Tandis que la terre tourne/La nuit du patre

Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 43-48).


LA NUIT DU PÂTRE


Tout le jour les troupeaux clocheteux ont goûté
Le serpolet, la ronce et l’herbe de l’été,
Sur la montagne vierge où l’olivier ramage
Pour endormir l’olive appendue au feuillage.
L’agneau de courte laine épuisant la brebis,
Sans dépasser d’un pied l’espace du pâtis
Dans la crainte du chien dont le croc étincelle,
Musard, a fait jaillir le jeu des sauterelles
Des bouquets argileux du thym ensoleillé.
Le pâtre d’un couteau de hêtre s’est taillé

Une langue de pain gris comme les cigales
Pour prendre son repas d’ail et de noix frugales.
Après, les doigts placés sur la flûte en fer-blanc,
Il a dit la journée et le bouc reniflant
Le sol, le roc poreux que le torrent irrigue,
Les chèvres dont les pis sont bleus comme des figues,
La châtaigne encor verte en sa touffe de crins,
Le chêne avec son gland, l’aube avec ses écrins,
L’âne au mufle graisseux, le nombre des sonnailles
Et le soleil coiffé d’un chapelet de pailles.
Il a dit le nid sec où glisse le lézard
Qui cloute de cristal son fourreau de brocard ;
Il a dit le silence et son âme exilée
Avec le bélier cher dont la corne est bouclée.
Puis, lentement, le soir lunaire est descendu ;
Les moutons ont bêlé d’effroi, le col tendu ;
L’essaim des feuilles s’est resserré sur les branches,
Et le ciel a pleuré des flots d’étoiles blanches.
Alors, plein de langueur, le bétail s’est couché,
Chaque agneau dans le sein de sa mère niché ;
Et dans l’air, se mêlant aux effluves acides,
Montèrent à doux bruit les haleines placides.

Tout dort, l’arbre, le chien, la houlette, le mont,
Et tout rêve, la lune aussi bien que l’ânon.
Seul veille, enveloppé de bure puritaine,
Comme un petit neveu de Jean de La Fontaine,
Le pâtre enluminé devant le fou qui luit
Pour éloigner le loup et réchauffer la nuit.
Et l’homme songe : un mois qu’il est sur la montagne,
Loin de son toit de brique et loin de sa compagne
Qui garde un fils enfant que l’on verra berger.
Les bêtes dès juin n’ont plus de quoi manger
Dans la plaine et voilà ce qui fait qu’on transhume…
Ce soir, l’ombre est glacée et l’herbe humide fume
Autour du feu qui danse et dont le rythme a pris
La phalène éblouie et la chauve-souris.
Nulle vitre ne brille à la ferme isolée
Qui fournit le pain bis et la viande salée.
En bas, la ville est morte. Une pomme de pin
Tombe sur la rocaille et vibrante se plaint.
On voit sur le sentier qui surplombe l’abîme
Quatre chênes bronzés s’épouser de la cime.
Un corps long et pelu se glisse en un terrier
Et le calme retombe. À peine un vieux noyer

Qui grelotte et paraît réunir dans sa veine
Tout ce qui vit encor du faîte et de la plaine.
Il serait gai de voir le songe puéril
Du troupeau prendre forme et dérouler son fil ;
De voir l’âme du chien et celle de l’agnelle
Aligner sur le sol leur rêve d’écuelle,
De prés luisants, de menthe et de parfums musqués
Ou de ruisseaux qu’on va franchir les reins arqués.
Ces rêves innocents et ceux de tous les êtres,
Ceux des lièvres, des taons, des figuiers ou des hêtres,
Avec ceux des humains, vers la lune d’argent
Montent, ascension du désir indigent
Auquel rien ne répond de l’espace économe
Sauf l’illusion d’or qui déverse son baume ;
Car les dieux savent bien les bonheurs qu’il nous faut
Et que le fruit qu’on touche en est déjà moins beau.
Or le pâtre par devers soi retient ces choses
Et balance l’apport des chardons et des roses.
Il sait qu’il faut peiner sans haine et sans regrets
Pour s’en aller un jour pourrir sous les cyprès
Comme une pomme flasque aux vergers de novembre.
Mais il aura chéri pourtant les sources d’ambre,

Les matins bourdonnant aux métiers des rayons ;
Il aura bien senti vivre sous ses haillons
Le sang brûlant de fièvre et l’honnête endurance.
Même il aura joui de son insuffisance ;
Il aura vu le soir de tendres pâmoisons
Resserrer sur son cœur amer les horizons.
Il aura d’un amour unique aimé sa femme
Et vu pousser le thym et l’hysope en son âme,
D’autres s’agiteront pour la gloire et l’orgueil
Qui ne seront pas mieux couchés dans le cercueil.
Il sait que l’existence offre des retours brusques,
Que dès qu’octobre aura carminé les lambrusques,
On reviendra, semeurs de cloches, au logis
Où brillent alignés les instruments fourbis,
Où le linge rugueux embaume de lessive,
Où les raisins d’hiver se bercent aux solives
Avec les chapelets de raves et d’oignons,
Les bottes de tilleul, les chairs de champignons…
Le logis et le lit célé par les courtines,
L’enfant aux doigts poisseux du sucre des tartines,
La ménagère fraîche en son fichu de lin,
La fenêtre, le puits, la vigne, le jardin.

Ce rêve est recueilli par la lune sereine
Et le pâtre s’endort sur un ventre de laine.
Pour lui, pour la houlette et le troupeau, répit.
Seul, frère de la lune, au pied d’un éboulis,
Les contemplant de l’or de son œil extatique
Un grand-duc est assis comme un chat domestique.