Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 706-710).

CHAPITRE IV

Un regard sur Taterley et une tragédie.


Caleb Fry, accompagné de son parent qui marchait à côté de lui, toujours incliné avec une déférence pleine de sympathie, traversa les limites du Temple pour pénétrer dans le fracas de la Cité. Là, Caleb s’arrêta sur le bord du trottoir et, faisant face à son compagnon :

— Je me suis détourné de mon chemin, cousin Hector Krudar, dit-il, pour venir ici cet après-midi. J’ai négligé mes affaires, j’en ai été mal récompensé. Ce petit idiot m’a vu pour la dernière fois. Je rentre chez moi, j’ai quelque chose à faire avant de me coucher.— Il se contint et regarda le cousin d’un air soupçonneux.

— Voilà où nous nous quittons, dit-il brusquement, les mains dans ses poches comme pour empêcher une possibilité d’effusion.

— Je regrette bien ce qui s’est passé aujourd’hui, fit le cousin Hector d’un air pensif, la tête penchée de côté. Je suis toujours fâché de voir un jeune homme ne pas comprendre le côté pratique de la vie et gâcher ce qu’elle a de mieux. Je suis moi-même pratique : j’ai toujours essayé de tirer les prunes du gâteau de la vie. Si je n’y arrive pas, ce n’est pas ma faute, sans doute, je laisse trop voir mon jeu.

— Sans doute, répondit Caleb durement.

Il lui fit un salut sec et traversa la rue, le cousin toujours à ses côtés.

Caleb Fry était d’une humeur étrange. Dans sa vie, habituellement réglée comme du papier à musique, consacrant un nombre d’heures fixes à de certaines occupations, Caleb ne se donnait pas souvent le luxe d’une colère.

Ce-jour-là, il était sorti de ses habitudes, venant se mêler, soudainement, bien que pour un bref laps de temps et d’une manière rude, à ces parents qui le connaissaient bien.

Il venait de faire une nouvelle expérience ; même cet homme qui marchait à ses côtés était pour lui comme un étranger. Il ne l’avait pas vu depuis des années et ne le reverrait pas de longtemps probablement.

Dédaigneux, et pris d’une espèce d’indifférence inusitée, peu lui importait que le cousin Hector continuât à marcher et à parler à côté de lui.

Le fait est que le cousin Hector n’était pas pressé de quitter son parent, il tenait une occasion rare : Caleb, le solitaire, se montrait enfin, après une longue retraite et il était opportun de rester en contact avec lui le plus longtemps possible.

— Je voudrais bien vous persuader, dit le cousin Hector, de pardonner la conduite de notre jeune ami. La jeunesse est assurément ingrate. Je ne connais pas toutes les circonstances, mais il me semble…

— Vous m’obligerez en changeant de sujet, dit Caleb d’une voix brève. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je n’ai pas l’habitude de changer d’avis quand une fois j’ai pris un parti. J’en ai fini avec ce garçon, que cela vous suffise. Ne me parlez plus de lui.

— Comme il vous plaira, reprit l’autre d’un ton détaché. Mais voulez-vous me permettre de dire que vous jugez vos parents d’une façon un peu sévère ? Caleb lui jeta un regard.

— N’oubliez pas que vous êtes de ces parents, cousin Hector, dit-il avec un vague sourire.

Hector Krudar se mit à rire en haussant les épaules et s’écria :

— Oh ! qu’à cela ne tienne, je ne me mets pas un seul instant sur les rangs parmi vos héritiers. Quelques-uns d’entre eux s’égorgeront et se disputeront la moindre chose. Pour ma part, je trouve que ça n’en vaut pas la peine. Si les dieux me font la grâce d’un avantage quelconque, j’en serai très heureux, sinon je ne me mettrai pas martel en tête et ma vie continuera paisible comme par le passé.

Il regardait le vieillard du coin de l’œil en parlant, pour noter l’effet de ses paroles.

Caleb hocha la tête plusieurs fois et se mordit les lèvres.

— Vous êtes tout à fait dans la note, dit-il. Donc, d’une manière ou de l’autre, cette affaire ne vous intéresse pas beaucoup.

— Hum ! fit Hector lentement, je ne m’avance pas jusque-là, l’argent n’est pas à mépriser.

— Et peut aider à faire le bien, n’est-ce pas ? demanda Caleb.

— Charité bien ordonnée commence par soi-même, rectifia Hector.

— Et je suppose que vous dépenseriez l’argent que vous auriez en dissipation et en extravagances ? lui demanda Caleb.

Hector Krudar s’attendait évidemment à cette question, il répondit :

— Je ne le crois pas !

Caleb le considérait avec un intérêt croissant.

À la porte de sa maison de Bloomsbury, il hésita pendant un moment pendant que le cousin Hector lui tendait la main en souriant.

— Vous désirez peut-être entrer ? dit-il d’un ton rude. Je n’ai rien à vous offrir et je ne reçois presque jamais personne. Jamais en somme. Vous pouvez entrer, si vous voulez.

Il se tourna vers la porte et mit la clef dans la serrure. Le cousin Hector Krudar s’inclina pour exprimer la gratitude que lui inspira l’immense honneur qu’on lui faisait et suivit doucement Caleb dans l’escalier sombre.

Caleb était une demi-heure en avance sur son heure de rentrée habituelle et Taterley, entendant son pas et sa voix en même temps que celle d’un étranger, sortit tremblant et hésitant, la face un peu effarée, de sa lugubre retraite et le vit gravissant les dernières marches. À l’endroit où il se trouvait, la lumière d’une petite fenêtre tombait sur lui. Hector le regarda avec attention.

— Ce n’est que mon domestique, murmura Caleb, puis il ajouta à voix haute : « Eh bien, Taterley, qu’est-ce que vous avez ? Vous avez vu un fantôme, eh ? »

— Vous êtes en avance, dit Taterley en s’effaçant contre le mur pour les laisser passer.

— Oui, dit Caleb grognon, mais cela n’est pas votre affaire, je dînerai à la même heure. Ne restez pas à nous regarder comme des chiens de faïence.

Taterley disparut et Caleb emmena son visiteur.

— Mon dîner sera servi dans dix minutes et je dîne toujours seul. Le cousin Hector serra dans les siennes sa froide main et la secoua en disant :

— J’aime la franchise, dit-il, j’espère que nous nous reverrons.

— Je ne le crois pas, fit Caleb froidement. Je ne vois personne que pour affaires. Bonsoir.

— Bonsoir, dit Hector. Et adieu, à moins que nous ne nous rencontrions par hasard.

— Ce qui n’est guère probable, répondit Caleb.

Une fois dans la rue, le cousin Hector releva la tête, mit ses mains dans ses poches et se mit à rire silencieusement en se disant à lui-même, d’un air très satisfait :

— J’ai fait un bon travail cet après-midi. Il va refaire ce testament ce soir. Enfin, nous verrons.

Ce soir-là, Caleb Fry expédia son dîner et se fît desservir rapidement. Demeuré seul, il alla vers son secrétaire et l’ouvrit. Il en sortit un papier plié et des liasses de papiers. Revenu à la table, il jeta un coup d’œil au papier plié, le déchira en mille morceaux qu’il jeta au feu avec une exclamation de dégoût. Rageusement, il les fît disparaître dans le brasier et les regarda se consumer… Enfin, il s’assit et commença à écrire, sa vieille bouche serrée au-dessus de sa plume qui courait sur le papier, rapide et sans une hésitation.

Son travail fini, il le relut soigneusement, s’arrêtant encore et encore sur une phrase et y réfléchissant. Mais c’était bien clair et très simple, il révoquait ses anciens testaments et laissait tout ce qu’il possédait à son cousin Hector Krudar.

Il eut un rire bref, se leva, alla à la porte et l’ouvrit.

— Taterley, cria-t-il, venez ici.

Un bruit de pas et Taterley, ayant ouvert doucement la porte de la chambre, se mit sur le seuil.

— La propriétaire… j’oublie toujours son nom, commença Caleb.

— Mrs Gibson, dit Taterley.

— Gibson ? Est-elle en bas ? demanda Caleb.

— Oui, je le crois, répondit Taterley tout étonné.

— Dites-lui que je voudrais la voir, dit Caleb de son ton sec et autoritaire en se tournant du côté du feu.

Taterley hésita un moment puis, sans bruit, sortit de la pièce.

Quelques instants plus tard, il rentrait suivi d’une petite femme en noir, à la mise désordonnée, au visage effaré.

À peine avait-elle vu Caleb durant les longues années qu’il avait vécu là et il lui inspirait une mystérieuse terreur.

— M. Taterley a été assez bon pour me dire que vous désiriez me voir, monsieur, dit-elle d’une voix émue, en tripotant les plis de sa robe noire dans ses doigts tremblants.

Caleb la regarda fixement pendant un moment.

— Oui, dit-il, j’ai ici un document pour lequel il est nécessaire que deux personnes m’assistent pour pouvoir témoigner de ma signature. Je désire que vous et Taterley soyez témoins.

Taterley se préparait à quitter la pièce, mais en entendant son nom, il revint lentement vers la table.

— Vous m’excuserez, monsieur, je suis sûre, mais je ne suis qu’une pauvre et faible femme et ma famille dépend de moi, j’espère qu’il n’y a rien…

— Rien qui puisse vous causer de l’ennui, voulez-vous dire ? demanda Caleb d’un ton raide. Certainement non, ce papier est tout bonnement mon testament et il est nécessaire que vous soyiez témoins de sa signature. Vous ne saurez rien de ce qu’il contient, ce n’est qu’une simple formalité.

Et, tout en parlant, il s’était assis à la table où il écrivit rapidement, d’une main ferme, son nom au bas du papier, puis il leur désigna la place où ils devaient apposer leurs signatures et les regarda écrire, les sourcils froncés.

La femme déposa doucement la plume et s’en alla sans mot dire, heureuse de quitter cette pièce.

Mais Taterley demeura hésitant près de la table et ses yeux allaient de Caleb au papier.

— Eh bien ? dit Caleb en lui jetant un regard d’interrogation irrité.

Taterley posa une main tremblante sur le taffetas d’Angleterre noir, qui voilait son œil borgne, sans répondre.

— Que voulez-vous ? demanda Caleb, furieux.

— Vous… vous avez fait un nouveau testament ? dit Taterley.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? demanda Caleb. Vous attendiez-vous à un legs ?

— Non, non, Dieu m’en garde, dit Taterley vivement, mais pour le garçon ! Son garçon !

— En ce qui me concerne, il a cessé d’exister.

— Mais pensez que c’est son fils, son fils à elle, dit Taterley faiblement.

— Peu m’importe de qui il est le fils, dit Caleb, implacable. J’en ai fini avec lui, il peut crever de faim, je n’en ai aucune espèce de souci, mêlez-vous de vos affaires, Taterley et laissez-moi conduire les miennes à mon idée.

Mais Taterley s’approcha ; ses lèvres tremblaient.

— Caleb !

Ce nom semblait si étrange sortant de ces lèvres que Caleb se redressa en sursaut.

— Caleb, dans le vieux temps, il y a bien longtemps, quand nous étions encore, nous, d’heureux jeunes gens, quand elle était encore, elle, une fillette aux cheveux d’or, riant, le cœur léger, vous souvenez-vous de cela ? Je ne voulais jamais vous rappeler ces jours-là, mais il le faut, ce soir, je le dois.

— Continuez, fit Caleb, d’un ton glacial.

— Je… je l’aimais. Oui, je l’aimais profondément. Nous l’aimions tous, mais moi plus que tous. Elle est dans sa tombe à présent et elle n’a jamais fait attention à moi. J’aurais donné mon âme pour elle, Caleb. Elle est partie et son enfant unique reste tout seul. Et vous lui avez promis, Caleb, vous lui avez promis à son lit de mort, vous me l’avez dit, de vous occuper de lui.

— Et puis, après ? demanda la voix dure de Caleb.

Taterley était à genoux près de la table, ses mains crispées avaient enfin atteint le bras de son maître, l’émotion faisait tressaillir toutes les rides de son vieux visage.

— Caleb, voyez-vous, je suis à genoux, à genoux, Caleb. Brûlez ce testament, tenez votre promesse. Ne faites aucun mal à son fils, Caleb

— Levez-vous, vieil idiot, s’écria Caleb ; vous ai-je jamais demandé votre avis ? Levez-vous et retournez dans votre chambre.

Taterley se leva, frottant sa manche râpée sur son œil unique et la poitrine secouée de sanglots étouffés, pleurant comme il aurait pu pleurer aux jours de sa jeunesse, dont il venait d’évoquer le souvenir ; il sortit de la pièce. Caleb resta un moment pensif après son départ ; puis il replia le testament et le mit dans une enveloppe.

— Je ne le laisserai pas ici, dit-il. Si quelque chose m’arrivait, ce vieux radoteur aurait l’audace de le détruire. Non, je vais l’envoyer à Weston. C’est un homme de loi correct.

Caleb mit une adresse sur l’enveloppe, prit des timbres dans son portefeuille et les colla.

— Rien de mieux que de faire les choses immédiatement, murmura-t-il. Je vais jeter cela à la poste.

Et, prenant son chapeau, il descendit l’escalier sa lettre à la main. Lorsqu’il revint chez lui, il eut la surprise de retrouver Taterley assis sur une chaise à un bout de la table du salon, les bras étalés devant lui et la tête posée dans ses mains.

Caleb s’arrêta, stupéfait :

— Eh bien, c’est un peu fort, s’écria-t-il. Venir vous installer ici de la sorte ! Dites, Taterley, que diable faites-vous ici ?

Caleb s’avançant secoua Taterley vigoureusement par les épaules. Mais Taterley ne bougea pas. Alors Caleb posa la main sur la tête de son domestique et la tourna vers lui. Les joues parcheminées du vieil homme portaient encore la trace des humides sillons de ses larmes.

Avec une exclamation effrayée, Caleb se pencha pour regarder de plus près l’homme immobile dont il répéta encore le nom d’une voix irritée. Enfin, il le repoussa sur la chaise et, pâlissant, il s’éloigna du corps inerte. Taterley était mort.