Taine - Voyage en Italie, t. 1/3

(Tome ip. 105-116).

DE NAPLES À ROME










6 mars 1864, de Naples à San-Germano.


Jusqu’à Capoue, la campagne est un jardin. Une récolte verte, fraîche comme en mai, couvre la plaine : de quinze en quinze pieds, un orme ébranché soutient une vigne tortueuse qui pousse un sarment jusqu’à l’autre tronc ; tout le champ fait ainsi une large treille. Au-dessus de ce treillis brun des vignes, au dessus des rameaux blanchâtres des ormes, les pins-parasols, comme une race étrangère et supérieure, élèvent tranquillement leur coupole noire.

Le Vulturne est une médiocre rivière jaunâtre, et Capoue une ville moins qu’ordinaire ; mais cette campagne est si riche ! Le sol végétal a parfois la hauteur d’un homme, et l’air est si doux qu’on laisse ouvertes toutes les fenêtres du wagon. On se souvient des anciens Samnites en regardant l’âpre amas de montagnes qui montent derrière la ville. Comment ces loups des gorges et des hauteurs ne seraient-ils pas tombés sur la proie de la plaine ? Une pareille ville était une curée. On pense alors aux paroles de Tite-Live, à cette grande scène d’emphase et de sincérité méridionale où les députés, prosternés dans le vestibule de la curie, suppliants, les yeux pleins de larmes, livrent en propriété au peuple romain leurs corps et leurs biens, « la ville de Capoue, le peuple campanien, les champs, les temples des dieux, toutes les choses divines et humaines. » Quel zèle pour l’État, quelles préoccupations politiques chez le moindre artisan, quelle confusion forcée des intérêts privés et des intérêts publics, quand du haut des murs chacun voyait approcher des bandes de pâtres pillards semblables aux brigands d’aujourd’hui, quand toutes les semaines, dans le temple principal, les citoyens délibéraient sur les moyens de n’être pas pillés, tués ou vendus ! Nous ne comprendrons jamais la passion d’un ancien pour sa ville.

Ces montagnes sont presque nues, âpres, hérissées de petits rocs qui semblent les ruines d’un écroulement, comme si les cimes et les versants avaient frissonné pendant un tremblement de terre, et que leur écorce fendillée se fût dispersée en lambeaux. La roide arête tranche comme une lame au milieu de l’air. Point d’arbres, quelques buissons maladifs ou tenaces, des mousses, parfois rien. La montagne allonge son triangle ébréché comme un amas de scories ; d’autres debout, crevassées comme par la fureur d’un incendie, se dressent, pareilles à une momie pleine de cendres, au milieu de leurs compagnes fauves. Les plus hautes, à l’horizon, ont un panache de neige. De là sortaient les Samnites, les aventuriers des « printemps sacrés », en peaux de bique, les pieds entortillés de cordes, avec la barbe inculte, avec les yeux noirs et fixes des pâtres que voici devant nous. Il faudrait avoir vécu en Californie ou en Nouvelle-Zélande pour se représenter aujourd’hui la situation d’une cité antique.

Le ciel est aussi beau qu’en juin, chaud et splendide. Les montagnes, deux côtés, sont d’un bleu simple et grave[1], et s’ordonnent les unes derrière, les autres en amphithéâtre, comme pour le plaisir des yeux. L’air, épaissi par la distance, pose un superbe vêtement éclatant et diaphane sur ces grands corps, et au-dessus d’eux des nuages paisibles étagent leurs volutes de neige.

Il a plu violemment la veille, et des travailleurs de toute espèce déblayent la route, défoncée par les torrents. Pour la première fois, voici des femmes vraiment belles : elles sont en guenilles, et on ne les toucherait pas avec des gants ; mais à dix pas elles ressemblent à des statues. À force de porter l’eau, le mortier, tous les fardeaux sur leur tête, elles ont pris l’attitude droite, la démarche noble d’une canéphore. Un épais linge blanc leur couvre la tête et, retombant des deux côtés, les protège contre le soleil. Dans cette blancheur, la chaude couleur de la peau, les yeux noirs, sont d’un éclat admirable. Plusieurs ont des traits réguliers ; une d’elles, un peu pâle, est aussi fine qu’une figure de Vinci. La chemise se chiffonne autour du cou, au-dessus du corset, et semble faite exprès pour la peinture ; la jupe tombe en tuyaux naturellement, parce que le corps se tient droit.

À mesure que le soir approche, les montagnes étagées à l’Orient deviennent plus belles. Elles ne sont point trop proches ni trop grandes, accablantes comme les Pyrénées, tristes comme les Cévennes. Entre elles s’étend une large campagne fertile, elles sont toutes décoratives et servent de second plan au tableau. Leur noblesse est parfaite et aussi leur douceur. Insensiblement elles prennent les teintes de la violette, du lilas, de la mauve. Plusieurs semblent une jupe de moire avec ses cassures ; les fortes arêtes, les saillies nues ne sont à cette distance que des plis lustrés. Les villes et les bourgs sur les hauteurs forment des groupes blancs, et l’azur du ciel est si pur, si fort, et cependant si suave, que je ne me souviens pas d’avoir vu une plus belle couleur.



Le Mont-Cassin.


Je connaissais un des supérieurs du Mont-Cassin ; j’y suis monté en passant. Tu as lu ce nom, c’est celui de la principale et de la plus ancienne abbaye des bénédictins. Elle est du sixième siècle, fondée sur l’emplacement d’un temple d’Apollon ; mais les tremblements de terre l’ont plusieurs fois détruite, et aujourd’hui l’édifice est du dix-septième. De ce centre, la vie monastique s’est propagée à travers l’Europe barbare dans les temps les plus noirs du moyen âge. Ce qui restait de la civilisation antique reposait ainsi dans des coins écartés, sous la croûte monacale, comme une chrysalide dans sa gaîne. Les moines copiaient des manuscrits au bourdonnement des litanies : cependant les sauvages du Nord passaient et repassaient dans les vallées, apercevant sur la cime rocheuse les fortes murailles qui protégeaient le dernier asile. Maintes fois ils les ont forcées ; plus tard, convertis, ils baissaient la tête avec une terreur superstitieuse, et venaient toucher les reliques. Un roi dont l’histoire est peinte sur la muraille a laissé ici sa couronne pour prendre la robe de moine.

Pour monter au couvent, on part de San-Germano ; c’est une petite ville sur un pan de montagne, pauvre et laide, où des ruelles caillouteuses, grimpantes, s’échelonnent avec des enfants en guenilles et des porcs errants. Les portes des maisons sont ouvertes ; le porche noir tranche sur la blancheur crue des murailles, et les ustensiles de ménage, vaguement entrevus à travers l’ombre mouvante, poudroient dans la profondeur, pailletés de clartés qui tremblent. Sur la droite, au-dessus d’un entassement extraordinaire de blocs roussis, la montagne disloquée porte un débris de château féodal. Sur la gauche, pendant une heure et demie, une route en zigzag monte jusqu’au sommet ; des lentisques, des touffes de graminées luisent entre les quartiers de roche ; à chaque pas les lézards filent entre les pierres. Plus haut, apparaissent des chênes-verts, des buis, des genêts, de grands euphorbes, et toute la végétation d’hiver qui a pu subsister entre les blocs croulants, sur les mamelons de pierre stérile.

Du côté vide se déploie l’armée des montagnes ; rien que des montagnes, ce sont les seuls habitants ; elles occupent tout le paysage ; derrière elles, d’autres encore, et ainsi plusieurs files. Une d’elles, la tête déchirée, s’avance comme un promontoire, et son long squelette semble un saurien monstrueux accroupi à l’entrée de la vallée. Un tel spectacle laisse bien loin derrière soi les Colisée, les Saint-Pierre, tous les monuments humains. Chacune a sa physionomie, ainsi qu’un visage animé, mais une physionomie inexprimable, parce qu’aucune forme vivante ne correspond à cette forme minérale ; chacune a sa couleur, l’une grise et calcinée comme une cathédrale écroulée dans la flamme, d’autres brunes et rayées par les eaux de longs sillons blancs, les plus lointaines bleues et sereines, les dernières blanchâtres dans la plus glorieuse robe de lumière vaporeuse, toutes tachetées magnifiquement par les ombres de leurs voisines et par les noirceurs mouvantes des nuages, toutes, si diverses qu’elles soient, ennoblies par la lumière veloutée qui les couvre et par la grande coupole céleste dont leur énormité les fait dignes. Nulle cariatide ne vaut ces colosses.

À la cime, sur une esplanade, s’étend le grand couvent carré étageant ses terrasses, assis dans une enceinte de jardins pierreux, et le peuple de sommets nus fait un chœur dont il est le centre.

Au bout d’un long porche en pente, on aperçoit une cour entourée de colonnes. De là, un large escalier élève ses gradins jusqu’à une cour plus haute, munie aussi de ses portiques ; les statues des abbés, des princes, des bienfaiteurs, font autour des murailles une assemblée silencieuse. Au fond s’ouvre l’église ; du portail on suit les rangées de colonnes, la courbe des arcs qui tranchent l’azur, puis au delà, dans la poussière lumineuse du soir, l’ample architecture des montagnes. Pierre et ciel, il n’y a rien d’autre ; cela donne envie d’être moine.

Ma chambre est au bout d’un de ces énormes corridors où l’on se perd ; les deux fenêtres donnent chacune sur un horizon distinct de montagnes. Presque point de meubles ; au milieu, en guise de foyer, brûle un brasero sous des cendres blanches. Aux murs sont pendues de vieilles estampes d’après Luca Signorelli, de superbes corps nus posés comme des lutteurs à la façon de Michel-Ange. Dans l’autre pièce sont de vieux petits tableaux noircis, Tobie et l’Ange, entre des colonnades. Les moindres objets portent l’empreinte de l’ancienne grandeur.

Les savants de Rome viennent souvent ici passer deux ou trois mois dans les chaleurs de l’été, afin de travailler à leur aise, au frais et en silence. La bibliothèque a quarante mille volumes et une quantité de diplômes. L’hospitalité est complète, il n’y a pas de tronc, à peine si l’on peut donner quelque chose au domestique. L’ordre a gardé ses anciennes traditions, son goût pour la science, son esprit libéral. Les moines ne sont point cloîtrés, séparés du monde ; ils peuvent sortir et voyager. Un d’entre eux, le père Tosti, est un historien, un penseur, un réformateur respectueux, mais imbu de l’esprit moderne, persuadé qu’il faut désormais concilier l’Église et la science. Ils travaillent comme autrefois, et ils enseignent. Sur trois cents habitants du monastère, il y a vingt moines et environ cent cinquante élèves qu’on conduit depuis les rudiments jusqu’à la théologie. Le soir, au-dessous de nous, dans un creux plein de genêts et de lentisques, nous entendions les enfants du séminaire crier et courir, et leurs robes noires, leurs chapeaux à larges bords, apparaissaient entre le vert des arbres.

Nous avons dîné seuls dans l’immense réfectoire, à la lumière d’une lampe de cuivre, presque semblable à celles de Pompéi, sans verre ; la petite flamme jetait une clarté vacillante sur les dalles, sur la grande voûte de pierre ; tous les reflets se noyaient dans l’obscurité envahissante et vague. Sur la droite une fresque énorme du Bassan, la Multiplication des pains, tout un pan de muraille couvert de figures entassées, flottait comme une apparition de vieux fantômes, et quand le servant arrivait portant les plats, sa forme noire, solitaire au milieu de la pénombre jaunâtre, semblait aussi celle d’une ombre…

Le matin entre par votre fenêtre sans rideaux et vous éveille. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choses aussi belles au monde qu’une pareille heure en pareil lieu. On s’étonne au premier regard de retrouver à la même place que la veille cette assemblée de montagnes. Elles sont plus sombres qu’hier, le soleil ne les a pas encore touchées, elles restent froides et graves ; mais dans le grand cirque qui s’évase au pied du couvent, dans les vallées voisines, on voit s’élever et planer des centaines de nuages, les uns blancs comme des cygnes, les autres diaphanes et fondants, quelques-uns accrochés aux rocs comme une gaze, d’autres suspendus, nageant, semblables à la vapeur qui flotte au dessus d’un cours d’eau. Le soleil monte, et tout d’un coup son rayon oblique peuple les profondeurs. Les nuages illuminés forment un essaim d’êtres aériens, délicats, tous d’une grâce délicieuse ; les plus lointains luisent faiblement comme un voile de mariée, et toutes ces blancheurs, toutes ces splendeurs mouvantes font un chœur angélique entre les noires parois des amphithéâtres ; la plaine a disparu, on n’aperçoit que les montagnes et les nuages, les vieux monstres immobiles et sombres, et les jeunes dieux vaporeux, légers, qui volent et se fondent capricieusement les uns dans les autres, et prennent pour eux seuls toute la caresse du soleil.

L’église est du dix-septième siècle, peinte par Luca Giordano et par le Josépin. Comme la chartreuse de Naples, on l’a revêtue de marbres précieux incrustés les uns dans les autres, en sorte que le pavé ressemble à un beau tapis, et les murs à un riche papier peint. L’ancienne gravité et l’ancienne énergie de la renaissance avaient disparu ; on touchait déjà aux mœurs de cour et de salon. Aussi l’architecture est l’œuvre d’un paganisme mondain et montre un dilettantisme de décorateur ; coupoles, arcades, colonnes tordues, corinthiennes, de tout genre, figures sculptées, dorures, ils ont entassé là toutes les ressources de leur art. Les stalles du chœur sont travaillées avec un fini étonnant, couvertes de figurines et de feuillages. Les peintures plafonnent dans la coupole, s’étalent dans la nef, regorgent sur les chapelles, s’emparent des coins, se déploient en compositions énormes sur le portail et sur les voûtes. Le coloris flatte l’œil comme une robe de bal. Une charmante Vérité de Luca Giordano n’est presque vêtue que de ses cheveux blonds ; une autre figure, la Bonté, est, dit-on, le portrait de sa femme. Les autres Vertus, si gracieuses, sont les riantes et amoureuses dames d’un siècle qui, assis dans la paresse et résigné au despotisme, ne songeait plus qu’à la galanterie et aux sonnets. Le peintre froisse la soie, tortille les étoffes, suspend des perles aux oreilles mignonnes, fait reluire des colliers d’or sur la fraîcheur des épaules satinées, et poursuit tellement le brillant et l’agréable que sa fresque de l’entrée, la Consécration de l’église, est une somptueuse et tumultueuse parade d’opéra.

L’autel, dit-on, est de Michel-Ange ; deux enfants géants le soutiennent. Une pesante crosse d’or est de Cellini. L’orgue a les jeux les plus compliqués et les plus brillants ; deux moines sont Allemands, et étudient dans les archives les trésors enfouis de l’ancienne musique. On a tout ici, les arts, la science, les grands spectacles de la nature. Voilà ce que le vieux monde féodal et religieux avait fait pour les âmes pensives et solitaires, pour les esprits qui, rebutés par l’âpreté de la vie, se réduisaient à la spéculation et à la culture d’eux-mêmes. La race en subsiste encore ; seulement ils n’ont plus d’asile ; ils vivent à Paris, à Berlin, dans des mansardes ; j’en sais plusieurs qui sont morts, d’autres s’attristent et se roidissent ; d’autres s’usent et se dégoûtent. La science fera-t-elle un jour pour ses fidèles ce que la religion a fait pour les siens ? Y aura-t-il jamais un Mont-Cassin laïque ?





  1. Cæruleus.