Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 695-698).

Taterley


CHAPITRE PREMIER

à propos d’un bizarre retour au logis, d’une étrange ressemblance et de quelques rêves.


Caleb Fry revenait de la Cité. Non pas comme les autres hommes reviennent chez eux en secouant de leurs pieds la poussière des rues ; avec la vision des sourires et des voix de leurs enfants qui leur souhaitent la bienvenue, avec l’espérance bénie du repos qu’ils goûteront avant de reprendre leur labeur.

Caleb Fry n’était pas de ceux-là ; il revenait de la Cité chez lui parce qu’il fallait absolument clore de temps en temps le sombre bureau, pour cette raison que personne n’y viendrait et n’y pouvait conclure la moindre affaire. Mais, comme le vieillard du conte de fée, son fardeau ne le quittait jamais ; et, pendant qu’il allait, courbé sous son poids, les sourcils froncés, il cherchait par quels moyens il pourrait l’augmenter encore.

Caleb Fry rentrait toujours pédestrement chez lui. Il revenait ainsi depuis si longtemps qu’il ne se souciait pas de compter le nombre des années, n’étant, d’ailleurs, plus d’âge à changer ses habitudes. À six heures et demie ponctuellement, il refermait la petite pièce qui lui servait de bureau et, ponctuellement aussi, à sept heures passées de quelques minutes, de retour dans une maison située dans un des recoins sombres de Bloomsbury, il grimpait, toujours absorbé, à l’étage supérieur. C’était là son home. À sept heures un quart, son dîner lui était monté par sa propriétaire qui le posait sur une petite table devant le feu.

Trait caractéristique dans sa manière de vivre : à peine sa propriétaire l’avait-elle vu au cours des longues années qu’il avait vécu là. Elle se contentait de préparer ses repas, ceux du domestique, et de les passer à celui-ci lorsque l’heure convenue avait sonné.

Caleb Fry était par goût un homme solitaire qui, hors de la Cité, ne parlait qu’à son domestique et encore par de brefs monosyllabes et s’en remettait à ce domestique pour les relations qu’il conservait encore avec quelques rares parents.

Dans son genre, le domestique était aussi bizarre que le maître : silencieux et sec comme celui-ci et, à son exemple, ne se servant que des mots indispensables à son service intérieur et extérieur.

Caleb Fry n’avait pas d’amis et aucune connaissance en dehors de la Cité, mais on disait tout bas que le maître et le serviteur avaient toujours vécu ensemble, qu’ils avaient partagé le même pupitre à l’école, avant l’époque très éloignée où la Cité avait absorbé le maître.

La rumeur publique ajoutait même que les hasards de la fortune qui avaient favorisé Caleb Fry avaient, au contraire, accablé son camarade et que Caleb Fry l’avait recueilli, l’avait remis sur pied et se l’était attaché par les liens de la plus servile reconnaissance. Taterley, c’était son nom, se montrait aussi muet que son maître sur le sujet de leur rencontre mutuelle.

Cependant, un observateur qui aurait pu surveiller de près l’intimité de ces deux hommes aurait saisi parfois, dans les yeux du valet considérant son maître, les éclairs d’une flamme intérieure, émotion du passé, surgi soudain devant lui, ou bien attendrissement de gratitude incapable de s’exprimer par des mots. Il n’était d’ailleurs pour tous que Taterley, sans aucun qualificatif d’aucune sorte. Il faisait l’effet d’un individu dont la personnalité a disparu devant celle de celui qu’il sert et sans lequel il n’est rien.

Il portait les vieux habits de Caleb Fry, ses épaules étaient courbées de la même façon, ses manières et jusqu’à sa voix étaient les manières et la voix de Caleb Fry, un peu plus effacée pourtant. Peut-être son caractère faible, incolore, avait-il besoin de se modeler sur quelqu’un, peut-être aussi, après un long contact avec Caleb Fry, avait-il pris toutes ses façons, par une contagion d’autant plus forte, qu’à part son maître, il ne frayait avec qui que ce fût…

Le visage de Caleb Fry n’avait rien de particulièrement remarquable, sa seule caractéristique était une expression de robuste entêtement. Et il se produisit ceci que les traits de Taterley, peu différents de ceux de son maître originairement, devinrent de plus en plus semblables au fur et à mesure que s’écoulaient les années.

Les habits qu’ils portaient étaient les mêmes et les petits tics et manières ajoutèrent à leur ressemblance.

Personne ne s’en apercevait, car on ne les voyait jamais ensemble.

Un seul détail aurait pu servir à les distinguer entre eux si cela eût été nécessaire : Taterley avait, dans sa prime jeunesse, perdu un œil par un accident, et il portait, sur cet œil borgne, un morceau de taffetas noir attaché par un élastique autour de sa tête, ce qui achevait d’imprimer à son visage une expression étrangement sinistre que, peut-être, il n’aurait pas eue sans cela.

Caleb Fry, ce soir-là, installé au milieu de son lugubre appartement, se trouvait en proie à d’étranges préoccupations. Il rapprochait ses mains de la flamme avec des gestes brusques pour y chercher une chaleur intérieure que le feu ne lui donnait pas et les coins de sa bouche se contractaient dans un rictus plein d’amertume. Il se leva, enfin, et se mit à marcher de long en large d’un pas inégal et sautillant qu’il arrêtait de temps à autre comme pour écouter, tout en tâtonnant les meubles. Puis il vint vers la porte pour appeler d’un ton raide et impatient :

— Taterley ! Taterley !

On entendit le bruit d’une chaise poussée, des pas, et Taterley entra lentement.

Tous deux (le maître avec sa tête penchée et ses yeux furtifs, le domestique regardant son maître d’un air effrayé) étaient semblables, sauf cette marque sur l’œil.

— Taterley, je ne suis pas bien, pas du tout bien ce soir. Je suis nerveux, il me semble entendre des bruits de fantômes dans cette maison. Je… je ne les ai entendus qu’une fois, une seule fois, Taterley. Vous souvenez-vous ? Je vous l’ai raconté.

Ils ne bougèrent plus et se lancèrent des regards furtifs.

— Vous me l’avez raconté, dit Taterley d’une voix qui semblait être l’écho de celle de son maître.

— C’est quand elle est morte, la nuit de sa mort, Taterley. Il y a dix ou douze ans, hein ?

— Oui, douze ans, dit Taterley du même ton.

— Ah ! n’en parlons pas, n’y pensons pas, il y a longtemps, longtemps. C’est fini. Je ne suis pas bien du tout ce soir, Taterley, pas bien du tout.

Il s’avança vers le foyer, où il s’assit en avançant ses mains devant la maigre flamme.

— Vous souvenez-vous de ce qu’elle m’a écrit, Taterley ? continua-t-il comme s’il se parlait à lui-même pour se rappeler et n’attendant pas de réponse. Vous souvenez-vous qu’elle griffonna quelques mots de ses doigts tremblants et dit de m’envoyer chercher ? Et elle est morte dans mes bras, elle ne voulait personne que moi auprès d’elle. Si elle avait vécu, Taterley, si elle avait vécu, je…

Il s’arrêta soudain, regardant autour de lui et il vit Taterley toujours dans la même posture, l’œil tourné vers son maître.

— Là, là ; ne faites pas attention, Taterley, je rêvais, je crois. Allez vous coucher, Taterley, allez vous coucher.

Jusqu’au moment où les pas hésitants se furent évanouis, Caleb Fry demeura immobile, puis il se leva et traversa la pièce pour aller vers un cabinet placé entre les deux fenêtres. Il l’ouvrit, en sortit un paquet de papier brun, s’approcha du feu et s’assit, recouvrant de ses mains le paquet sur ses genoux.

— Douze ans ! balbutia-t-il. Quel long espace de temps vraiment !

Il dénoua les nœuds de la ficelle et développa le paquet. Ce n’était que de vieilles lettres et un couple de portraits à demi effacés et, cependant, le visage de Caleb Fry s’était adouci en les contemplant. Son âme s’en était allée bien loin des mesquineries des hommes et de la sordide étroitesse de la vie.

En regardant la pièce autour de lui, il sembla revenir brusquement au côté implacable de l’existence et, esquissant un mouvement d’impatience, il fut sur le point de jeter le paquet dans la cheminée. Pourtant, après l’avoir soigneusement réintégré dans son enveloppe, il se remit devant le feu à rêver.

— Je me souviens lui avoir dit, il y a bien des années, que je serais riche. Je me souviens qu’elle a soupiré et secoué la tête et dit quelque chose… quelque chose en parlant de son bonheur. Le bonheur ! Bah ! Ça n’existe pas. Il y a le pouvoir, ce qui vaut mieux, ce qui est tout en somme.

Il se pencha, se balançant sur le feu, les lèvres serrées et dures, ses mains nerveuses cramponnées à son paquet ; puis il le regarda encore, son visage s’adoucit, ses yeux firent le tour de la pièce et il balbutia :

— Que disait-elle le soir où elle est morte dans mes bras ? « Non, pas la richesse, pas le pouvoir, pas la crainte que les hommes auront de vous dans leur cœur. Caleb, jamais cela ! Il y a de meilleures, de plus gaies, de plus douces choses que cela, Caleb, quelque chose que nous apprenons dans l’amertume et dans la douleur, quelque chose qui nous vient peut-être au dernier moment, quand nos yeux se ferment, quand nos mains lasses relâchent tout ce que nous avons cru saisir. Sa mémoire sera avec nous comme une étoile, même si nous n’y avons jamais pensé avant. »

— Oui, elle a dit cela, je me souviens de ses moindres paroles, de toutes ses paroles. Mais elle se trompait, pauvre petite sœur ! Elle se trompait toujours. Je demande si elle a trouvé là-haut les douces choses qu’elle y attendait !…

La mémoire de la sœur qui était morte dans ses bras douze années auparavant pesait lourdement ce soir-là sur le sombre vieillard. Il avait été fier d’elle, fier de sa beauté. Elle était l’étoile de sa vie, la pureté et le seul côté brillant de son existence. Et l’étoile brillante s’était éteinte, le laissant dans les ténèbres.

Enfin, tout cela était fini depuis longtemps et Caleb se demandait pourquoi il y repensait ce soir. Dans son esprit, cette impression confuse s’élevait que, si elle avait vécu, sa vie à lui aurait pu être différente… mais tout était fini,

Et puis, il y avait cet enfant qu’elle avait laissé derrière elle, il allait déjà à l’école lorsque sa mère était morte : maintenant c’était un jeune homme, il devait avoir vingt-deux ans au moins. Et Caleb, son tuteur, était seul gardien de la petite fortune que sa mère lui avait laissée.

Caleb se leva en proie à ses pensées. Il remit le paquet dans le meuble qu’il referma et revint devant le feu.

— Je me suis occupé du garçon, dit-il, il n’a jamais manqué de rien, jamais. Quelle somme était-ce ? J’oublie… j’oublie… Elle avait tout placé entre mes mains et il fallait que je paie ceci, cela. Fallait-il que je le lui donne ?… Bah ! j’ai fait un meilleur usage de cet argent, je sais toujours en faire un meilleur usage que n’importe qui. Ce jeune animal l’aurait gaspillé, dépensé en sottises. Je le lui donnerai un jour tout d’un coup et il m’en sera reconnaissant. Je l’ai tenu serré, après tout, ça ne lui aura pas fait de mal. Il m’en remerciera un jour. D’ailleurs, qui le saura ? Il n’y avait rien d’écrit, rien entre nous que des désirs de femme chuchotés à mon oreille.

Il eut encore un sursaut et regarda inquiet autour de lui.

— Je… je suis nerveux ce soir. Cette chambre est pleine de fantômes. Bah allons dormir.