Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte II

Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 390-409).
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ACTE II


Scène 1

Orgon, Mariane.


Orgon
Mariane !


Mariane
Mariane ! Mon père ?


Orgon
Mariane ! Mon père ? Approchez. J’ai de quoi

Vous parler en secret.


Mariane, à Orgon, qui regarde dans un petit cabinet.
Vous parler en secret. Que cherchez-vous ?


Orgon
Vous parler en secret. Que cherchez-vous ? Je voi

Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
430Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.


Orgon
435C’est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,

Vous devez n’avoir soin que de me contenter.

Mariane
C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.


Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?


Mariane
Qui, moi ?


Orgon
Qui, moi ? Vous. Voyez bien comme vous répondrez.


Mariane
440Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.



Scène 2

Orgon, Mariane, Dorine, entrant doucement et se tenant derrière Orgon, sans être vue.


Orgon
C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille,

Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
445Hé ?

(Mariane se recule avec surprise.)

Mariane
Hé ? Hé ?


Orgon
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ?


Mariane
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ?


Orgon
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ?


Mariane
Hé ? Hé ? Qu’est-ce ? Plaît-il ? Quoi ?Me suis-je méprise ?


Orgon
Comment ?


Mariane
Comment ? Qui voulez-vous, mon père, que je dise

Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

Orgon
Tartuffe.


Mariane
Tartuffe. Il n’en est rien, mon père, je vous jure.

450Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;

Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

Mariane
Quoi ! vous voulez, mon père ?…


Orgon
Quoi ? vous voulez, mon père ?… Oui, je prétends, ma fille,

Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
455Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
(Apercevant Dorine.)
Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part

460De quelque conjecture ou d’un coup de hasard ;
Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

Orgon
Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?


Dorine
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ? À tel point

Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

Orgon
465Je sais bien le moyen de vous le faire croire.


Dorine
Oui ! oui ! vous nous contez une plaisante histoire !


Orgon
Je conte justement ce qu’on verra dans peu.


Dorine
Chansons !


Orgon
Chansons ! Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.


Dorine
Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;

470Il raille.

Orgon
Il raille. Je vous dis…


Dorine
Il raille. Je vous dis… Non, vous avez beau faire,

On ne vous croira point.

Orgon
On ne vous croira point. À la fin, mon courroux…


Dorine
Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.

Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
475Vous soyez assez fou pour vouloir… ?

Orgon
Vous soyez assez fou pour vouloir… ? Écoutez :

Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

Dorine
Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie.

Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
480Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
À quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ?…

Orgon
Choisir un gendre gueux ?… Taisez-vous. S’il n’a rien,

485Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver

Par son trop peu de soin des choses temporelles,
490Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

Dorine
495Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité,

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
500Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
505Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
510Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;
515Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

Orgon
Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !


Dorine
Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.


Orgon
520Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;

Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
525Je ne remarque point qu’il hante les églises.


Dorine
Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises,

Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

Orgon
Je ne demande pas votre avis là-dessus.

Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
530Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
535À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

Dorine
Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure[1].


Orgon
Ouais ! quels discours !


Dorine
Ouais ! quels discours ! Je dis qu’il en a l’encolure

Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
540Sur toute la vertu que votre fille aura.

Orgon
Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire,

Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

Dorine, elle l’interrompt toujours au moment où il se retourne pour parler à sa fille.
Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.


Orgon
C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.


Dorine
545Si l’on ne vous aimait…


Orgon
Si l’on ne vous aimait… Je ne veux pas qu’on m’aime.


Dorine
Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.


Orgon
Ah !


Dorine
Ah ! Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir

Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

Orgon
Vous ne vous tairez point ?


Dorine
Vous ne vous tairez point ? C’est une conscience[2]

550Que de vous laisser faire une telle alliance.

Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés… ?


Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?


Orgon
Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises,

Et tout résolument je veux que tu te taises.

Dorine
555Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.


Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.

(Se retournant vers sa fille.)
À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.

Dorine, à part.
J’ai pesé mûrement toutes choses. J’enrage

De ne pouvoir parler.

Orgon
De ne pouvoir parler. Sans être damoiseau,

560Tartuffe est fait de sorte…

Dorine
Tartuffe est fait de sorte… Oui, c’est un beau museau !


Orgon
Que, quand tu n’aurais même aucune sympathie

Pour tous les autres dons…

Dorine, à part.
Pour tous les autres dons… La voilà bien lotie !

(Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
Si j’étais en sa place, un homme assurément
Ne m’épouserait pas de force impunément ;

565Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

Orgon, à Dorine.
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?


Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.


Orgon
Qu’est-ce que tu fais donc ?


Dorine
Qu’est-ce que tu fais donc ? Je me parle à moi-même.


Orgon, à part.
570Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,

Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
(À Dorine)
Que ne te parles-tu ?

Dorine
Que ne te parles-tu ? Je n’ai rien à me dire.


Orgon
575Encore un petit mot.


Dorine
Encore un petit mot. Il ne me plaît pas, moi.


Orgon
Certes, je t’y guettais.


Dorine
Certes, je t’y guettais. Quelque sotte, ma foi !…


Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance ;

Et montrer pour mon choix entière déférence.

Dorine, en s’enfuyant.
Je me moquerais fort de prendre un tel époux[3].


Orgon, après avoir manqué de donner un souffler à Dorine.
580Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,

Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.

Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.



Scène 3

Dorine, Mariane.


Dorine
585Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ?

Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !

Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?


Dorine
590Ce qu’il faut pour parer une telle menace.


Mariane
Quoi ?


Dorine
Quoi ? Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui ;

Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
595Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.

Mariane
Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,

Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :

600L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?

Mariane
Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande,

Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?

Dorine
605Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,

Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?

Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter ;

Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

Dorine
Enfin, vous l’aimez donc ?


Mariane
Enfin, vous l’aimez donc ? Oui, d’une ardeur extrême.


Dorine
610Et, selon l’apparence, il vous aime de même ?


Mariane
Je le crois.


Dorine
Je le crois. Et tous deux brûlez également

De vous voir mariés ensemble ?

Mariane
De vous voir mariés ensemble ? Assurément.


Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?


Mariane
De me donner la mort, si l’on me violente.


Dorine
615Fort bien. C’est un recours où je ne songeais pas ;

Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !

620Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes,

Et dans l’occasion mollit comme vous faites.

Mariane
Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité…


Dorine
Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.


Mariane
625Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ?

Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?


Dorine
Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé,

Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
630La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

Mariane
Mais, par un haut refus, et d’éclatants mépris,

Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
635Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?

Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez

Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
640Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
645Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Mariane
Mon Dieu !…


Dorine
Mon Dieu !… Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,

650Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !

Mariane
Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours ;

Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

Dorine
Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,

655Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.

660D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
665Le bal et la grand’bande, assavoir[4], deux musettes,
Et parfois Fagotin[5], et les marionnettes ;
Si pourtant votre époux…

Mariane
Si pourtant votre époux Ah ! tu me fais mourir !

De tes conseils plutôt songe à me secourir.

Dorine
Je suis votre servante.


Mariane
Je suis votre servante. Hé ! Dorine, de grâce…


Dorine
670Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.


Mariane
Ma pauvre fille !


Dorine
Ma pauvre fille ! Non.


Mariane
Ma pauvre fille ! Non. Si mes vœux déclarés…


Dorine
Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.


Mariane
Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée :

Fais-moi…

Dorine
Fais-moi… Non, vous serez, ma foi, tartufiée.


Mariane
675Hé bien ! puisque mon sort ne saurait t’émouvoir,

Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
(Elle veut s’en aller.)

Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.

680Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

Mariane
Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre,

Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.

Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement

Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.



Scène 4

Valère, Mariane, Dorine.


Valère
685On vient de débiter, madame, une nouvelle

Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.

Mariane
Quoi ?


Valère
Quoi ? Que vous épousez Tartuffe.


Mariane
Quoi ? Que vous épousez Tartuffe. Il est certain

Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

Valère
Votre père, madame…


Mariane
Votre père, Madame… A changé de visée :

690La chose vient par lui de m’être proposée.

Valère
Quoi ! sérieusement ?


Mariane
Quoi ? sérieusement ? Oui, sérieusement.

Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

Valère
Et quel est le dessein où votre âme s’arrête.

Madame ?

Mariane
Madame ? Je ne sais.


Valère
Madame ? Je ne sais. La réponse est honnête.

695Vous ne savez ?

Mariane
Vous ne savez ? Non.


Valère
Vous ne savez ? Non. Non ?


Mariane
Vous ne savez ? Non. Non ? Que me conseillez-vous ?


Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.


Mariane
Vous me le conseillez ?


Valère
Vous me le conseillez ? Oui.


Mariane
Vous me le conseillez ? Oui. Tout de bon ?


Valère
Vous me le conseillez ? Oui. Tout de bon ? Sans doute.

Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

Mariane
Hé bien ! c’est un conseil, monsieur, que je reçois.


Valère
700Vous n’aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.


Mariane
Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.


Valère
Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.


Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.


Dorine, se retirant dans le fond du théâtre.
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.


Valère
705C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’était tromperie,

Quand vous…

Mariane
Quand vous… Ne parlons point de cela, je vous prie.

Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter,
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
710Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.

Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.


Mariane
715Il est vrai, c’est bien dit.


Valère
Il est vrai, c’est bien dit. Sans doute ; et votre cœur

N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane
Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.


Valère
Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée

Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
720Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

Mariane
Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite

Le mérite…

Valère
Le mérite… Mon Dieu ! laissons là le mérite.

J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
725Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

Mariane
La perte n’est pas grande, et de ce changement

Vous vous consolerez assez facilement.

Valère
J’y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.

730Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.

Mariane
735Ce sentiment sans doute est noble et relevé.


Valère
Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé.

Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
740Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

Mariane
Au contraire ; pour moi, c’est ce que je souhaite ;

Et je voudrais déjà que la chose fût faite.


Valère
Vous le voudriez ?


Mariane
Vous le voudriez ? Oui.


Valère
Vous le voudriez ? Oui. C’est assez m’insulter,

Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)

Mariane
745Fort bien.


Valère, revenant.
Fort bien. Souvenez-vous au moins que c’est vous-même

Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane
Oui.


Valère, revenant encore.
Oui. Et que le dessein que mon âme conçoit

N’est rien qu’à votre exemple.

Mariane
N’est rien qu’à votre exemple. À mon exemple, soit.


Valère, en sortant.
Suffit : vous allez être à point nommé servie.


Mariane
750Tant mieux.


Valère, revenant encore.
Tant mieux. Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.


Mariane
À la bonne heure !


Valère, s’en va, et, lorsqu’il est vers la porte, il se retourne.
À la bonne heure. Hé ?


Mariane
À la bonne heure. Hé ? Quoi ?


Valère
À la bonne heure. Hé ? Quoi ? Ne m’appelez-vous pas ?


Mariane
Moi ? Vous rêvez.


Valère
Moi ? Vous rêvez. Hé bien, je poursuis donc mes pas.

Adieu, madame.

(Il s’en va lentement.)


Mariane
Adieu, madame. Adieu, monsieur.


Dorine, à Mariane.
Adieu, madame. Adieu, monsieur. Pour moi, je pense

Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
755Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.

(Elle arrête Valère par le bras.)

Valère, feignant de résister.
Holà ! seigneur Valère. Hé ! que veux-tu, Dorine ?


Dorine
Venez ici.


Valère
Venez ici. Non, non, le dépit me domine.

Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

Dorine
760Arrêtez.


Valère
Arrêtez. Non, vois-tu, c’est un point résolu.


Dorine
Ah !


Mariane, à part.
Ah ! Il souffre à me voir, ma présence le chasse,

Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

Dorine, quittant Valère et courant à Mariane.
À l’autre ! Où courez-vous ?


Mariane
À l’autre ! Où courez-vous ? Laisse.


Dorine
À l’autre ! Où courez-vous ? Laisse. Il faut revenir.


Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.


Valère, à part
765Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;

Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.

Dorine, quittant Mariane et courant à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si, je le veux.

Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
(Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)


Valère, à Dorine.
Mais quel est ton dessein ?


Mariane, à Dorine.
Mais quel est ton dessein ? Qu’est-ce que tu veux faire ?


Dorine
770Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire.

(À Valère.)
Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?

Valère
N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?


Dorine
Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?


Mariane
N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée ?


Dorine, à Valère.
780Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin

Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
À Mariane.
Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.

Mariane, à Valère.
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?


Valère, à Mariane.
Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?


Dorine
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un et l’autre.

(À Valère)
Allons, vous.

Valère, en donnant sa main à Dorine.
Allons, vous. À quoi bon ma main ?


Dorine, à Mariane.
Allons, vous. À quoi bon ma main ? Ah çà ! la vôtre.


Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?


Dorine
De quoi sert tout cela ? Mon Dieu ! vite, avancez.

Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez[6].

(Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)


Valère, se tournant vers Mariane.
785Mais ne faites donc point les choses avec peine ;

Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)

Dorine
À vous dire le vrai, les amants sont bien fous !


Valère, à Mariane.
Oh çà ! n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?

Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
790De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

Mariane
Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat…


Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,

Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.


Dorine
795Nous en ferons agir de toutes les façons.

(À Mariane.)
Votre père se moque,
Votre père se moque,(À Valère.)
Votre père se moque, et ce sont des chansons.
(À Mariane.)
Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
800De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie
Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
805Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
810Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(À Valère.)
Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,

Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
815Adieu.

Valère, à Mariane
Adieu. Quelques efforts que nous préparions tous,

Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

Mariane, à Valère
Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ;

Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.

Valère
Que vous me comblez d’aise ! et, quoi que puisse oser…


Dorine
820Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

Sortez, vous dis-je.

Valère, il fait un pas et revient.
Sortez, vous dis-je. Enfin…


Dorine
Sortez, vous dis-je. Enfin… Quel caquet est le vôtre !

Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
(Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)


Fin du second acte.


  1. Un mari qui se laisse tromper et gouverner par sa femme est réputé partout de cornes, cornu, cornard ; c’est par cette raison que cocu, cornard et sot sont synonymes.
    (Voltaire)
  2. Pour : c’est un cas de conscience.
  3. Ce vers est à la fois clair et précis ; il ne renferme ni faute de français ni contre-sens, comme l’ont avancé d’habiles commentateurs : Dorine continue d’exprimer ici la pensée qu’elle exprimait tout à l’heure ; c’est comme si elle disait : Il m’importerait peu, je me moquerais fort de prendre un tel époux car
    ………………………un homme assurément
    Ne m’épouserait pas de force impunément ;
    Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
    Qu’une femme à toujours une vengeance prête.
    (Aimé Martin.)
  4. Toutes les éditions portent à tort : à savoir ; c’est l’ancien infinitif assavoir.
    (F. Génin.)
  5. Singe célèbre par ses tours.
  6. L’auteur de la lettre sur la comédie de l’Imposteur remarque judicieusement « que ce dépit a cela de particulier et d’original, qu’il naît et finit dans une même scène, et cela aussi vraisemblablement que faisaient ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelques tromperies faites par un tiers, la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement, à la vue des spectateurs, et de la délicatesse et de la force de la passion même. »