, afin de faire en son absence toutes les petites choses qui pouvaient l’aider ou lui être agréables.

Il semblait à Caleb qu’il ne pourrait jamais étudier suffisamment le merveilleux mystère d’amour, dont le charme remplissait ces deux pièces où ils vivaient et qui transformait leur aspect sordide.

Donald et sa femme travaillaient courageusement, car Ella rapportait un peu d’argent, elle aussi, en peignant des menus et de petits tableaux. Mais ils accomplissaient leur tâche ainsi que de bons enfants sages, en s’amusant, en levant les yeux de temps à autre pour se lancer de petits regards d’encouragement, puis ils se remettaient à leur besogne avec une force nouvelle.

Les deux jeunes gens aimaient Taterley et ils étaient attachés à lui. Pourtant, tout ce que Taterley avait fait récemment et la métamorphose de Caleb qui avait pris le nom et la place du vieux domestique, son retour au bien par ce chemin détourné, si mystérieux, cela, Donald et Ella pourraient-ils le comprendre ?…

Alors même qu’ils seraient en proie à la plus grande détresse, il était bien douteux que les deux jeunes gens pussent jamais accepter quelque chose de lui, Caleb, découvert sous le faux Taterley. En face de cette suggestion redoutable, il continuait à se taire.

Ils avaient insisté pour qu’il prît ses repas avec eux : il s’était d’abord vivement opposé à cette combinaison, puis il y avait enfin consenti, dans l’espoir de pouvoir leur être utile plus tard. Et c’est ainsi qu’il continua d’agir, durant quelque temps, tout à fait comme Taterley.

Un après-midi que Donald était sorti pour affaire, Caleb entendit frapper et le cousin Hector entra en souriant. Il s’arrêta en se penchant en avant et salua Ella qui avait quitté son travail. Caleb était près de la fenêtre et le visiteur le regarda avec surprise.

— Je vous prie de pardonner ma brusque intrusion, dit le cousin Hector avec son plus aimable sourire. J’espérais bien trouver ici mon jeune ami Donald, je ne m’attendais guère à trouver la beauté régnant ici en maîtresse.

— J’attends Donald dans très peu de temps, dit Ella en regardant le cousin Hector avec un peu d’inquiétude et en jetant un coup d’œil vers Caleb. Vous êtes M. Hector Krudar, je crois, dit-elle, et il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés, ajouta-t-elle. Voulez-vous attendre Donald ?

Le cousin Hector s’assit avec une grâce pleine de mélancolie. Cette attitude lui semblant convenable, en présence du vice et des dissipations, pour montrer qu’il réprouvait le spectacle de tels déportements avec un regret inexprimable. Caleb, qui était près de la fenêtre, ne le perdait pas de vue un seul instant.

— Oui, nous nous sommes rencontrés, et je n’espérais pas avoir le plaisir de vous revoir. Vous voyez beaucoup mon jeune ami Donald ?

Il semblait parler avec l’hésitation naturelle qu’on a en abordant un bien pénible sujet.

Ella le regarda en fronçant légèrement le sourcil.

— Donald est là presque toute la journée, dit-elle.

Il hocha la tête et tapa discrètement le bord de son chapeau de sa main, pendant qu’il regardait Ella en inclinant la tête. Puis, se ressaisissant, il commença :

— J’allais justement vous dire, miss… miss… Oh ! vraiment j’ai été assez malappris pour oublier votre nom.

— Je m’appelais miss Tarraut, dit Ella avec fierté pendant que son visage se colorait, quand vous m’avez rencontrée ici pour la dernière fois, maintenant je suis Mrs. Donald Brett.

Du côté de la fenêtre on entendit un rire étouffé, mais le visage de Caleb conservait une expression imperturbable.

Le cousin Hector laissa retomber son chapeau et resta là, la bouche entr’ouverte. Il revint bientôt à la situation et, se levant, il tendit la main à Ella avec un sourire.

— Ma parole ! je suis charmé de l’apprendre. Je ne suis rien au monde, si je ne suis pas un honnête homme et je répète que je suis charmé. Mon jeune ami Donald est heureux d’avoir découvert une aussi charmante compagne de si bonne heure dans sa vie. Cela est bien fait pour remplir d’envie un vieux garçon solitaire comme moi.

— Vous êtes bien bon de me le dire, M. Krudar, dit Ella d’un ton dubitatif, comme si elle n’était pas certaine de la sincérité du cousin Hector.

— Pas du tout, pas du tout, fit le cousin Hector avec aisance. Vous avez tous deux mes souhaits les plus sincères pour votre bonheur. Il secoua la tête à plusieurs reprises. Le petit animal ! s’écria-t-il. Penser qu’il s’est tu ! Il faut que je parle à l’ami Donald, il le faut.

Et se rasseyant, il condescendit à regarder de nouveau Caleb.

— Ah ! Taterley, dit-il en lui faisant un signe de sa main gantée. Comment allez-vous, Taterley ? Vous avez pris du service dans un autre bateau ? Quel indépendant coquin vous êtes.

Caleb sentait la colère lui venir, mais il parvint à répondre avec calme :

— Pas encore.

— Ah ! vous vivez de vos rentes, je suppose, demanda le cousin Hector avec un air indifférent. Très agréable.

— Taterley est avec nous, à présent, dit tranquillement Ella en jetant les yeux de l’un à l’autre des deux hommes.

— Et vous le trouvez sans doute un excellent domestique, demanda le cousin Hector en retirant ses gants et en les laissant tomber dans son chapeau.

— Nous n’avons pas de domestique, dit-elle avec une certaine crânerie. Taterley est ici comme ami, notre très bon ami.

Elle jetait un aimable sourire à Caleb en parlant.

Caleb gardait le silence, il sentait son cœur s’élancer vers Ella.

— Vraiment, dit Hector en haussant les épaules, c’est un très intéressant intérieur ! Très intéressant !

Très fière de sa position nouvelle, Ella commença à préparer le thé, avec l’aide de Caleb. Le cousin Hector regardait ravi et suivait leurs mouvements avec le plus vif intérêt.

— Je suis vraiment heureux d’être venu rendre visite à mon jeune ami Donald, dit-il en s’adossant à sa chaise, le tête gravement inclinée de côté, J’étais venu faire la causette avec un garçon célibataire, je me trouve reçu par une charmante et jolie dame que j’ai l’honneur d’avoir pour parente. De telles surprises sont le soleil et la musique de la vie.

Le visage et l’attitude du cousin Hector prirent une expression de respect rêveur.

Ella, d’ailleurs, ne faisait aucune attention à ses manières fashionnables. Habituée qu’elle était à la sincérité, le ton hypocrite de la voix du cousin Hector lui portait sur les nerfs et ce lui était un grand soulagement d’avoir Taterley auprès d’elle.

— Et je pense que notre ami Donald est en pleine prospérité, sans nul doute, dit-il bientôt en sirotant son thé.

— Donald travaille beaucoup, reprit-elle.

— Ça ne veut pas dire nécessairement qu’il réussisse, fit Hector avec un sourire discret. La fortune est injuste dans la distribution de ses faveurs : elle est sourde à l’homme qui la supplie le plus. Je n’ai ni supplié, ni adoré la Fortune. Je ne suis rien, si je ne suis pas un honnête homme et je répète que je n’ai pas cherché la fortune, mais elle est venue à moi les mains pleines. Ainsi va le monde.

— Nous avons été très heureux d’apprendre votre bonne chance, dit Ella. Il secoua la tête d’un air de reproche et dit :

— Voyons ! soyez franche avec moi. N’avez-vous pas le sentiment que cet argent aurait dû vous échoir et que je suis un affreux accapareur qui détient votre bien ? Soyez franche, je vous en prie.

Elle se mit à rire d’un air confus et dit :

— Vraiment, je suis sûre que je n’ai jamais vu les choses sous ce jour-là, M. Krudar. L’oncle de Donald avait le droit de disposer de son argent, personne n’avait rien à y voir. Nous n’avons pas encore pensé à vous porter envie, ajouta-t-elle en souriant.

— Ah ! mais je crains bien que cela ne puisse vous arriver avec le temps, ajouta-t-il. Enlever à une souveraine la richesse qui lui était destinée, c’est un vrai crime !

Il baissa les yeux et la voix et ramassa ses pieds sous sa chaise, en s’y laissant glisser.

— Oh ! je vous assure que nous n’y avons pas pensé, M. Krudar, Pour nous, ce qui est fait est fait.

— Cependant, je vous assure que… reprit le cousin Hector, mais Caleb l’interrompit.

— Ce n’est pas très généreux, je trouve, M. Hector Krudar, de parler ainsi de votre fortune. Ne pouvez-vous pas considérer la chose pour un fait accompli ?

Le cousin Hector se retourna raide sur sa chaise, dévisageant son interlocuteur.

— Mon cher ami, dit-il lentement, avec une grande affabilité, il me semble que vous oubliez votre position ici, si j’ose le dire, je parlais à Mrs. Brett.

— Exactement, dit Caleb sèchement. Mais un gentleman ne parle pas d’argent à une dame. Cette dame a la bonté de m’appeler son ami, laissez-moi jouer le rôle d’ami et vous prier de lui parler d’autre chose que de ce misérable argent.

— Taterley ! s’écria Ella toute effarée.

— My dear Mrs. Brett. À propos, cette appellation me paraît bien cérémonieuse pour une aussi charmante parente. Laissez-moi vous supplier de ne pas faire attention aux remarques malséantes de ce vieillard. Il vous a évidemment forcés à le recevoir, comme il a tenté de le faire avec moi et il en prend un peu trop à son aise.

Le cousin Hector changea de sujet d’un air indifférent et s’appuya sur sa chaise, croisant élégamment ses jambes l’une sur l’autre.

Caleb s’avança d’un air irrité. Un rapide geste de la jeune femme lui imposa un moment silence et Caleb revint à la fenêtre.

— Il n’est guère nécessaire de parler de cela, dit Ella toute émue. Je suis fâchée que vous ayez à attendre Donald, il a été retenu plus tard qu’il ne le pensait, sans doute.

— Je ne puis le regretter, vraiment, reprit le cousin Hector… Autant que j’estime mon jeune ami, je suis forcé d’admettre que je…

— Voici Donald, s’écria Ella en s’élançant vers la porte et en l’ouvrant. Mais la porte grande ouverte, elle se recula désappointée.

— Je… je vous demande pardon, dit-elle à quelqu’un qui était dehors — quelqu’un qui entra d’un petit pas juvénile et saccadé et regarda tout autour dans la pièce.

Le cousin Hector murmura :

— Tiens ! l’adorable Milly. Et il resta assis silencieux.

— Oh ! je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris de venir ici de cette façon, sans cérémonie, dit Miss Prynne en ricanant, en rentrant sa tête dans les épaules. C’est très inconvenant et j’allais me sauver quand vous avez ouvert la porte, j’avais une envie folle de voir ce cher garçon qui est vraiment un parent à moi.

Elle aperçut le cousin Hector et se mit à rire de nouveau en le regardant avec une timidité affectée.

— Et voilà encore un affreux homme prêt à se moquer de moi. Le cousin Hector parut se réveiller aux réalités et se leva, saluant l’ « adorable Milly ».

— Si j’ose croire que vous faites allusion à moi, dit-il avec un air d’ interrogation, je proteste de toutes mes forces, car vous me faites grand tort. Je suis incapable de rire de vous. Soupirer pour vous, serait le terme plus juste, Miss Prynne.

Cette dernière rentra de nouveau sa tête entre ses épaules et lui fit un petit geste menaçant du doigt.

— Permettez-moi de faire les honneurs, dit le cousin Hector. Laissez-moi vous présenter Mrs. Donald Brett, la charmante compagne, dans cette vallée de larmes, de notre intéressant et jeune ami Donald. Voici, Mrs. Brett, c’est la toujours adorable Miss Milly Prynne.

Miss Prynne fit un geste d’étonnement.

— Marié ! s’écria-t-elle, vraiment, je ne m’en doutais pas. Oh ! vraiment ! il faut que je vous embrasse. Elle s’élança vers Ella qui se soumit poliment à ses caresses. Et vous vivez ici, dans cet endroit délicieux, d’une façon romantique, d’eau fraîche et… oh ! je n’ose prononcer l’autre mot, dit-elle en regardant de nouveau le cousin Hector. Vous ne vous doutez pas, ma cousine, à quel état de malice vous avez à faire. Jamais je ne suis tranquille près de lui.

Le cousin Hector protestait silencieusement, mais paraissait assez satisfait.

Sur ce, Miss Prynne se mit à faire le tour de la pièce, poussant de temps à autre des cris de joie et dérangeant tout, avec sa turbulence, en jetant des regards vers le cousin Hector, lequel faisait tous ses effort pour produire une impression sur Ella.

Caleb, près de la fenêtre, les regardait d’un air sombre. Ella lui jetait, de temps à autre, des regards désolés.

Miss Prynne poussa un dernier petit cri de désolation en regardant l’horloge.

— Mon Dieu ! je ne pensais pas qu’il fût si tard, je suis restée ici terriblement longtemps, pourquoi ne me l’a-t-on pas rappelé ? Je suis si affreusement oublieuse et étourdie, oui vraiment !

— Pour ma part, je n’aurais pas voulu dire un mot pour vous chasser, murmura le cousin Hector.

Miss Prynne lui adressa un autre petit sourire mutin, tendit la main au cousin Hector, puis revint de nouveau en courant.

— Oh ! vraiment, je ne puis aller si loin toute seule, je sors si rarement seule, ou je me perdrais, ou bien il m’arrivera d’horribles aventures.

Elle frissonna en jetant les yeux vers le cousin Hector. Ce gentleman prit une physionomie désolée.

— Il faut vraiment que je reste pour voir notre cher ami Donald, je l’ai attendu depuis trop longtemps, dit-il avec un profond soupir de regret. C’est vraiment très grossier de ma part, mais… mais je suis sûr que vous vous débrouillerez très bien toute seule, miss Prynne.

Il regarda Ella puis Caleb. Une idée subite lui était venue.

— Ou bien notre ami Taterley sera très heureux de vous accompagner. C’est un garçon très fidèle, Taterley, et très discret, ajouta-t-il plus bas. Alors, je pourrai finir mon intéressante petite causerie avec cette chère Mrs. Brett.

Caleb répondit enfin avec un accent inimitable :

— Je suis au regret, dit-il, mais je dois attendre M. Brett. D’ailleurs, je ne puis jamais sortir à cette heure-ci.

— Oh ! je suis bien certain que M. Brett ne vous en voudra nullement si vous sortez, reprit Hector avec une belle assurance. Vous pouvez laisser Mrs. Brett seule chez elle, voyons !

— Est-ce que vous ne pouvez pas la ramener vous-même ? répliqua Caleb.

Il s’était rapproché de la table et le cousin Hector se tourna vers lui.

— Ramenez cette adorable créature chez elle, Taterley. Faites ce que je vous dis.

Caleb regarda bien en face le cousin Hector, puis il lui lança :

— Allez au Diable !

Puis il lui tourna le dos.

Le cousin Hector le regarda avec un sourire grimaçant et, se tournant vers les femmes qui attendaient l’issue de cette scène :

— Devant l’appel de la beauté, je suis toujours prêt à m’incliner, dit-il.

Il attendait un geste d’Ella pour le retenir, mais celle-ci se contenta de lui tendre la main.

— Au revoir, M. Krudar, dit-elle.

Il lui retint la main un moment dans les siennes.

— J’espère que nous nous reverrons tôt, bientôt, dit-il. Rappelez-moi au souvenir de ce cher garçon.

— Venez-vous, cher ami Krudar ? s’écria miss Prynne sur le seuil.

Le cousin Hector la regarda un instant, puis ses yeux se tournèrent vers Caleb et il suivit « l’adorable Milly » avec toute la galante sollicitude dont il était capable.