Taine - Voyage en Italie, t. 1/4

(Tome ip. 117-128).

ROME


Rome, 10 mars.


Tu demandes si l’on s’amuse à Rome. S’amuser est un mot français et n’a de sens qu’à Paris. Ici, quand on n’est pas du pays, il faut étudier ; nulle autre ressource. Je passe trois ou quatre heures par jour devant des tableaux et des statues ; j’écris mon impression, telle quelle et sur place, et je n’écris que lorsque j’ai une impression. Ainsi ne cherche pas ici une description complète ni un catalogue ; achète plutôt Murray, Forster ou Valéry : ils te donneront les renseignements d’art ou d’archéologie. Encore sont-ils bien secs, et ce n’est pas leur faute ; est-ce qu’avec des mots alignés sur le papier on peut faire voir des couleurs et des formes ? Ce qu’il y a de meilleur, ce sont les estampes, surtout les vieilles, par exemple les Piranèse. Ouvre tes cartons, regarde ces grandes places carrées, bordées de hautes fabriques et de dômes, poudreuses, traversées d’ornières, où passe un carrosse Louis XIV chargé de laquais, pendant que des vauriens approchent, quêtant une aumône, ou dorment appuyés contre une colonne. Cela parle plus clairement que toutes les descriptions du monde ; seulement il en faut rabattre : l’artiste a choisi un beau moment, un effet de lumière intéressant, il n’a pu s’empêcher d’être artiste ; de plus une estampe a l’avantage de ne pas sentir mauvais, et les gueux qu’on y voit n’inspirent ni compassion ni dégoût. Tu m’envies d’être à Rome : je suis content d’y être venu, parce que j’y apprends beaucoup de choses ; mais pour le vrai plaisir, le plaisir sans mélange et poétique, je le trouvais plus aisément quand avec toi, sous ta lampe, à onze heures du soir, je fouillais tes vieux cartons.

Quant à la vie, elle n’a rien ici d’intéressant. J’ai loué un petit logement chez de braves gens, demi-bourgeois, tout à fait Romains, qui réservent leur propreté pour leurs hôtes, et leur malpropreté pour eux-mêmes. Un des fils est avocat, un autre employé. La famille vit en louant les chambres qu’elle a sur le devant, et se confine dans les pièces du fond. On ne balaye pas l’escalier, la maison n’a pas de concierge, et jour et nuit l’allée demeure ouverte ; entre qui veut. En revanche, la porte de chaque appartement est massive et capable de résister à une attaque. Pas de lumière ; les locataires emportent le soir des allumettes dans leur poche ; aucun moyen de s’en passer, sauf les jours de lune. Un de nos amis avait placé à ses frais un quinquet sur son palier ; le soir, le quinquet était volé ; un second et un troisième quinquet ayant eu le même sort, il est revenu aux allumettes. Le matin, on déjeune au café Greco ; c’est une longue pièce, basse, enfumée, point du tout brillante ni coquette, mais commode ; il paraît qu’il en est ainsi partout en Italie. Celui-ci, qui est le meilleur de Rome, semblerait de troisième ordre à Paris. Il est vrai que presque tout y est bon et à bas prix ; le café, qui est excellent, coûte trois sous la tasse. — Cela fait, je vais dans un musée, dans une galerie, presque toujours seul ; sans cela, impossible d’avoir des impressions à soi et surtout de les suivre ; la conversation et la discussion font sur les rêves et les images intérieures l’effet d’un coup de balai sur une volée de papillons. Tout en vaguant dans les rues, j’entre dans les églises, mon guide imprimé m’en dit l’architecte et le siècle ; cela les remet pour moi dans leur entourage historique et me fait raisonner involontairement sur les mœurs d’où elles sont nées. Rentré chez moi, je trouve sur ma table des livres du temps, surtout des mémoires et des poëmes ; je lis une heure ou deux, et j’achève de griffonner mes notes. À mon sens, Rome n’est qu’une grande boutique de bric-à-brac ; qu’y faire, à moins d’y suivre des études d’art, d’archéologie et d’histoire ? Je sais très-bien pour mon compte que si je n’y travaillais pas, le désordre et la saleté du bric-à-brac, les toiles d’araignées, l’odeur du moisi, la vue de tant de choses précieuses, autrefois vivantes et complètes, maintenant dédorées, mutilées, dépareillées, me jetteraient dans les idées funèbres. — Le soir venu, on appelle un fiacre et l’on fait des visites. On m’a muni de lettres d’introduction ; je vois des personnes de toute opinion et de toutes conditions, et j’ai rencontré beaucoup de politesse et de bienveillance. Mon hôte me parle du temps présent, de religion, de politique ; j’essaye de ramasser quelques idées sur l’Italie d’aujourd’hui ; elle est le complément de l’Italie d’hier, et comme une dernière pièce dans une série de médailles ; toutes ces médailles se commentent et s’expliquent les unes les autres ; je fais sur elles mon métier ordinaire ; après avoir touché à bien des choses, je trouve qu’il n’y en a qu’une de bonne ou du moins de supportable, qui est de faire son métier.


Rome, l’arrivée.


Cette Rome hier au soir toute noire, sans boutiques, avec quelques becs de gaz éloignés les uns des autres, quel spectacle mortuaire ! La place Barberini, où je loge, est un catafalque de pierre où brûlent quelques flambeaux oubliés ; les pauvres petites lumières semblent s’engloutir dans le lugubre suaire d’ombre, et la fontaine indistincte chuchote dans le silence avec un bruissement de spectre. On ne peut rendre cet aspect de Rome le soir : le jour, « cela sent le mort[1] ; » mais la nuit, c’est toute l’horreur et la grandeur du sépulcre.


Premier dimanche, messe à la Sixtine.


On fait queue à l’entrée, les femmes sans chapeau, en voile noir, les hommes en habit noir officiel : c’est l’uniforme, mais on met son plus vieil habit ; quelques hommes ont un pantalon brun et un chapeau gris à larges bords : l’assemblée semble composée de clercs d’huissier et d’entrepreneurs de pompes funèbres. On est là par curiosité, comme à une pièce de théâtre ; les ecclésiastiques eux-mêmes causent librement et avec entrain de choses indifférentes.

Il s’établit autour de moi une conversation sur les chapelets. À Paris, ils coûtent trente-six francs la douzaine ; ici les meilleurs, au meilleur marché, se trouvent derrière l’église Santa-Maria sopra Minerva. « Je retiendrai ce nom ; par où faut-il passer ? — Vous savez que nous n’aurons pas le pape aujourd’hui, il est souffrant. — Moi, je suis logé via del Babbuino à cinq francs par jour, le déjeuner compris ; mais le vin est faible. — Les singuliers Suisses coloriés et bigarrés ! On dirait des figurants d’opéra. — Celui qui vient d’arriver, c’est le cardinal Panebianco, un moine tout gris ; à la première vacance, il sera papabile. — Moi, je n’aime pas l’agneau, on ne peut pas avoir ici de vrai gigot. — Vous allez entendre Mustapha le soprano, un homme admirable. — Est-ce qu’il est Turc ? — Ni Turc ni homme. — Monsignor Landriani, une belle tête, mais un âne de première qualité. — Les Suisses sont du seizième siècle, regardez leur fraise, leur plumet blanc, leur hallebarde, les raies rouges, jaunes et noires de leur justaucorps ; on dit que le costume a été dessiné par Michel-Ange. — Michel-Ange a donc tout fait ici ? — Tout ce qu’il y a de meilleur. — Alors il aurait bien dû améliorer le gigot. — Vous vous y habituerez. — Pas plus qu’au vin, et les jambes commencent à me rentrer dans le corps. »

L’office est une belle cérémonie ; les chapes damasquinées luisent à chaque mouvement ; l’évêque et ses acolytes sont de haute taille, noblement drapés ; ils font et défont leurs files avec les attitudes les plus graves et les mieux choisies. Cependant un à un les cardinaux se sont avancés la calotte rouge sur la tête ; deux caudataires portent leur queue violette ; ils s’asseyent, et chacun d’eux a ses caudataires à ses pieds. Beaucoup de têtes sont creusées et profondément expressives, surtout parmi les moines ; mais nulle ne l’est plus que celle du prélat officiant : maigre, noir, les deux yeux enfoncés, le front saillant et superbe, il s’assied comme un dieu égyptien, immobile sous sa haute mitre blanche, dans les plis chatoyants de son étole. — Un général des théatins, en robe brune et casaque blanche, a prononcé un sermon latin, bien accentué, accompagné d’excellents gestes, sans cris ni monotonie. — Ç’aurait été un sujet d’estampe pour Sébastien Leclerc.

Musique vocale : ce sont d’affreux braillements ; il semble que les intervalles étranges, inouïs, aient été accumulés à plaisir. On démêle bien des modulations tristes et originales, mais l’harmonie est brutale, et il y a des coups de gosier de chantre ivre. Ou je n’ai plus d’oreille, ou les notes fausses abondent ; les voix hautes ne sont qu’un glapissement ; le gros chantre du milieu beugle ; on le voit dans sa cage qui sue et se travaille. Il y a eu après le sermon un beau chant d’un style élevé et sévère ; mais quelles désagréables voix, celles du haut aigres, celles du bas aboyantes !

La sortie est curieuse : on voit au bout de la colonnade chaque cardinal monter en carrosse ; trois laquais sont empilés derrière ; le parapluie rouge posé sur la caisse indique aux soldats qu’ils doivent présenter les armes. La procession des personnages lointains sous les arcades, les Suisses bariolés, les femmes en noir et voilées, les groupes qui se font et se défont sur les escaliers, les fontaines jaillissantes qu’on aperçoit entre les colonnes, forment un tableau, chose inconnue à Paris ; la scène a une ordonnance, un cadre, un effet. On reconnaît les vieilles gravures.

À force d’errer dans les rues, à pied ou en voiture, on finit par trouver ceci qui surnage au milieu de tant d’impressions : Rome est sale et triste, mais non commune. La grandeur et la beauté y sont rares comme partout ; mais presque tous les objets sont dignes d’être peints et vous tirent de la petite vie régulière et bourgeoise.

D’abord elle est sur des collines, ce qui donne aux rues une diversité, un caractère. Selon la pente, le ciel est coupé diversement par les files des maisons.

Ensuite quantité de choses indiquent la force, même aux dépens du goût ; églises, couvents, obélisques, colonnades, fontaines, statues, tout cela révèle soit un grand parti pris dans la vie, soit la grandeur des richesses accumulées par la conquête matérielle ou spirituelle. Un moine est un animal étrange, d’une race perdue. Une statue ne correspond pas aux besoins d’un bourgeois. Une église, même jésuitique, si emphatique qu’en soit la décoration, témoigne d’une corporation redoutable. Ceux qui ont fait le moine, la statue ou l’église, ont marqué visiblement sur la trame vulgaire de l’histoire, soit par le renoncement, soit par la puissance. Un couvent comme la Trinita-del-Monte, avec son air de forteresse fermée, une fontaine comme celle de Trevi, un palais massif, monumental comme ceux du Corso et de la place de Venise, annoncent des vies et des goûts qui ne sont pas ordinaires.

D’autre part, les contrastes abondent ; au sortir d’une rue bruyante et vivante, vous longez pendant un quart de lieue un mur énorme, suintant, incrusté de mousse ; pas un passant, pas une charrette ; de loin en loin une porte à boulons de fer s’arrondit sous une arcade basse : c’est la sortie secrète d’un grand jardin. — Vous tournez à gauche, et vous voilà dans une rue d’échoppes et de galetas, où pullule une canaille débraillée, où les chiens quêtent parmi les tas d’ordures. — Elle aboutit au portail sculpté, enjolivé d’une église trop ornée, sorte de bijou ecclésiastique, tombé sur un fumier. Au delà, les rues noirâtres et désertes recommencent à développer leurs files. — Tout d’un coup, par une porte entre-bâillée, vous voyez un bois de lauriers, de grands buis taillés, un peuple de statues parmi des jets d’eau vive. Un marché de choux s’étale autour d’une colonne antique. Des baraques recouvertes d’un parapluie rouge se nichent contre la façade d’un temple ruiné, puis subitement, au sortir d’un monceau d’églises et de taudis, vous apercevez des tapis de verdure, des potagers, et au delà tout un pan de campagne.

Enfin les trois quarts des maisons ont une tournure originale ; chacune intéresse par elle-même. Elles ne sont pas un simple massif de maçonnerie, une chose commode où on loge, et qui ne dit rien. Plusieurs portent une seconde maison plus petite, et au-dessus une terrasse couverte, un petit promenoir aérien. Les plus laides, avec leurs barreaux rouillés, leurs corridors noirs, leurs escaliers encrassés, sont rebutantes, mais on les regarde.

Je compare Rome encore une fois à l’atelier d’un artiste, non pas d’un artiste élégant, qui, comme les nôtres, songe au succès et fait montre de son état, mais d’un vieil artiste mal peigné, qui en son temps avait du génie, et qui aujourd’hui se dispute avec ses fournisseurs. Il a fait faillite, et les créanciers ont plus d’une fois démeublé son logis ; mais ils n’ont pu emporter les murailles, et ils ont oublié beaucoup de beaux objets. En ce moment, il vit de ses débris, sert de cicerone, empoche le pourboire, et méprise un peu les richards dont il reçoit les écus. Il dîne mal, mais il se console en pensant aux glorieuses expositions où il a figuré, et se promet tout bas, parfois même tout haut, que l’an prochain il prendra sa revanche. Il faut avouer que son atelier sent mauvais, les planchers n’ont pas été balayés depuis six mois, le sopha a été brûlé par les cendres de la pipe, des savates éculées trament dans un coin ; on aperçoit sur un buffet des pelures de saucisson et un morceau de fromage ; mais ce buffet est de la renaissance, cette tapisserie râpée, qui cache un mauvais matelas, vient du grand siècle, le long du mur où monte l’ignoble tuyau de poêle pendent des armures, de précieuses arquebuses damasquinées. Il faut y venir et n’y pas rester.

Nous avons traversé de longues rues en pente, enfermées entre des murailles énormes, toutes borgnes ou grillées, sur un interminable pavé solitaire qui luit, et nous sommes allés, en passant devant le palais de Lucrèce Borgia, jusqu’à Saint-Pierre-aux-Liens, pour voir le Moïse de Michel-Ange. Au premier aspect, il surprend moins qu’on ne l’aurait cru. On l’a vu gravé ou réduit ; là-dessus l’imagination, comme toujours, a exagéré ; de plus il est poli, fini avec une perfection extrême. Il est dans une église parée et brillante ; on l’a encadré joliment dans une jolie chapelle. Toutefois, à mesure qu’on le regarde, la masse colossale fait son effet ; on sent la volonté impérieuse, l’ascendant, l’énergie tragique du législateur et de l’exterminateur. Par ses muscles héroïques, par sa barbe virile, c’est un barbare primitif, un dompteur d’hommes ; par sa tête allongée, par les saillies des tempes, c’est un ascète. S’il se levait, quel geste, quelle voix de lion !

Ce qu’il y a de plus charmant ici, c’est ce qu’on rencontre en chemin sans s’y attendre : tantôt le palais du Quirinal au sommet d’une colline, tout entier détaché dans l’air grisâtre, en face les chevaux et les colosses de marbre, un peu plus loin les verdures pâles d’un jardin et un horizon immense où fondent les nuages ; tantôt un couvent arménien avec ses eaux d’arrosement qui courent dans des rigoles de pierre, avec ses palmiers jetés au hasard, avec son énorme vigne, qui à elle seule fait un berceau, avec ses beaux orangers si nobles et si tranquilles sous leurs pommes d’or. Des figuiers d’Afrique viennent chauffer leurs plaques épineuses le long des roches ; les branches fines des arbres commencent à verdir ; on n’entend que le bruit presque insensible d’une petite pluie tiède. Qu’on serait bien ici pour être oisif, regarder ses sensations intimes ! Mais il faudrait avoir l’âme toujours gaie ou du moins toujours saine.





  1. Mot de M. de Girardin.