Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte III

Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 409-424).
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ACTE III


Scène 1

Damis, Dorine.


Damis
Que la foudre sur l’heure achève mes destins,

Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
825S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :

Votre père n’a fait qu’en parler simplement.

On n’exécute pas tout ce qui se propose ;
830Et le chemin est long du projet à la chose.

Damis
Il faut que de ce fat j’arrête les complots,

Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.

Dorine
Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père,

Laissez agir les soins de votre belle-mère.
835Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle[1].
Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
840Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
845Mais ce valet m’a dit qu’il s’en allait descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.

Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.


Dorine
Point. Il faut qu’ils soient seuls.


Damis
Point. Il faut qu’ils soient seuls. Je ne lui dirai rien.


Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires, ;

850Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

Damis
Sortez. Non ; je veux voir, sans me mettre en courroux.


Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.


Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.



Scène 2

Tartuffe, Laurent, Dorine.


Tartuffe, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine[2].
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

Et priez que toujours le ciel vous illumine.
855Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai, partager les deniers.

Dorine, à part.
Que d’affectation et de forfanterie !


Tartuffe
Que voulez-vous ?


Dorine
Que voulez-vous ? Vous dire…


Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.
Que voulez-vous ? Vous dire… Ah ! mon Dieu ! je vous prie,

Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
860Comment !


Tartuffe
Comment ? Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;

Et la chair sur vos sens fait grande impression !

865Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,

870Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

Dorine
Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos,

Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.

Tartuffe
875Hélas ! très volontiers.


Dorine, à part.
Hélas ! très volontiers. Comme il se radoucit !

Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.

Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?


Dorine
Viendra-t-elle bientôt ? Je l’entends, ce me semble.

Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.



Scène 3

Elmire, Tartuffe.


Tartuffe
Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,

880Et de l’âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire !

Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.

Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.

Tartuffe, assis.
885Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?


Elmire, assise.
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.


Tartuffe
Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut

Pour avoir attiré cette grâce d’en haut :
Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance

890Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.

Elmire
Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.


Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé ;

Et pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.

Elmire
C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;

895Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.


Elmire
J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,

Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.

Tartuffe
J’en suis ravi de même ; et sans doute, il m’est doux

900Madame, de me voir seul à seul avec vous.
C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,
Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.

Elmire
Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien,

Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.

Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.

Tartuffe
905Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,

Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
Des visites qu’ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
910Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
Et d’un pur mouvement…

Elmire
Et d’un pur mouvement… Je le prends bien aussi,

Et crois que mon salut vous donne ce souci.

Tartuffe, prenant la main d’Elmire, et lui serrant les doigts.
Oui, madame, sans doute, et ma ferveur est telle…


Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.


Tartuffe
Ouf ! vous me serrez trop. C’est par excès de zèle.

915De vous faire autre mal je n’eus jamais dessein,
Et j’aurais bien plutôt…
(Il met la main sur les genoux d’Elmire.)

Elmire
Et j’aurais bien plutôt… Que fait là votre main ?


Tartuffe
Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.


Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.

(Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe rapproche d’elle.)

Tartuffe, maniant le fichu d’Elmire.
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !

920On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux :
Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire[3].

Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.

On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille : Est-il vrai ? dites-moi.

Tartuffe
925Il m’en a dit deux mots : mais, madame, à vrai dire,

Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Elmire
C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.


Tartuffe
930Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.


Elmire
Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs,

Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

Tartuffe
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles

N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
935Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :

Il a sur votre face épanché des beautés
940Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
945D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
950Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
955Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
960Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante ;

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
965Un dévot comme vous, et que partout on nomme…

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme[4] :

Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.

Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :
970Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
975De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
980Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne,
Les tribulations de votre esclave indigne ;
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
985J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
990Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
995Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
1000De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.

Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique

En termes assez forts à mon âme s’explique.
N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
À dire à mon mari cette galante ardeur,
1005Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?

Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,

Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,
1010Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.

Elmire
D’autres prendraient cela d’autre façon peut-être ;

Mais ma discrétion se veut faire paraître.
1015Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
L’union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
1020Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
Et…



Scène 4

Elmire, Damis, Tartuffe.


Damis, sortant du cabinet où il s’était retiré.
Et… Non, Madame, non ; ceci doit se répandre.

J’étais en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ;
Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit,
1025Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.

Elmire
Non, Damis, il suffit qu’il se rende plus sage,

1030Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.
Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
Ce n’est point mon humeur de faire des éclats ;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.

Damis
1035Vous avez vos raisons pour en user ainsi ;

Et pour faire autrement, j’ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
1040Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé ;
Et le ciel, pour cela, m’offre un moyen aisé.
1045De cette occasion je lui suis redevable,
Et, pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce serait mériter qu’il me la vînt ravir,
Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.

Elmire
Damis…


Damis
Damis… Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie.

1050Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m’obliger
À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vider d’affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.



Scène 5

Orgon, Elmire, Damis, Tartuffe.


Damis
1055Nous allons régaler, mon père, votre abord

D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
1060Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
Voulait à toute force en garder le secret ;
1065Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos

On ne doit d’un mari traverser le repos ;
Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
1070Et qu’il suffit, pour nous, de savoir nous défendre.
Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,
Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.



Scène 6

Orgon, Damis, Tartuffe.


Orgon
Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?


Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,

1075Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
1080Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
1085Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils.
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté,

Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis
Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite[5]

1090Vous fera démentir…

Orgon
Vous fera démentir… Tais-toi, peste maudite.


Tartuffe
Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,

Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
1095Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
1100Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,

D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
1105Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon, à Tartuffe.
Mon frère, c’en est trop.

Mon frère, c’en est trop.(À son fils.)
Mon frère, c’en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître !

Damis
Traître ! Quoi ! ses discours vous séduiront au point…


Orgon, relevant Tartuffe.
Tais-toi, pendard. Mon frère, hé ! levez-vous, de grâce !

(À son fils)
1110Infâme !

Damis
Infâme ! Il peut…


Orgon
Infâme ! Il peut… Tais-toi.


Damis
Infâme ! Il peut… Tais-toi. J’enrage. Quoi ! je passe…


Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.


Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas !

J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon, à son fils.
1115Ingrat !


Tartuffe
Ingrat ! Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux,

Vous demander sa grâce…

Orgon, se jetant aussi à genoux, et embrassant Tartuffe.
Vous demander sa grâce… Hélas ! vous moquez-vous ?

(À son fils.)
Coquin ! vois sa bonté !

Damis
Coquin ! vois sa bonté ! Donc…


Orgon
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix.


Damis
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix. Quoi ! je…


Orgon
Coquin ! vois sa bonté ! Donc… Paix. Quoi ! je… Paix, dis-je ;

Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
1120Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
1125Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

Damis
À recevoir sa main on pense l’obliger ?


Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.

Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
1130Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.
Allons, qu’on se rétracte ; et qu’à l’instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

Damis
Qui ? moi ! de ce coquin, qui, par ses impostures…


Orgon
Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?

(À Tartuffe.)
1135Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(À son fils.)
Sus ; que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.

Damis
Oui, je sortirai ; mais…


Orgon
Oui, je sortirai ; mais… Vite, quittons la place.

Je te prive, pendard, de ma succession,
1140Et te donne, de plus, ma malédiction.



Scène 7

Orgon, Tartuffe.


Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !


Tartuffe
Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne[6] !

(À Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !

Orgon
1145Hélas !


Tartuffe
Hélas ! Le seul penser de cette ingratitude

Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.

Orgon, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.
Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,

1150Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place.
(À Tartuffe.)
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

Orgon
1155Comment ! vous moquez-vous ?


Tartuffe
Comment ? vous moquez-vous ? On m’y hait, et je voi

Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu’importe ! Voyez-vous que mon cœur les écoute ?


Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;

Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez,
1160Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés.

Orgon
Non, mon frère, jamais.


Tartuffe
Non, mon frère, jamais. Ah ! mon frère, une femme

Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.

Orgon
Non, non.


Tartuffe
Non, non. Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici,

Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.

Orgon
1165Non, vous demeurerez ; il y va de ma vie.


Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.

Pourtant, si vous vouliez…

Orgon
Pourtant, si vous vouliez… Ah !


Tartuffe
Pourtant, si vous vouliez… Ah ! Soit : n’en parlons plus.

Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
1170À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage.
Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…

Orgon
Non, en dépit de tous vous la fréquenterez.

Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
1175Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
1180M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

Tartuffe
La volonté du ciel soit faite en toute chose !


Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit :

Et que puisse l’envie en crever de dépit !


Fin du troisième acte.


  1. Déjà trois fois les spectateurs ont été prévenus des sentiments de Tartuffe pour Elmire : ils le seront encore une quatrième, et la déclaration suivra aussitôt. Molière avait besoin d’avertir le public d’une scène aussi extraordinaire ; et c’est en lui promettant longtemps d’avance un plaisir, celui de surprendre les secrets de l’hypocrite, qu’il prépare cette scène, et qu’il en établit la vraisemblance.
    (Aimé Martin.)
  2. On a souvent demandé pourquoi Molière avait retardé l’entrée de son hypocrite jusqu’au troisième acte. Le secret de cette intention se trouve dans la Lettre sur l’Imposteur : « C’est peut-être, y est il dit, une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée ; car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui. » (Aimé Martin.) — La Bruyère, dans le portrait d’Onuphre, qui est comme on sait, le pendant de Tartuffe, semble avoir blâmé indirectement cette entrée en scène dans ces lignes : « Il (Onuphre) ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire. Il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot. » Voici ce que M. Sainte-Beuve a répondu à cette critique : « Que La Bruyère dise tout ce qu’il voudra, ce Laurent, serrez ma haire…, est le plus admirable début dramatique et comique qui se puisse inventer. De tels traits emportent le reste et déterminent un caractère. Il y a là toute une vocation : celui qui trouve une telle entrée est d’emblée un génie dramatique ; celui qui peut y chercher quelque chose, non pas à critiquer, mais à réétudier à froid, à perfectionner hors de là pour son plaisir, aura tous les mérites qu’on voudra comme moraliste et comme peintre ; mais ce ne sera jamais qu’un peintre à l’huile, auteur de portraits à être admirés dans le cabinet.
  3. Panurge, dans Rabelais, agit comme Tartuffe : « Quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie, et leur mettait la main au sein, demandant : Et cet ouvrage est-il de Flandre ou de Haynault ? »
  4. On a dit que ce vers était une parodie de celui de Sertorius :
    Et pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
    C’est une erreur. Molière imite ici un passage du Décaméron de Bocace, ou, pour mieux dire, il ne fait que traduire littéralement les paroles d’un confesseur qui joue auprès de sa pénitente le même rôle que Tartuffe joue auprès d’Elmire : « Vous devez, lui dit-il, vous glorifier des charmes que le ciel vous a donnés, en pensant qu’ils ont pu plaire à un saint. C’est votre beauté irrésistible, c’est l’amour, qui me forcent à en agir ainsi ; et, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme : come che io sia abate, io sono uomo come gli altri.
    (Bret.)
  5. Var. Quoi ! la feinte douleur de cette âme hypocrite.
  6. Dans toutes les éditions de Molière on lit :
    Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne !
    Vers faible, substitué sans doute par nécessité à celui que nous plaçons aujourd’hui dans le texte, et qui est venu jusqu’à nous par tradition :
    Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !
    C’est là le véritable vers de Molière. On aura accusé Molière d’avoir parodié l’Oraison dominicale, et il sera vu obligé de remplacer un vers admirable par un mauvais vers. Ce qui justifie cette conjecture, c’est que, dans sa préface, il parle des corrections qu’il a faites, et qui n’ont de rien servi. Plus loin, il ajoute : Il suffit, ce me semble, que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à entendre faire un mauvais usage. Or, ce sont ici des termes consacrés, puisque ce sont ceux du Pater. Le changement que j’introduis dans le texte n’est donc qu’une restitution, et c’est ainsi qu’on doit imprimer ce passage à l’avenir.
    (Aimé Martin.)