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CAUSERIE.

Novembre 1870.



Et le vieux colonel, tirant sa tabatière,
Me dit : « Que voulez-vous, mon ami, c’est la guerre !
— La guerre, cher monsieur ; mais je ne l’admets pas.
— Comment ! — À mon avis, la déesse Pallas
Devrait, au lieu de lance, et d’égide, et de casque,
Porter plumes, rubans, grelots, maillot et masque,
Et tenir à la main, comme feu Triboulet,

Une marotte. — Eh quoi ! riez-vous, s’il vous plaît ? —
Non, non, je ne ris pas. — Quoi ! Pallas une folle ? —
Oui, mon cher colonel. — On croirait, ma parole,
Que pour vous le dieu Mars n’est qu’un bouffon de cour,
Un pître, s’essoufflant au coin d’un carrefour,
Aux badauds ébahis débitant des sornettes,
Et dans un casque d’or recueillant ses recettes.
— Le portrait ci-dessus est exact en tout point.
— Voyons, vous vous moquez… — Je ne me moque point,
Comme disait Alceste, et je ne puis comprendre
Que votre opinion se puisse encor défendre.
Vous faites de la guerre une nécessité,
Un fléau qui jamais ne peut être évité,
Comme le choléra, la grêle ou le tonnerre ;
Puis vous vous inclinez en disant : C’est la guerre !
Ce mot-là, paraît-il, devra tout excuser ;
On ne doit s’insurger ni se scandaliser
En voyant le bon droit se donner une entorse,
La justice céder au règne de la force,
Et la matière enfin l’emporter sur l’esprit.
— Tout cela, mon ami, sont choses qu’on écrit ;

Ce sont raisonnements qui font bien dans un livre ;
Mais l’homme est toujours l’homme, et la gloire l’enivre,
Et de son sot orgueil telle est l’intensité
Qu’il le pousse souvent jusqu’à la cruauté.
La guerre, voyez-vous, est un mal incurable.
— Et pourquoi ? — Parce que… — Vous connaissez la fable
De Bertrand et Raton ? — Oui, les marrons du feu.
— Eh bien, mon colonel, réfléchissons un peu.
N’est-il pas évident que tous, tant que nous sommes,
Nous sommes les Ratons, et que ces quelques hommes
Que l’on nomme empereurs, ministres, généraux,
Sont… — Mon ami, la guerre enfante des héros,
Grandit les sentiments, dévoile les courages,
Fait des hommes enfin ! — Mais en perd davantage.
— Mourir pour son pays est un bienheureux sort.
— Hum ! hum ! Celui qui meurt jouit-il de sa mort ?
— Comment, vous, un Français ! — Mon Dieu, je dois le dire,
Je ne crois pas qu’il soit un homme qui désire
Mourir pour son pays, alors qu’à ses côtés
Éclatent les obus, et qu’il voit culbutés
Criant, saignant, geignant, sept ou huit camarades.

Alors les chants guerriers lui paraissent très-fades ;
Son devoir l’attachant, quoi qu’il doive affronter,
Il reste ; mais a-t-il grand plaisir à rester ?
Pense-t-il qu’il est beau de mourir pour la gloire ?
Le chant des Girondins lui vient-il en mémoire ?
Non. Dans ces moments-là le cœur pleure, et l’on sent
Qu’il est quelqu’un là-bas qui pense au fils absent…
S’il est beau de mourir, il est bien doux de vivre ;
On fera son devoir ; on suivra, s’il faut suivre,
Jusque sous les canons ceux qui vont de l’avant ;
Mais au fond de son être on sent vibrer souvent
Tout un monde chéri qui pour vous veille et prie,
Et l’on désire peu « mourir pour la patrie ».
Peut-être appelle-t-on cela la lâcheté ;
Je suis un lâche, alors. — Vous êtes entêté,
Voilà tout. » Et le vieux, tortillant sa moustache,
Allongea sur sa botte un bon coup de cravache,
Son geste habituel alors qu’il ne veut pas
Avouer qu’il a tort, et se croisa les bras.