Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 720-725).

CHAPITRE VIII

De certaines rues enchantées. — D’une histoire merveilleuse et d’une église.


Quoique Caleb Fry n’eût pas un rôle actif dans cette aventure d’amour dont les péripéties se déroulaient devant lui, nous pouvons affirmer qu’il l’observait de près et que, jetant au vent tout sentiment terre à terre, comme l’eût fait le véritable Taterley, il observait les amoureux avec la plus profonde sympathie et un espoir grandissant.

Ils étaient si jeunes et ils venaient l’un vers l’autre avec un élan si sincère et si candide !

Le monde dur et égoïste semblait être bien loin de leurs pensées et ils n’entendaient pas ses grondements hostiles.

Caleb les contemplait avec une sorte de vénération. Ce qu’il voyait ressemblait si peu à ce qu’il avait vu ou rêvé jusque-là, qu’il ne savait comment les juger ni quelle règle de vie leur appliquer.

Ils se rencontraient souvent avec ce sentiment toujours renaissant dans leur cœur qu’ils ne pourraient pas être séparés plus longtemps.

Un soir d’été, Donald attendait dans une rue voisine de l’école d’art que suivait toujours la jeune fille. Il se promenait de long en large, surveillant la porte qui s’ouvrait de temps à autre pour laisser passer des étudiants peu intéressants et permettait d’entrevoir l’intérieur. Il se demandait jalousement à qui elle pouvait bien parler et quel était l’être assez hardi pour oser jeter les yeux sur elle.

Elle apparut enfin, encadrée dans le seuil sombre et cherchant du regard dans la rue. Donald était sur le trottoir opposé, son cœur battait à tout rompre.

Elle ramassa quelques paquets qu’elle avait dans les bras et se mit en route, après avoir jeté un coup d’œil derrière elle. En une seconde, il était de l’autre côté de la rue, à côté d’elle. Elle se retourna et le regarda avec une expression si pudique et si joyeuse que, dans l’instant, toute parole semblait bien inutile. Elle venait de penser justement à l’ennui de rentrer seule chez elle et, soudain, l’être qui était tout pour elle venait de se montrer, embellissant tout par sa seule présence. L’univers chantait dans son cœur.

Elle tourna vers lui ses yeux innocents.

— Oui ! j’ai pensé à vous. Ah ! Ella, vous savez ce que je veux dire. Aucun des poètes de la terre entière ne pourrait vous dire tout ce que je veux vous dire ce soir, ce que j’ai envie de vous dire depuis que je vous ai rencontrée. Jamais un peintre n’a peint un visage pareil au vôtre. Aucune musique n’est comparable à celle de votre voix. Vous êtes le monde entier pour moi, mon monde à moi, du moins, ma chère. Quand je me réveille le matin, c’est avec votre pensée que je commence ma journée. Quand je m’endors le soir, je vous vois au moment où mes yeux se ferment. Je vous aime… je vous aime !

Elle ne se détourna pas de Donald avec une modestie affectée, mais, avec un geste charmant, elle passa sa main sous le bras de Donald et posa sa joue si douce contre sa manche, comme en une caresse naturelle.

— Sans doute, je crains bien que vous ne puissiez pas attacher grande importance à ma personne, je ne m’y attends pas, continua-t-il tout hésitant. Je ne suis que votre bon ami et je…

— En êtes-vous bien sûr, Donald ?

Il se tourna vers elle tout d’un coup, la regardant en plein dans les yeux, dans la rue devenue sombre, et il lui dit tout bas, en riant de joie :

— Ma chérie, non, je ne suis sûr de rien, je voudrais… je voudrais pouvoir penser que…

— Cher Donald, dit-elle d’une voix suppliante, vous ne vous moquez pas de moi ?

— Me moquer de vous ? Ma chérie… je…

— Eh bien ! écoutez-moi. Oh ! faut-il le dire, Donald ?

Elle fronçait son petit front, toute perplexe, et regardait Donald avec une flamme brillante au fond de ses yeux.

— Oui, je veux vous entendre, dit-il.

Ils se trouvaient dans une rue tranquille.

Donald s’approcha de la jeune fille, dont les petites mains serrées étaient perdues dans celles de son amoureux et lui ne voyait rien que les yeux de sa bien-aimée.

— Je vous aime, Donald, je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme. Ah ! Donald, jamais je ne serai lasse de vous aimer.

Et elle inclina son visage sur les mains de Donald qu’elle baisa en se cachant le visage, pendant qu’il se penchait sur ses cheveux.

Ils avaient tant de choses à se dire et de si nouvelles ! Et, quand enfin ils arrivèrent dans la rue où demeurait Ella et que Donald dut la quitter, il la prit dans ses bras au milieu de l’ombre amicale et la serra comme si jamais il n’eût voulu se séparer de son amie.

Alors, le besoin de narrer à un confident la surprenante aventure qui venait de lui arriver, saisit Donald, et il s’élança chez lui pour y retrouver Taterley. Caleb s’était endormi, accoudé sur la table, je menton dans ses mains, la tête vacillant à droite et à gauche, quand Donald fit irruption brusquement, les yeux fous.

— Taterley ! s’écria Donald en s’appuyant contre le chambranle, après avoir refermé la porte. Taterley ! je suis l’homme le plus heureux du monde.

Les idées de Caleb avaient été ouvertes par de récentes expériences. Il se leva donc et, faisant face à Donald, il affirma solennellement :

— Vous l’avez vue, alors ?

— Vue ? Comment ! Comment savez-vous ça ?…

— Oh ! je l’ai deviné, dit Caleb. Je ne sais pas comment, par exemple, mais je l’ai deviné.

— Eh bien oui, je l’ai vue, répondit Donald en faisant deux pas dans la pièce et, jetant son chapeau sur la table, il se mit à sourire à son couvre-chef. Il reprit : « Vous savez ce que je vous ai dit d’elle, Taterley ? Eh bien, voyez-vous, ce qui vient d’arriver de merveilleux : elle m’aime et elle me l’a dit ! Pensez donc ! » Donald se recula pour voir l’effet de ces extraordinaires révélations. Caleb fit encore un signe de tête et dit :

— Mais oui, c’est bien ça…

— Eh bien ! vous prenez cette nouvelle tranquillement, s’écria Donald en le dévisageant, on dirait que ça peut arriver tous les jours.

— Non, non, dit Caleb lentement, mais je le savais depuis quelque temps. J’ai tout deviné.

— Oh ! ce n’est pas possible, s’écria Donald, c’est tout à fait impossible ! Mais j’en perds la respiration. Pensez qu’elle… Oh ! ce n’est pas possible. Je crois que je rêve.

— Mais vous avez pourtant l’air assez éveillé, dit Caleb en souriant.

Donald s’avança et, posant ses mains sur les épaules du vieillard, il le secouait frénétiquement.

— Oui, ce n’est pas un rêve, dit-il. C’est une belle réalité. Elle m’a dit elle-même qu’elle m’aimait, Taterley ! Il n’y a pas sur la terre tout entière une autre jeune fille si pure et si jolie. Elle est divine, Taterley. Elle n’aurait jamais dû naître dans notre méprisable monde et, pourtant, sa présence en fait un lieu de délices. Vous ne pouvez pas comprendre, Taterley, vous n’avez jamais été amoureux !

Et il lâcha enfin les épaules du vieillard.

Le souvenir des paroles prononcées par le pauvre mort revint à ta mémoire de Caleb, en même temps que le sentiment confus de la justice qu’il devait rendre à la noblesse de ce cœur dévoué. Et il répondit :

— Vous pensez que Taterley n’aurait jamais pu aimer personne ? Je vous comprends bien, mais j’ai pourtant aimé quelqu’un tendrement jadis.

Donald se retourna sans rien dire et regarda Caleb d’un air surpris.

— Elle ne l’a jamais su et ça ne m’a servi à rien ; elle en a épousé un autre. Elle est morte il y a longtemps.

— J’en suis fâché, Taterley, fit-il doucement. Qui était-ce ?

— Votre mère !

Il trouvait juste, pensait-il, de montrer le meilleur et le plus humain côté du mort, de révéler ce roman caché et d’en nimber, comme d’une auréole, la vie manquée du pauvre Taterley.

Le jeune homme le regarda stupéfait, d’abord, puis avec une pitié sincère.

— Ma… ma mère, dit-il tout haletant, mais elle ne l’a jamais deviné ?

— Personne n’en a jamais rien su. À quoi bon ? Qu’était-ce que Taterley pour qu’il puisse être aimé ?

Il se détourna avec un sentiment de honte.

— Pauvre vieux ! lui dit doucement le jeune homme. Je ne pensais pas qu’on pût souffrir sans crier. Je comprends maintenant pourquoi vous avez été si bon pour moi.

Caleb se détourna vivement et s’assit. Le jeune homme alla à la fenêtre contempler la belle nuit d’été, en fredonnant gaiement.

Cette nouvelle existence rendit Caleb moins sensible aux choses pratiques de la vie.

Le bonheur du jeune homme, auquel il assistait, l’étrange situation dans laquelle il se trouvait sous le nom de Taterley, l’aveu d’un amour qui n’avait pas été sien, tout cela chassait ce qui pouvait lui rester de dureté dans le cœur. Il se leva doucement, traversa la chambre obscurcie et s’assit sur le sofa, près de Donald, absorbé dans ses rêves.

— Et qu’allez-vous faire ? lui dit-il enfin d’un ton posé.

— Je ne comprends pas, dit Donald en regardant autour de lui.

— À propos de cette aventure, à propos de miss Tarraut ?…

— Que puis-je faire ? Tous deux nous sommes misérables comme des rats d’église, Taterley. Je travaille en ce moment le plus possible, mais puis-je lui demander de partager le peu que j’ai, le puis-je ?

— Son sort est-il plus enviable ? Cette enfant vous dit qu’elle vous aime, qu’elle se fie à vous et vous me dites que vous ne savez pas quoi faire, quelle honte, monsieur !

Caleb se leva tout excité et se promena dans la pièce. Donald le dévisagea, tout étonné.

— Mais, Taterley, j’ai beau l’aimer de tout mon cœur, que puis-je faire ? Dites-le-moi ! Aidez-moi !

Caleb s’arrêta et regarda le jeune homme, à peine éclairé par la clarté de la fenêtre.

— Vous serez riche un jour, lui dit-il.

— Mais oui, ce n’est qu’une question de temps, affirma Donald. Eh bien ?

— Si vous étiez riche ce soir, que feriez-vous ?

— Je l’épouserais et je lui enlèverais soucis et chagrins pour toujours.

— Et vous croyez qu’elle vous aimerait davantage si vous étiez riche ? demanda Caleb.

— Vous savez bien que non, Taterley, comment suggérer une telle chose ?

— Si vous étiez malade ou malheureux, ou qu’il vous arrivât quelque chose, pensez-vous qu’elle hésiterait à venir à vous, même si tout le monde était entre vous, le pensez-vous ?

— Pourquoi me posez-vous de telles questions ? Vous savez bien que rien ne l’empêcherait de venir à moi. Vous l’avez vue vous-même, vous l’avez entendue parler. Y a-t-il une autre femme semblable à elle ?

— Et cependant vous la laissez se morfondre et se ronger le cœur ? dit Caleb avec indignation. Et, sachant tout cela, vous me demandez ce que vous devez faire.

Il se détourna avec un geste de mépris.

Le jeune homme demeura silencieux pendant un moment. Puis, il se tourna vers Caleb, le visage décidé.

— Par Jupiter ! Taterley, vous avez raison, toujours raison. Je ne la laisserai pas seule avec cette vieille tante un jour de plus, du moins pas plus longtemps qu’il est possible. Quoi ! nous aimant comme nous nous aimons, le sort doit nous favoriser. Rien ne peut être contre nous, n’est-ce pas, Taterley ? Il faut que nous réussissions, d’une manière ou d’une autre ; avec elle à côté de moi, la chérie, il n’est rien que je ne puisse accomplir, tout doit nous réussir. Vous êtes un être merveilleux, Taterley !

Ils parlèrent de cela toute la nuit, tout leur semblait aisé en paroles, à l’un d’eux du moins. Comme cet obstacle était facile à renverser, et comme il serait aisé de la franchir ! Donald parlait tout le temps. Caleb était un auditeur admirable, amené à tout espérer, grâce à la confiance débordante du jeune homme, le cœur tout bouleversé en songeant à la réalisation prochaine de son cher roman.

Et quand, vers le matin seulement, Donald alla se coucher et que Caleb s’étendit sur le lit improvisé qu’on lui avait installé sur le sofa de l’atelier, les deux jeunes mariés avaient déjà, en pensée, commencé un voyage triomphal à travers la vie âpre et pénible, mais qu’ils voyaient semée de plaisirs et de joie, en oubliant les plus pressantes nécessités du vivre et du couvert, auxquelles nul ne peut échapper, pas même les jeunes artistes.

C’est ainsi qu’un matin ensoleillé, Donald ne mangea pas de déjeuner, essaya toutes ses pipes, vit qu’elles ne voulaient pas s’allumer, mit ses gants, les ôta, les remit, siffla, se mit à rire et s’assombrit ; et que Caleb brossa ses pauvres vêtements, tâcha de se rendre aussi présentable que les circonstances le permettaient et essaya de regarder en arrière et d’apprécier les événements avec le calme d’un esprit judicieux, jusqu’au moment où, sentant qu’il était emporté dans un véritable tourbillon, il comprit qu’il ne pouvait que se laisser guider par le sort qui l’entraînait tout haletant.

Puis Ella, rougissante, radieuse et tremblante, entra. Les idées pratiques s’envolèrent complètement. Caleb s’occupait dans la chambre pendant que les deux jeunes gens se tenaient à la fenêtre en chuchotant.

Ella était auprès du jeune homme, avec une telle expression de sincérité et de confiance sur son visage, un abandon si doux et si modeste, que Caleb se sentait capable de chercher à évoquer ses vieux sentiments d’ironie.

La chance les avait favorisés, Donald avait vendu des aquarelles terminées depuis peu. Cela leur permettrait d’aller passer quelque temps dans un village modeste, au milieu des montagnes du Surrey. Pour le moment, on ne s’occuperait que de l’avenir rose.

Ils traversèrent les rues avec un sourire de pitié pour les malheureux qui allaient à leur travail et il leur semblait que toutes les cloches de la vieille cité, même celles qu’ils ne pouvaient pas entendre, carillonnaient en leur honneur.

L’église était très proche, une vieille église toute grise, située au milieu du mouvement et du tapage de la ville. Dans sa nef, où l’ombre flottait, de hautes stalles se dressaient et un orgue majestueux élevait son lourd buffet dont les sculptures restaurées dataient de la période des Stuarts. Quelques lumières brillaient çà et là et les rayons du soleil, tamisés à travers les hautes fenêtres, vinrent tomber sur ces deux enfants qui s’aimaient d’un amour si pur et si profond que les autres amours ne semblaient autour d’eux que des rêves fragiles.

Les jeunes gens marchaient, traversant l’ombre et les reflets ensoleillés de la chapelle, la main dans la main, regardant droit devant eux, suivis par Caleb. Un assistant de l’église vint à leur, rencontre, à mi-chemin, leur adressant quelques mots de bienvenue. À l’autel, Donald se retourna et regarda Caleb.

— Souvenez-vous, dit-il, que c’est vous qui servez de père à ma chérie. Écoutez.

Caleb écouta donc et répondit comme il convenait. Ella glissa sa main derrière elle à l’instant où il répondait et chercha la main de Caleb qu’elle serra doucement. Et le cœur désolé du vieillard, reconnaissant de ce geste, s’élança vers Ella en lui rendant sa douce pression.

Caleb n’avait pas pensé à la bague, mais à l’instant décisif, Donald en sortit une de sa poche en disant tout bas avec un sourire :

— C’était celle de ma mère, mon amour. Et il la passa au doigt d’Ella. Elle le regarda bien en face en levant la main, puis elle baisa le nom grave sur l’anneau.

Enfin, quand tout fut terminé, ils sortirent de l’église ensemble. Mais Ella s’arrêta sur le seuil, se retourna vers Caleb, mit ses bras autour du cou du vieil homme et, posant sa joue contre la sienne, elle l’embrassa.

— Cher, cher Taterley, dit-elle avec un petit rire ému, ne soyez pas trop triste jusqu’à notre retour. Embrassez-moi, Taterley. Dites-moi que je suis telle que vous pensez, dans votre ben cœur, et que vous souhaitez le bonheur à moi et à mon mari.

Caleb mit un baiser sur le joli visage brillant de joie qu’elle lui offrait et la prenant dans ses bras :

— Dieu vous bénisse, enfant, Dieu bénisse votre mari. Revenez-moi bien vite.

Ils sortirent rapidement. La porte s’ouvrit, la rumeur de la rue retentit de nouveau à leur oreille, le mouvement de la veille les reprenait dans son tourbillon. Ils montèrent en voiture au moment où Caleb sortait aussi de l’église.

En regardant par la portière, ils le virent qui retirait son vieux chapeau de sa tête, pour l’agiter en l’air jusqu’à ce que la voiture eût disparu dans la cohue des véhicules. Alors, Caleb remit sa coiffure et, à pas lents, reprit le chemin de l’appartement de Donald.