Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 715-720).

CHAPITRE VII

À propos du Taterley nouveau, de quelques emplettes et de quelques larmes.


Une âme nouvelle semblait animer Caleb après cette nuit passée sous la clarté des étoiles. Il lui semblait qu’un voile s’était déchiré devant ses yeux et lui laissait voir, dans une clarté grandissante, les hommes et les femmes tels qu’ils étaient réellement et non tels que son imagination s’était plu à les défigurer : êtres paresseux, inutiles, ayant quelque chose à vendre ou à acheter.

Ce matin-là, après avoir été réveillé par le soleil, il se remit en marche, sans projet bien défini dans l’esprit, lorsqu’il vit, s’avançant vers lui, jeune et vive silhouette d’une femme. Une attitude déjà vue dans le port de tête de la survenante attira son attention et, quand elle passa près de lui, il lui lança un regard furtif. Ses sourcils se froncèrent, son âpreté d’antan vint durcir son regard.

— La fille de Martin Tarraut, grommela-t-il, cette donzelle qui était avec mon neveu, l’autre après-midi. Elle va le retrouver, je suppose, pensa-t-il.

Il la laissa passer, puis se détournant, il suivit la même direction qu’elle. Comme elle ralentissait sa marche, incertaine, semblait-il, de la route qu’elle devait prendre, Caleb put rester derrière elle. Arrivée dans le voisinage du temple, elle enfila les petites ruelles, jusqu’à ce qu’elle eût gagné celle où s’abritait le logis de Donald Brett.

Hésitant, il fit les cent pas devant la maison où la jeune fille venait d’entrer et, jetant un coup d’œil sur son costume, il passa la main sur l’emplâtre qui voilait son œil et murmura :

— Il ne m’a vu qu’une ou deux fois dans sa vie et seulement quelques minutes. Il ne soupçonnera pas, il ne me reconnaîtra pas. Si je tentais la chose…

Il se décida soudain, après quelques instants d’un piétinement indécis, il escalada l’escalier, frappa doucement et ouvrit la porte. Donald Brett était assis à la table, poussée près de la fenêtre, tandis que, les bras croisés derrière sa tête, la jeune fille se tenait sur le sofa qui servait de buffet dans les arrangements du mobilier,

Donald se retourna sur son siège pour faire face à l’intrus d’abord avec surprise, mais cette expression s’évanouit aussitôt. Ils demeurèrent quelques secondes en face l’un de l’autre, le cœur de Caleb battait d’une façon inusitée. La crainte d’être reconnu imprimait à sa voix un tremblement et une douceur qui eussent complété son déguisement, si la nécessité s’en était fait sentir.

— Taterley ! dit-il.

— Ah ! oui, je me souviens de vous, à présent ; vous êtes venu ici une ou deux fois, chargé des messages de mon oncle. Savez-vous bien que vous m’avez fait sursauter un moment ? J’ai cru que le pauvre vieux était revenu du royaume des ombres : vous lui ressemblez un peu.

— Il… il disait, en effet, que je lui ressemblais, fit Caleb vivement, en tournant son chapeau entre ses doigts.

— C’est vrai, dit le jeune homme. Entrez, entrez, que puis-je faire pour vous ? Je sais que mon oncle n’a rien prévu pour vous, bien que vous l’ayez servi si longtemps. Par Jupiter ! c’est bien lui ! Il ne m’a rien laissé, pas même un penny !

La manière de s’exprimer du jeune homme était si aimable et si franche, si dépourvue de hauteur, malgré son ton protecteur, que Caleb sentit se fondre son ressentiment.

— Oui, je sais, dit Caleb lentement.

La vision d’un malheureux vieillard à genoux devant lui et le suppliant vainement pour le jeune homme et le souvenir des traces de larmes sillonnant le visage du mort surgirent devant lui pour son humiliation.

— Mais je ne lui en veux pas, dit Donald en riant. J’ai été bien désolé d’apprendre sa fin subite, savez-vous, qu’il était venu ici quelques heures avant sa mort et qu’il nous a parlé, à miss Tarraut et à moi ? Il semblait très bien portant alors.

— Vous… vous étiez disputé avec lui ? demanda Caleb pour dire quelque chose.

— Oh ! ce n’est pas moi qui ai commencé, fit Donald. Il m’a dit qu’il n’aimait pas mes manières et je lui ai répondu que je n’aimais pas les siennes.

— Et alors, qu’est-il arrivé ?

Il se tourna vers Ella.

— Alors il a dit qu’il ne voulait plus jamais vous revoir et…

— Oh ! oui, je sais. Et alors il a commencé à dire des choses affreuses sur vous, dit Donald en fronçant les sourcils et en se levant. Je ne les lui aurais jamais pardonnées, eût-il vécu cent ans. D’ailleurs, songez à la misère qu’il a causée à vous et à votre père.

Il se mit à se promener de long en large devant la cheminée en proie à une grande agitation. Il y eut un silence.

— Mais vous n’y êtes pour rien, dit Donald enfin, en se tournant vers Caleb. J’ai appris cela par Krudar. Hector Krudar, vous savez, est venu ici hier soir et il m’a tout raconté. Il y tenait. Il paraît que c’est lui qui hérite de tout, jusqu’au dernier sou. Ça n’a pas pris long temps à mon oncle de se décider ce soir-là !

Il soupira en jetant les yeux vers la jeune fille qui le regardait et, s’approchant de Caleb, Donald revint à sa première question.

— Eh bien ! que puis-je faire pour vous, Taterley ?

— Rien. Rien, dit Caleb ne sachant que répondre. Je suis… tout à fait seul et je pensais que je pouvais… que vous excuseriez la liberté… que je prends de venir vous voir…

Caleb se souvenait de sa situation sociale et jouait son rôle à merveille.

— Certainement, dit Donald, c’est bien bon à vous. Ce n’est pas tout le monde qui se souviendrait d’un gaillard sans le sou comme moi. Après tant d’années, ajouta-t-il sympathiquement, vous devez vous sentir très seul. Vous l’aimiez, sans doute ?

— Oui, dit Caleb lentement, en secouant de la main les quelques shillings qu’il avait en poche. J’étais seul avec lui, mais il m’a oublié à la fin. Il a oublié Taterley !

Il s’arrêta un moment.

— Je le regrette, dit Donald vivement. Vous êtes un vieillard, vous ne pouvez pas lutter pour la vie. Dieu merci, je suis jeune et je puis travailler.

— Mais vous me disiez que vous aviez beaucoup à faire, interrompit la jeune fille, et il faut aussi que vous alliez dîner. Vous n’aurez pas le temps de faire tout cela.

— Le fait est, répondit-il, que je n’avais pas l’intention de sortir ce soir pour dîner. Par cette chaleur, vous savez, on n’a pas besoin de manger beaucoup.

En disant ces mots, son visage trahit son anxiété, la crainte qu’elle ne crût pas à cette histoire extraordinaire.

Caleb était là, silencieux, observant.

Mais Ella Tarraut était une petite femme de tête. Son parti fut vite pris. Elle dit :

— Je sais bien que vous êtes très occupé, mais vous ne pouvez pas vous passer de manger. Il faut que vous preniez quelque chose. Laissez-moi aller vous chercher à dîner, je vous en prie.

— Oh ! je ne puis pas vous le permettre, dit-il, ça ne serait pas convenable.

— Mais cela me ferait tant de plaisir, si je pouvais vous aider, reprit-elle sérieusement. Il faut que vous me laissiez agir comme je l’entends.

Il céda donc, mais avec des restrictions. Elle était si heureuse de sa victoire qu’elle ne fit pas attention à Caleb, qui observait la petite comédie d’un air sombre. Elle se tourna vers la porte et, arrivée sur le seuil, elle le regarda d’un air interrogateur, et lui dit :

— Ne voulez vous pas venir avec moi, vous porterez les paquets ?

Caleb eut un instant de stupeur puis, saisi par le comique de la situation, ses lèvres se desserrèrent dans un sourire et il répondit :

— Oui. Certainement, si vous voulez.

— Donnez-moi de l’argent, s’il vous plaît, dit-elle en se tournant vers Donald et en lui tendant sa petite main.

Il y mit deux shillings en grommelant encore un reproche, auquel elle répondit par un petit signe de tête avant de sortir de la pièce, en entraînant Taterley avec elle.

Le nouveau Taterley hésita un moment avant de la suivre, il hésita même hors de la porte, en proie à une irritation confuse. Il aurait voulu lui rappeler qui il était, les maudire tous les deux et en finir brusquement. Mais en apercevant le doux visage joyeux qu’elle tournait vers lui, il ne put que lui sourire doucement. Elle marchait à côté de lui dans la rue, réglant son pas sur le sien.

— Pensez-vous… pensez-vous que ça lui ferait plaisir si nous achetions un peu plus que pour lui seul et assez pour deux ? Pensez-vous que ce serait gentil de faire ça ?

La nouvelle vie de Caleb lui apprenait bien des choses. Il se contenta de sourire encore en faisant un signe de tête.

— En êtes-vous certain ? demanda-t-elle, le visage illuminé et battant des mains. Si j’achetais mon dîner avec le sien, je pourrais lui préparer son repas et ça lui ferait perdre moins de temps, n’est-ce pas ?

— Certainement, dit Caleb qui commençait à être gagné par la contagieuse gaieté d’Ella.

Elle saisit son bras vivement et le serra.

— Cher Taterley, dit-elle. Je puis vous appeler Taterley, ce n’est pas mal ? demanda-t-elle.

— Mais oui, ce n’est pas mal, répondit-il.

Sur ce, ils firent emplette de viandes froides assorties, de petits pains et d’une salade. Elle semblait savoir exactement ce qu’il fallait acheter et où l’acheter. Il resta même un peu d’argent sur les deux shillings.

Donald Brett s’était remis au travail lorsqu’ils rentrèrent. Ella ne lui permit pas de s’interrompre. Elle exigea de Caleb qu’il marchât sur la pointe des pieds pendant qu’elle mettait la nappe et préparait le couvert. Elle fit maintes excursions dans la chambre à coucher, pour chercher de l’eau afin de laver la salade. Elle trouvait tout ce qui lui était nécessaire. Bientôt, battant joyeusement des mains, elle appela Donald pour dîner, anxieuse d’obtenir son approbation.

Le jeune gentleman se promena autour de la table, en proie à une admiration qui lui coupait la parole.

— Et vous allez prendre quelque chose avec moi ! s’écria-t-il enfin. Ah ! comme c’est gentil. Ça vaut le meilleur restaurant de Londres et je défie n’importe quel établissement de montrer une plus belle salade.

— Vrai ! vous n’êtes pas fâché que j’aie pris assez pour mon dîner ? demanda-t-elle timidement. J’ai trouvé que ce serait plus gentil.

— Bien plus gentil, j’ai été une bête égoïste de n’y pas penser. Par Jupiter ! j’ai une faim !

Comme il examinait la table, Caleb s’apercevait qu’il y avait trois couverts. Au même moment, la jeune fille, en s’asseyant, le regarda.

— Venez, Taterley, dit-elle, nous avons tous faim.

— Oui, dépêchez-vous Taterley, s’écria Donald, sinon il ne restera plus rien. Caleb n’avait rien mangé depuis le matin où il était entré dans une auberge prendre un peu de pain, de fromage et un verre de bière. Pourtant, il se recula vivement de la table, car il sentait quelque chose qui le prenait à la gorge ; il ramassa son chapeau pour s’en aller.

— Non, non, dit-il à voix basse, je n’y puis songer… je n’ai pas faim du tout, merci.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard d’entente à travers la petite table, puis, comme mus par une soudaine impulsion, ils se levèrent et chacun d’eux prit un des bras du vieillard.

— Il le faut, Taterley, dit Ella en lui caressant le bras d’un air engageant.

— Nous ne toucherons à rien si vous ne nous tenez pas compagnie, dit Donald en lui pressant l’autre bras. Voyons, ne faites pas l’obstiné. Il y en a assez pour tout le monde.

— Non, non, dit Caleb d’une voix étranglée, je ne pourrais pas… je ne pourrais pas… Je n’ai pas faim.

Les paroles sortaient rauques de sa gorge, une profonde amertume l’étreignait.

Rien ne pouvait le persuader et ils durent se rasseoir. Enfin, Caleb leur souhaita bonsoir avec la sensation d’une humiliation profonde et sortit, les laissant rire et causer gaiement devant leur misérable repas.

— Revenez nous voir, Taterley, s’était écrié Donald Brett, comme il partait.

— Au revoir, Taterley ! lui avait dit la jeune fille.

— Au revoir, au revoir ! avait répondu Caleb en s’en allant à petits pas, le dos courbé.

Rentré chez lui, dans le sombre appartement de Bloomsbury, il dit à la propriétaire qu’il resterait là jusqu’à nouvel ordre et lui ordonna de continuer à lui préparer sa nourriture comme de coutume et que tout serait payé, lui assura-t-il, avec un mouvement de main.

L’appartement était plus sombre, plus rempli d’échos que jamais, mais il ne s’en apercevait guère. Des pensées l’envahissaient, effrayantes et accablantes. Il pensait à une jeune femme au visage délicat et lassé, morte il y avait longtemps ; il revoyait une silhouette à genoux, là, devant lui, le suppliant de se souvenir de la morte ; il songeait à cet homme couché à présent dans sa tombe fraîchement creusée et dans laquelle il portait tout le poids des péchés de Caleb Fry.

En face de ces lugubres images s’évoquait le tableau de ces deux visages jeunes et brillants d’espoir, se regardant à travers la table, des enfants, jetés au milieu de ce monde si dur qui allait les écraser.

— Ils ont voulu me faire manger avec eux et il y avait à peine de quoi satisfaire leurs jeunes appétits ! Et ils mourront peut-être de faim à cause de Caleb. S’ils passent une vie de misère, ce sera à cause de lui. Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.

Il restait là, absorbé, puis une douce pensée lui vint.

— Si le vrai Taterley avait été là, qu’aurait-il fait ?

Cette pensée réconfortante que Taterley aurait agi peut-être de la même façon que lui-même ce jour-là l’aida à se rasséréner. Mais il resta toute la soirée dans la sombre pièce, à peine éclairée par le bec de gaz de la rue, la tête dans ses mains ; des gouttes d’eau glissaient à travers ses doigts et il murmurait encore :

— Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.