Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 698-701).

CHAPITRE II

où il est question d’une fée radieuse et d’un thé interrompu.


Dans un des petits Inns du Temple, au fond d’une petite cour écartée et enfermée dans une pièce qui prenait l’air par une haute fenêtre, presque une tabatière, M. Donald Brett était sensé se livrer à un travail acharné. De nombreux dessins, en des états d’achèvement variés, étaient suspendus au mur et d’autres recouvraient une table placée au milieu de la chambre. Cependant, M. Donald Brett ne travaillait pas. Irrésolu, il s’arrêtait de temps en temps devant son chevalet. Mais sa principale préoccupation semblait plutôt de regarder l’heure à sa montre, en la comparant avec celle d’une petite horloge qui faisait entendre son tic-tac sur la cheminée, puis d’ouvrir la porte de sa chambre et de se pencher le cou en avant sur la rampe de son escalier.

C’était un jeune Anglais bien bâti, la tête remplie de rêves qu’il ne définissait pas encore, doué de sentiments chevaleresques et d’une puissance d’admiration qui risquait de lui causer des désagréments dans ses affaires d’argent et de cœur, mais qui lui donnait la plus séduisante allure.

On entendit, enfin, dans l’escalier un pas rapide et le bruissement d’une jupe. Il ouvrit la porte toute grande et rentra dans la pièce en se redressant d’un air assez raide, les yeux fixés droit devant lui, ce qu’il faisait quand il se sentait troublé.

Une rapide rougeur de sa face annonça l’arrivée de sa visiteuse, plus encore que le petit coup hésitant qu’elle frappa sur le panneau de la porte ouverte.

— Puis-je entrer ? Êtes-vous très occupé ? Je vous en prie, renvoyez-moi si je vous dérange, je sais que vous devez travailler dur.

Elle était dans la chambre et, le visage couvert de rougeur, il lui tenait la main et il la regardait dans les yeux. Il avait naturellement arrangé d’avance ce qu’il lui dirait sur son retard, sur le temps et autres choses également divertissantes. Il avait même répété la façon dont il lui prendrait la main, l’amènerait sur le sofa, s’assoirait auprès d’elle et lui parlerait avec aisance et naturel ; il y avait même d’avance disposé les coussins de la manière la plus heureuse et du plus artistique effet.

Mais il était incapable de rien exécuter de ce plan, fût-ce au prix de sa vie. Elle était si jolie, si fragile et ses yeux brillaient d’une lueur si merveilleuse quand il la regardait. Elle portait tant de jolis rubans et de délicates dentelles.

Tout cela lui causait une telle émotion qu’il ne put que lui tenir la main, jusqu’au moment où elle la lui retira doucement, et ne sut que lui dire, d’une voix troublée et saccadée, combien elle était bonne d’être venue et combien il était heureux de la voir. Puis il se souvint que la porte était restée ouverte et il se leva pour la refermer. Tout à coup, elle était venue prendre le thé et il avait caché une foule de choses excellentes au fond de la caisse qui lui servait de sofa, des choses qu’il avait achetées exprès pour cette occasion. Il lui était horriblement pénible d’avoir à la déranger et, cependant, il le fallait absolument. Pour arriver à ce résultat, il mit en œuvre ses facultés diplomatiques et, se dirigeant d’un air négligent vers son chevalet, de la manière la plus naturelle du monde, il fit mine d’examiner sa toile.

— Avez-vous vu cela, miss Tarraut ?

Elle se leva aussitôt et, tout naturellement, elle vint à son côté pour examiner la toile. Elle se tenait si près de lui, qu’il sentait l’étoffe de son corsage lui caresser le bras et ce ne fut que poussé par l’extrême nécessité d’ouvrir la caisse-sofa qu’il se décida à esquisser un mouvement pour aller vers celui-ci.

Il avait levé le couvercle de sa caisse et en extrayait divers comestibles. quand il l’entendit qui lui disait :

— Oh ! monsieur Brett, c’est splendide ! Vous n’avez jamais rien fait de mieux et quelle belle…

Mais, en se retournant, elle avait jeté un regard vers lui et, s’interrompant, elle s’élança du côté du sofa auprès duquel il était toujours agenouillé, ce qui lui fit brusquement refermer le couvercle de la caisse, pendant qu’il rougissait, toujours à genoux en face d’elle.

— Oh ! je ne croyais pas que ça s’ouvrait, monsieur Brett ! Comme c’est bien imaginé. Et c’est là-dedans que vous rangez les objets de votre petit ménage de garçon ? Laissez-moi regarder, je vous en prie, laissez-moi vous aider.

Avant qu’il n’eût eu le temps de l’en empêcher, elle était aussi à genoux auprès de lui. Ils levèrent ensemble le couvercle, sous lequel ils penchèrent leurs deux têtes côte à côte.

— Voyez-vous, il n’y a pas beaucoup de placards dans ces chambres, de sorte que…

— Mais, c’est bien plus gentil. Tout le monde peut avoir des placards, les gens les plus ordinaires, vous savez. Est-ce vraiment vous qui avez pensé à cela ? — Elle se pencha un peu plus pour bien regarder tout au fond de la caisse.

— Une bouilloire ! nous en aurons besoin et…

— Oh ! vraiment, miss Tarraut, vous allez vous salir les mains, non, vos gants, veux-je dire. Vous savez, c’est très sale, ajouta-t-il en la voyant se mettre en demeure de prendre l’objet en question.

Il sortit la bouilloire et la posa sur le tapis.

— Laissez-moi retirer mes gants, je veux vous aider. Je le puis, n’est-ce pas ?

— Certainement, si vous le désirez, commença-t-il.

Mais elle l’interrompit vivement.

— Oui, oui, ce sera bien plus gentil, si je ne vous contrarie sûrement pas, monsieur Brett. Je ne veux pas rester tranquille pendant que vous me serviriez ; ce sera bien plus amusant si nous nous y mettons tous les deux.

La voir s’agiter doucement, au milieu de ce pauvre atelier retentissant de sa voix argentine, était un délicieux spectacle.

— Mon Dieu, que c’est gentil à vous d’être venue me voir comme ça ! commença-t-il, lorsqu’ils furent assis en face l’un de l’autre à sa petite table étroite. Jusqu’ici je trouvais mon appartement horriblement triste, désormais j’en aurai une tout autre impression.

Rougissante, elle lança un regard rapide vers le beau jeune homme à la physionomie ouverte, assis en face d’elle, puis elle baissa les yeux sur sa tasse de thé.

— C’est très aimable à vous de parler ainsi ; moi, je ne trouve pas cet appartement si sombre.

Elle le regarda et sourit.

— Je veux dire que je me rappellerai toujours comment vous êtes venue ici, où vous vous êtes assise, ce que vous avez dit et cela me donnera bon courage pour travailler, oui, vraiment.

— Vraiment ?

— Oh oui, c’est sûr, je ne puis pas exactement expliquer comment ça se fait, mais c’est la vérité. Vous ne pouvez savoir combien vous m’avez réconforté. Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?

— À la pension ? Oui, je pleurais, je crois ?

Il fit un geste et toucha presque la petite main à travers la table, pour la consoler.

— Il y avait de quoi pleurer, dit-il avec conviction. Ce vieux professeur Paley est un vieux grincheux, vous savez.

— Oh ! vous êtes bien bon de le dire, mais mon dessin était affreux. Je me sentais si stupide ce jour-là !

Il fit un geste de violente dénégation, mais elle hocha la tête et se mit à rire.

— Non, c’est la vérité, je vous assure. Et alors vous êtes venu, vous avez été très bon, vous m’avez aidée. Oh ! vous ne savez pas combien je vous en ai été reconnaissante !…

— Tout le monde en eût fait autant à ma place !

— Oh ! non, pas tout le monde : d’ailleurs, personne ne l’a fait. Et puis, voyons, alors, qu’est-il arrivé après ?

Elle leva les yeux vers lui de la façon la plus innocente, elle fronçait les sourcils et avait posé un doigt sur sa bouche.

— Certainement ! s’écria-t-elle et, alors, nous nous sommes aperçus que nous avions beaucoup d’idées en commun… que nous aimions les mêmes gens… C’était vraiment curieux… Voulez-vous ?… Soyons des amis tout à fait sincères l’un pour l’autre. Je suis si seule !… Vous ne savez pas comme il m’est agréable de venir chez vous, bien que ce soit pour la première fois, et vous êtes si bon pour moi, monsieur Brett !

— Oh ! non, fit-il en rougissant, ne dites pas ça. Qui donc pourrait ne pas être bon pour vous ? C’est si naturel et… et je veux vous aider. Je le voudrais, si je le pouvais.

— Vous m’avez aidée plus que vous ne le pensez. Vous êtes le seul ami sincère que j’aie, dit-elle doucement. Quand mon père est mort, j’ai été laissée toute seule. Je n’ai qu’une tante avec laquelle je vis. Elle n’est pas bonne pour moi, mais quand mon pauvre papa est mort, seule au monde et sans le sou, il a fallu que j’aille chez elle et… c’est elle qui s’est occupée de moi depuis. Daddy était riche dans le temps, mais il a tout perdu et cela lui a brisé le cœur.

— Et maintenant ? demanda-t-il doucement.

— Oh ! maintenant, nous nous arrangeons n’importe comment. Je peins des menus, des petits dessins et je paie une pension à ma tante. Papa voulait que j’aille habiter chez elle. Tante a eu assez d’argent pour vivre seule.

Elle soupira et sourit en le regardant.

— C’est tout, je crois, dit-elle.

— Et il vous faut vivre avec cette horrible vieille tante et travailler pour gagner votre vie ? dit-il d’une voix sombre. C’est bien dur.

— Je ne gagne pas absolument ma vie, reprit-elle, et n’ai pas à me plaindre. Il y a des jours sombres et où je sens ma solitude, mais il y a aussi des jours pleins de soleil et qui me rendent joyeuse. J’ai été très heureuse aujourd’hui ajouta-t-elle, pleine de reconnaissance.

— Vous êtes bien bonne de le dire, s’écria-t-il en se levant. Et, plongeant ses mains dans ses poches, il ajouta : « Ça ne vous contrarierait pas que je fume ? »

— Mais pas du tout, je serai très heureuse de vous voir fumer. Laissez-moi, bourrer votre pipe, voulez-vous ?

Il rougit encore et plaça devant elle sa boite à tabac et sa pipe et la contempla avec admiration pendant qu’elle la bourrait de ses jolis petits doigts. Comme elle lui tendait la pipe, ses deux mains brunes se refermèrent impulsivement sur les petits doigts qui la tenaient. Puis, elle prit la pipe, fit flamber une allumette et la lui tint pendant qu’il aspirait vigoureusement la fumée :

— Ça va-t-il bien ? Ai-je été adroite ? demanda-t-elle.

— Admirable ! s’écria-t-il en tirant une bouffée de tabac. C’est tout à fait comme ça qu’on bourre une pipe.

À ce moment on entendit un coup violent frappé sur le panneau de la porte et la silhouette d’un homme apparut sur le seuil. C’était un vieil homme aux yeux perçants et à la figure ridée, les épaules voûtées et les bras croisés derrière le dos. Il fit un léger signe de tête à Donald Brett en guise de salut, en prenant une expression de satisfaction ironique.

— Ne me laissez pas vous déranger, dit-il avec un rire qui ressemblait plutôt à un aboiement. Vous ne me voyez pas souvent, Donald Brett, vous ne m’avez vu que deux fois dans votre vie. Votre mémoire est-elle fidèle ?

— Vous… vous êtes mon oncle, Caleb Fry, je crois, dit Donald tranquillement.

— Ah ! vous avez une bonne mémoire !… Caleb Fry, à votre service. Et il s’avança au milieu de la pièce, le verbe haut, l’allure autoritaire.