Tant mieux pour elle/Chapitre 2

Romans et contes, première partie (p. 181-185).


CHAPITRE II

Façon de faire des Entrevues.


La Reine reçut beaucoup d’Ambassadeurs au sujet du mariage de la Princesse. Il ne fut cependant question ni de sa figure, ni de son caractere ; on ne chercha ni à la voir, ni à la connoître ; on fit des perquisitions exactes sur l’étendue de ses revenus ; on ne demanda point son portrait, mais on prit l’état de ses biens. La Reine, de son côté, eut la prudence de prendre des mesures aussi sensées pour le bonheur de sa fille : elle fut fort tentée de la donner au fils du Roi de Tunquin, parce que son Ambassadeur étoit beau et bien fait. Elle étoit sur le point de se décider, lorsque le Prince Discret lui fit demander la faveur d’une audience. La Reine, toujours pleine de dignité, mit son rouge, plaça ses mouches, prit son déshabillé, et s’étendit sur son petit lit en baldaquin.

Grande Reine, dit le Prince en faisant une profonde inclination, je crains bien de manquer de respect à votre Majesté. Cela seroit plaisant, répliqua la Reine ; d’autres que moi s’offenseroient de ce début ; je ne le trouve point du tout révoltant. Madame, poursuivit le Prince, j’ai une demande à vous faire ; je ne m’adresse qu’à vous, et.point au Roi. Je suis le fils de la Fée Rusée. Vous tenez d’elle, à ce qu’il me paroît, dit la Reine, d’ailleurs votre air est intéressant ; vous avez de grands yeux noirs ; je parierois que vous n’êtes pas capable de mauvais procédés. J’en ai même de bons, répartit le Prince, le plus souvent qu’il m’est possible. Ah ! Madame, continua-t’il en soupirant, que Tricolore est aimable ! C’est une assez bonne enfant, reprit la Reine ; cela n’a encore idée de rien ; je ne sais, mais si j’étois homme, je ne pourrois pas souffrir les petites filles ; je vois cependant qu’elles sont à la mode ; le goût se perd, il n’y a plus de mœurs. C’est parce que j’en ai, dit le Prince, que j’ai des vûes sur la Princesse. Des vûes, interrompit la Reine ! qu’est-ce que c’est que des vûes sur ma fille ? Vous commencez à me manquer de respect. Ce seroit bien contre mon intention, répondit Discret : je veux seulement prouver à votre Majesté.... Que vous n’avez point d’usage du monde, dit vivement la Reine :je vois que vous voulez platement devenir l’époux de Tricolore ; vous ne vous rendez pas justice ; en vérité, Prince, vous valez mieux que cela. En ce moment, la Reine fit un mouvement qui laissa voir sa jambe ; elle l’avoit très-bien faite : le Prince étoit jeune, il étoit susceptible ; la Reine s’en apperçut, et reprit ainsi la conversation.

Je ne vous crois pas sans ressources, au moins. Le Prince avoit toujours les yeux fixés sur cette jambe. En vérité, Madame, poursuivit-il, plus je vous examine, plus je trouve que Mademoiselle votre fille vous ressemble. Il peut bien y avoir quelque chose, dit la Reine ; vous voulez donc absolument l’épouser ? J’avoue, s’écria le Prince, que c’est l’unique objet de mon ambition. La Reine prit le prétexte du chaud pour se découvrir la gorge. Hé bien, continua-t-elle, il faut faire l’entrevue. Madame, reprit le Prince, j’ai l’honneur d’être connu de la Princesse ; je lui fais quelquefois ma cour, et je crois pouvoir me flatter qu’elle ne blâmera pas la démarche que je fais : ainsi une entrevue me paroît totalement inutile. Que vous êtes neuf, dit la Reine ! je suis bien sûre que vous ne voyez jamais ma fille que lorsqu’elle tient appartement ; la conversation ne peut rouler alors que sur des sujets vagues ; il n’est pas possible de s’étudier ni de se connoître : il faut se voir en tête à tête.

Le Prince, comblé de joie, approuva beaucoup, et dit avec transport : Oui, je conçois, Madame, qu’une entrevue est nécessaire. Elle se fait à présent, répondit la Reine en fixant le Prince. Il parut étonné ; il regarda de tous les côtés, pour savoir s’il n’appercevroit pas Tricolore. Ma fille a confiance en moi, reprit la Reine ; je suis une autre elle-même ; c’est moi qui la représente ; elle vous acceptera si vous me convenez. Tout ce que je crains, poursuivit-elle avec un air modeste, c’est que ma fille ne vous convienne pas.

Le Prince connut les desseins de la Reine ; il vit qu’il n’obtiendroit Tricolore qu’à ces conditions. La Reine étoit encore aimable ; il se détermina, et s’exprima en ces termes : Cette façon de faire l’entrevue augmente mon bonheur. En même temps il serra la main de sa Majesté, qui le lui rendit bien, et qui laissa échapper ces mots : Prince, en vérité, je crois que vous conviendrez à ma fille. Je suis bien certain, continua-t-il vivement, que mon bonheur dépend d’elle. Elle est contente de l’entrevue, répliqua la Reine.

Discret s’imagina en être quitte. Je puis donc me flatter, dit-il en soupirant, que le mariage se conclura. Oui, sans doute, poursuivit la Reine, vos caracteres se rapportent ; mais vous savez aussi bien que moi que les Grands s’épousent d’abord par Procureur : c’est moi qui suis chargée de la procuration de ma fille. Discret ne put pas se méprendre au sens de ce discours ; il étoit embarqué ; il eût perdu toutes ses espérances s’il eût seulement balancé ; il fut infidele par sentiment. La conversation cessa, le plaisir fut en même temps senti et contrefait. La Reine reprit la parole par monosyllables, et finit par dire en soupirant : Ah Prince ! cher Prince, épousez encore ma fille.