Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 710-713).

CHAPITRE V

Où il est question d’une résolution, d’une affreuse affaire et d’un changement de cadavre.


Caleb Fry demeura longtemps debout, essayant de détacher ses yeux de cette forme silencieuse, avant d’avoir pu se rendre compte de l’événement grave et terrible qui venait de s’accomplir. Le mort avait été son compagnon. Il n’y avait aucun acte important de sa vie auquel ne se rattachât la mémoire de Taterley. Il le retrouvait dans ses promenades, aux heures de ses repas et de son coucher. Quelques instants auparavant, Caleb lui parlait et, maintenant… tout lui semblait changé, sa vie elle-même serait toute autre. Pourtant, il savait qu’il fallait agir, faire quelque chose du cadavre. Il alla jusqu’à la sonnette, comme pour appeler.

Puis il se dit tout bas :

— Qu’aurait fait Taterley ?

Cette pensée fit surgir en lui des pensées qu’il n’avait jamais eues et il restait à dans un coin, pinçant nerveusement ses lèvres.

— Qu’aurait fait Taterley, si j’étais là, mort, au lieu de lui ?

Lentement, Caleb revint à l’extrémité de la table et contempla la tête de Taterley courbée sur ses bras allongés et il l’appela encore avec un frisson.

— Taterley ! Taterley ! fit-il une seconde fois.

Sa voix s’éteignit dans un souffle et il murmura :

— Mort ! Et il est assis là comme s’il dormait. Pourquoi est-il parti ? Il avait l’air si fort et si bien portant ! Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi ?…

Il porta sa main tremblante à son front.

— Supposons que je sois mort, supposons que c’est moi qui suis mort et que Taterley est là à me veiller.

Il fit un tour dans la chambre, les yeux toujours rivés au cadavre.

— Si j’étais mort ! murmura-t-il encore. Ètre là étendu, seul et mort ! Personne ne s’intéresse à Taterley, personne ne le connaît que moi. Si j’étais à sa place, qui donc me pleurerait, qui donc me regretterait ? Taterley, peut-être, s’il m’avait survécu. Personne autre, personne !

Sa lèvre prit un pli amer.

— Comme les autres seraient accourus afin d’attraper ce qu’ils auraient pu et comme ils m’auraient maudit de ne rien leur avoir laissé ! Je me demande ce qu’ils auraient dit ?

S’arrêtant à cette pensée, il eut un hoquet rageur puis il prit la lampe et l’éleva au-dessus de la tête de Taterley et le regarda de plus près en murmurant :

— Est-il assez paisible ? Serai-je ainsi ? Je me demande ce qu’ils diront le jour où ils viendront pour me voir comme je le vois, lui. Je voudrais le savoir. Pauvre Taterley ! Depuis si longtemps, si, si longtemps ! On disait que nous nous ressemblions, quand nous étions à l’école.

Tant de pensées confuses s’agitaient dans son esprit bouleversé par cette tragédie soudaine qu’il lui semblait vivre depuis quelques instants dans l’irréel. Dominant tout, cette idée l’obsédait qu’il pouvait être là, immobile pour toujours, à la place de Taterley, si le sort l’avait voulu.

— Si cela était, dit-il lentement, le cousin Hector aurait tout ce que je possède. Que ferait-il de cet argent que j’ai eu tant de mal à mettre de côté ? Ma résolution est-elle sensée ? Ai-je sagement agi ? Qui donc me le dira ? Je me demande si un homme ou son fantôme peuvent revenir pour voir le résultat de leur action sur la terre, quel usage est fait de ce qu’ils ont laissé derrière eux. Taterley peut-il voir et savoir ?

Il errait à travers la chambre, se familiarisant peu à peu avec l’horreur de sa situation.

Des pensées plus douces surgissaient en lui :

— Il a parlé d’elle ce soir, ce pauvre Taterley ! Il m’a dit qu’il l’aimait. Si Taterley avait été riche et que j’eusse été pauvre, qu’aurait-il fait ? Qu’aurait il fait ? Il aurait, sans doute, donné son argent à… son fils à elle.

Les doigts de Caleb torturaient toujours ses lèvres, ses yeux revenaient sans cesse vers Taterley.

— Il me rappelait que je lui avais promis à son lit de mort… Je… je voudrais bien savoir ce qu’Hector Krudar fera de l’argent… quand… je serai mort. Et cela peut arriver dans une heure, peut-être cette nuit. J’ai entendu parler de deux hommes qui avaient été longtemps ensemble et qui moururent bien peu de temps l’un après l’autre, mais je suis fort et bien portant, je voudrais savoir ce qu’ils diront de moi quand je ne serai plus qu’un cadavre incapable de les entendre. Je voudrais pouvoir revenir et tout leur reprendre.

Il étendit un doigt vers le mort.

— Si cela était Caleb Fry et ceci Taterley.

Il se frappa la poitrine.

— Dans ce cas, Taterley saurait tout, lui. Mon Dieu !

Caleb se pencha encore vers l’inerte Taterley,

— Si c’était cela le cadavre de Caleb Fry et si lui, Caleb Fry, devenait Taterley ! Si Caleb Fry était mort pour tous et qu’ils vinssent alors, les autres, réclamer l’héritage et se le disputer… Pourquoi pas ? Je suis si peu connu, mes propres parents ne m’ont pas vu depuis bien longtemps. Si je changeais avec Taterley, pour leur laisser enlever Caleb Fry ? Je pourrais savoir tout ce qu’ils feraient et tout ce qu’ils diraient de moi, et puis je pourrais reparaître et me venger d’eux, sortir de ma tombe et venir leur reprendre l’argent.

Il traversa de nouveau la pièce pour venir examiner Taterley avec attention.

— On a toujours dit qu’il me ressemblait beaucoup, est-ce possible ? Est-ce qu’on soupçonnerait quelque chose ? Pourquoi ?

Alors, en proie à une terrible hâte qui le faisait haleter, il traversa la pièce et ferma la porte à clé. Revenant à la table, il hésita un moment.

— Et les affaires ? grogna-t-il tout bas, je n’y avais pas pensé. Eh bien, murmura-t-il en faisant claquer ses doigts, voyons ce que cela deviendra sans moi. Je vais prendre un congé, Je serai mort et vivant dans ma tombe et, pourtant, parmi eux. Essayons, essayons au moins.

Toute l’horreur macabre d’une pareille combinaison s’effaçait aux yeux de Caleb devant les affreux avantages que lui offrait ce tour de passe-passe diabolique.

Caleb prit le cadavre dans ses bras et, l’ayant à demi traîné à travers la pièce, il vint le reposer sur une chaise ; il se livra à un examen minutieux des moindres particularités des vêtements et de la personne de Taterley, dont le visage était empreint d’un grand calme, l’œil unique étant fermé.

Le premier soin de Caleb fut d’enlever le taffetas noir retenu par un élastique, qui voilait l’œil borgne de son domestique, de le poser sur son œil droit à lui. La paupière de cet œil chez Taterley était simplement close comme l’autre ; une fois le taffetas noir enlevé, le visage de Taterley changeait d’une façon surprenante.

Puis Caleb fit un léger changement dans sa maigre chevelure et modifia également la coiffure de Taterley.

Enfin, adroitement et vivement il commença à lui retirer les vêtements qu’il portait.

— Rien ne pourra leur donner de soupçon, dit-il, ils prendront la chose tout naturellement. Et Caleb Fry sortira de sa tombe en chair et en os, pour se moquer d’eux.

Au bout de dix minutes, il avait complètement changé de vêtements avec le mort, en prenant bien soin de ne rien laisser qui lui appartînt sur Taterley. Ceci fait, il remit le corps dans sa position première, le regardant avec un sourire ironique. L’œil libre de Caleb Fry brillait malicieusement. C’était Taterley lui-même.

S’étant reculé vivement pour se regarder dans le vieux miroir posé sur la cheminée :

— Mon Dieu, dit-il tout bas, c’est Taterley revenu à la vie !

La ressemblance était vraiment extraordinaire. Personne en entrant dans cette pièce n’aurait douté qu’il se trouvât en présence de Taterley vivant, bien portant et veillant sur son maître, Caleb en était certain.

— Il parlait comme moi, mais plus doucement, Maintenant Taterley, dit-il, avec un affreux sentiment du comique de cette situation, Taterley, qu’auriez-vous fait ?

Caleb Fry semblait bien avoir deviné la conduite de Taterley en pareille occurrence, car il alla à la cheminée où il agita la sonnette fortement et à plusieurs reprises et, ouvrant la porte très grande, il sortit sur le palier.

— Voyons la première impression, dit-il. Voyons ce que dira cette femme. Ah ! Gibson, oui. c’est son nom. Et, se penchant sur la rampe, il se mit à appeler Mrs Gibson, Mrs Gibson, venez ! Venez !…

On entendit des pas précipités gravissant les escaliers et il vit la femme toute haletante monter rapidement.

— Grand Dieu, monsieur Taterley, dit-elle en s’arrêtant pour respirer, en levant les yeux sur lui, vous m’avez tourné les sangs, pour sûr. J’ai cru qu’il était arrivé quelque chose, je n’avais pas entendu cette sonnette depuis bien des années.

— Il est arrivé quelque chose ! dit-il à voix basse, en la regardant de près. Mon maître, M. Fry, est malade, mort, je crois, je ne puis le réveiller. Elle recula contre le mur et mit sa main sur son cœur en s’écriant :

— Dieu nous bénisse, il était bien portant il n’y a pas une heure ! Où est-il ?

— Là, dit-il en montrant la porte ouverte.

Ils entrèrent ensemble dans la pièce et contemplèrent le cadavre du pseudo-Caleb Fry, celui-ci soupçonneux et méfiant en face d’elle à mille lieues de soupçonner la vérité.

— Je vais aller chercher un docteur, dit-il. Ça a été très soudain, il s’est assis et il est mort.

Il entra dans la pièce voisine et prit le vieux chapeau de Taterley. Il descendit dans la rue, en proie à une fièvre de surexcitation.

— Elle qui le voyait tous les jours ne se doute de rien, pensait-il tout en se hâtant. Le médecin était chez lui et ils revinrent ensemble.

La femme et les deux hommes pénétrèrent dans la pièce. Le docteur se livra à un rapide examen.

— Oui, il est bien mort, dit-il gravement. Combien y a-t-il de temps que vous vous en êtes aperçu ?

— Environ une demie-heure, dit-il, j’ai essayé de le ranimer.

— Ça ne pouvait pas servir à grand-chose, dit le docteur. Il a dû mourir sans souffrances, une attaque, sans doute.

Il jeta un regard circulaire.

— Vous l’avez vu mourir ?

— Oui, dit Caleb lentement après un moment d’hésitation. Je… je suis son domestique, Taterley.