Tandis que la terre tourne/Soir rétrospectif

Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 49-50).


SOIR RÉTROSPECTIF


Je me souviens : l’instant étreint l’âme des plantes,
Des flottes d’or s’en vont sur le lac de l’éther,
Des cloches de moutons versent leurs eaux dolentes,
La corne du bélier lunaire perce l’air.
Je suis seule. Les monts se colorent d’extase,
Les fleurs et les maisons se ferment. C’est le soir.
Un ver luisant béat qui gîte dans un vase
S’argente comme un pleur au velours d’un œil noir ;
Le fenouil écrasé jette une odeur farouche,
Comme la sauterelle au contact de nos doigts

Salive une liqueur sur sa petite bouche.
J’écoute dans le calme un murmure de voix ;
Peut-être que j’entends bruisser les planètes
Dans la brise qui vient du large des moissons,
Peut-être qu’en rentrant les abeilles proprettes
Ont laissé leur musique errer dans les buissons.
Les branches d’un tilleul disent des messes basses
À quelque Pansylvain, impalpable et muet,
Les courtilières font ronfler leurs notes grasses,
La grande Ourse paraît danser un menuet.
Quelle étrange fraîcheur glace mon front de rêve
Et tombe sur mes mains ? Je n’ai pas froid. J’attends.
Un malaise confus dans ma poitrine crève.
N’est-ce pas le moment espéré si longtemps
D’un bonheur incertain, si fort qu’on en succombe ?
Une brume s’étend. Nul dieu trouant l’azur
Ne descend vers mon cœur sous forme de colombe
Et mon pied indécis dans l’ombre heurte un mur.