Tableaux de Siége/Un tour au rempart

Charpentier et Cie (p. 49-62).

IV

UN TOUR AU REMPART

Octobre 1870.

Rien ne développe l’idée de la locomotion comme la conscience de ne pouvoir sortir d’un certain cercle. Aussi tel à qui suffisait amplement la promenade du coin de la rue Drouot au coin de la rue du Helder, et qui laissait aux Mungo Park du boulevard les régions chimériques de la Madeleine et de la Bastille se fait conduire aux points extrêmes de la circonférence où nous sommes enfermés, et regarde d’un œil jaloux l’espace illimité qui s’étend au delà du rempart. Auber lui-même, ce Parisien par excellence, se sent des velléités de voyage. Quand un ballon s’enlève, on s’assoirait volontiers dans la nacelle à côté de l’aéronaute, et cela non pour fuir l’ennemi, le brouet spartiate du siége et l’éventualité des bombes, mais pour franchir la limite, être libre un instant et passer au-dessus des lignes prussiennes.

Cédant à ce désir bien naturel, favorisé, d’ailleurs, par une magnifique journée d’automne, nous descendons avec un ami à l’embarcadère du pont Royal. Au bout de quelques minutes, le bateau-mouche arrive, fendant gracieusement l’eau de sa proue et couronné de son panache de fumée blanche, et nous voilà installé sur le pont, dans un coin, à l’abri du vent, assez frais malgré l’éclat du soleil. Nous avons déjà fait accomplir à nos lecteurs cette petite excursion nautique, la plus longue qui nous soit permise aujourd’hui, et nous débarquerons tout de suite près du pont Napoléon, où s’arrête maintenant le léger pyroscaphe.

Ce pont, d’une élégante hardiesse, donne passage à un chemin de fer et à une route : le chemin de fer de ceinture et la route militaire. Depuis quelques jours, une seconde voie ferrée, destinée au service du rempart, est venue allonger ses rails sur le chemin même ; puissant auxiliaire pour la défense ; c’est une véritable improvisation à étonner les Américains, si expéditifs pourtant.

On monte sur le tablier du pont par un large escalier en pierre. Une cloison de plaques de fonte, ornée de quelques arabesques en relief, sépare les deux voies. Sur le parapet qui regarde Charenton, des sacs de terre sont rangés symétriquement. Une embrasure assez large permet de voir le cours du fleuve, barré par trois lignes de pieux, de bateaux mis en travers et de pontons, sous la garde d’une chaloupe canonnière. Le ciel est d’un blanc laiteux, triste malgré sa splendeur. L’intensité de la lumière donne une teinte sombre aux objets. Autant que la vue peut s’étendre, solitude complète. Des nombreuses cheminées d’usines qui s’élèvent de ce côté, semblables à une forêt d’obélisques de granit, une seule fume. Sur la rivière, ordinairement si animée, pas l’apparence d’une barque. Au bout du pont, le rempart, qui s’est interrompu pour ouvrir passage au fleuve, continue sa ligne.

Avant d’aller plus loin, il ne serait peut-être pas hors de propos de dire avec quelque détail en quoi consiste le rempart d’une ville fortifiée. Il est bien entendu que personne ne l’ignore ; mais, de même que M, Jourdain, à qui l’on demandait s’il comprenait le latin, et qui répondait : « Oui, mais faites comme si je ne le savais pas, » plus d’un lecteur ne serait peut-être pas fâché d’une brève explication ; – elle n’est pas de nous. – La science des Vauban et des Cohorn nous est étrangère. et nous sommes, là-dessus, de la force de Jodelet, qui ne se contentait pas de la prise de la demi-lune d’Arras et qui voulait que ce fut une lune tout entière. Nous empruntons les lignes suivantes à l’excellent Guide des environs de Paris, de M. Adolphe Joanne :

« Les fortifications de Paris se divisent en deux parties : l’enceinte et les forts détachés. L’enceinte se compose d’une rue militaire, d’un rempart, d’un fossé et d’un glacis. Elle est bastionnée. La rue militaire qui longe toute l’enceinte à l’intérieur se trouve au niveau du sol naturel. Elle a 5 mètres de chaussée et 2 mètres d’accotement. Elle est macadamisée, sauf quelques endroits, où elle est pavée et plantée d’arbres dans toute son étendue. Viennent ensuite les terrassements ou remparts, comprenant : 1° le terre-plein, qui se relie avec la route par un talus intérieur ; 2° les gradins ou banquettes, où se tiennent pendant les siéges les soldats qui font la fusillade ; 3° le parapet, plus élevé que ces gradins et qui protége les défenseurs de la place ; il a 5 mètres d’épaisseur. Un talus extérieur surmonte le mur ou revêtement en maçonnerie qui soutient ces terrassements. Le mur a 10 mètres de hauteur et en moyenne une épaisseur de 5m,50 ; il est renforcé de 5 mètres en 5 mètres par des massifs de maçonnerie, qui entrent de 2 mètres dans les terres du parapet... L’escarpe forme un des côtés du fossé qui a 15 mètres de largeur et au milieu duquel se trouve une rigole de 1m,50 de largeur, sur une profondeur égale qui sert à l’écoulement des eaux et qu’on nomme la cunette. L’autre côté du fossé se nomme contrescarpe ; elle se compose à l’intérieur d’un talus incliné à 45 degrés. En avant du fossé, le terrain est disposé de façon à couvrir les maçonneries de l’escarpe. Le terrassement extérieur s’appelle glacis.

« L’enceinte se compose d’une série de lignes brisées ayant des angles saillants et rentrants. Les angles saillants forment ce qu’on nomme les bastions ; en arrière se trouvent les courtines. Un ensemble de courtines et de bastions s’appelle front. Presque tous les fronts de l’enceinte de Paris se développent en ligne droite. Or, d’après un axiome bien connu en fortification, une suite de fronts en ligne droite est inattaquable. »

Voilà un axiome qui nous plaît et dont la justesse sera bientôt prouvée, nous l’espérons. Maintenant, engageons-nous dans la rue militaire, autrefois presque déserte et maintenant si peuplée.

Le rempart, tel que nous venons de le décrire, représente l’enceinte en temps de paix et non armée pour la défense, à laquelle on ne croyait pas avoir besoin de recourir jamais. Aussi quel feu roulant de plaisanteries plus ou moins spirituelles, de pois lancés à travers la sarbacane des petits journaux contre ce pauvre M. Thiers qui voulait fortifier Paris ! Cette idée de voir l’ennemi devant la capitale de la France faisait sourire tout le monde, tant elle paraissait invraisemblable ! L’opposition prétendait que l’enceinte ne servirait qu’à emprisonner la ville et que les forts tireraient sur l’émeute au lieu de repousser une invasion chimérique. D’ailleurs, disait-on, le plus sûr rempart dont puisse s’entourer une cité, c’est un rempart fait de poitrines d’hommes : voyez plutôt Sparte, qui n’avait pas de murailles. Mais Athènes, non moins brave, en avait ! et les fortifications tant raillées autrefois nous sauvent aujourd’hui.

On ne peut guère demander à l’art de la défense moderne, n’employant que des lignes droites, des angles sortants et rentrants, enfouissant autant que possible ses constructions au ras de terre, l’aspect pittoresque des forteresses du moyen âge avec leurs tours rondes ou carrées, leur moucharabys, leurs donjons élevés, leurs échauguettes, leurs tourelles en poivrière et leurs toits en éteignoir, défenses formidables à l’œil, excellentes contre des flèches, des mangonneaux et des balistes, mais qui ne sauraient résister à de l’artillerie. Pourtant une beauté sévère se dégage de ces lignes mathématiques. Leur logique rigoureuse plaît à l’œil en dehors de toutes les séductions de la forme. On sent qu’il n’y a rien là qui ne soit nécessaire, et la configuration absolue de l’utile a fatalement son charme. Nous regardions, non sans plaisir, ce dessin ferme et net de la crête du rempart se détachant en vigueur sur la blancheur lumineuse du ciel, ces pentes du terre-plein, ces lignes des banquettes sur lesquelles se promenaient l’arme au bras les sentinelles, tout cet ensemble de formes simples d’une incontestable grandeur et d’une force calme, et nous éprouvions ce sentiment que donne l’aspect d’une chose réussie.

Sur le bord du parapet sont rangés des sacs de terre, arrangés de façon à ménager des vides pour laisser passer les chassepots. Le soleil parfois y met une étoile de lumière, en attendant que la flamme en jaillisse. L’effet de ces trous de clarté criblant la muraille sombre est d’un effet très-singulier et très-pittoresque.

Au bas du talus sont établies des casemates. Ce sont des huttes, composées d’une enceinte de pieux, avec un plafond de forts madriers que recouvrent d’épaisses couches de terre à l’épreuve de la bombe. Les parois de la cabane sont également garanties par un revêtement de mottes gazonnées. L’aspect général est celui d’un tumulus celtique ou plutôt de ce fac-simile des catacombes de Rome qu’on voyait à l’Exposition universelle de 1867. On y pénètre par un couloir demi-circulaire, qui protége les soldats réfugiés à l’intérieur des casemates contre les éclats des projectiles.

Ces travaux sont faits avec beaucoup de soin et de régularité. Dans l’intervalle d’une casemate à l’autre, on a placé des tonneaux, des haies de fascines, des sacs de terre empilés, pour abriter les défenseurs du rempart contre les éclats d’obus.

Les canons, de distance en distance, allongent leurs cous de bronze hors des embrasures ; des pièces d’un plus fort calibre que celles des courtines arment les angles des bastions, prêtes a balayer la plaine de leurs feux croisés, si, par impossible, l’ennemi parvenait à se frayer un passage entre deux forts.

De loin en loin s’élèvent les postes-casernes d’octroi, bâtiments solides et d’un aspect sévère bien en harmonie avec les fortifications, où se sont installés divers services de la défense.

Les portes ont des ponts-levis qui se baissent le matin et se relèvent le soir, sans compter les murailles crénelées et percées de meurtrières, les épaulements, les palissades et les chevaux de frise. Paris, jadis si hospitalier, se montre aujourd’hui de farouche approche. Par ces portes rentraient des maraudeurs, – peut-être de pauvres gens allant au péril de leur vie arracher sous les balles des Prussiens les restes de leur récolte, – chargés de sacs de pommes de terre, de choux et autres légumes, de bouts de planches, d’échalas, de petits fagots ; tristes épaves ; misérable butin ! Il y avait là des vieillards, de vieilles femmes, quelques jeunes filles, des enfants dont l’accoutrement dépenaillé eût tenté la pointe de Callot, et dont on retrouverait l’équivalent et le modèle dans les Malheurs de la guerre du spirituel aqua-fortiste.

Des postes de gardes nationaux veillaient à la sûreté du rempart, ne laissaient approcher personne et exécutaient la consigne dans toute sa prudente rigueur. Les sentinelles se promenaient le fusil à l’épaule sur la banquette ou restaient immobiles comme des statues, sondant du regard quelque point de l’horizon. Au bas du talus, des pelotons faisaient l’exercice et s’accoutumaient au maniement du chassepot ou du fusil à tabatière. D’autres jouaient au bouchon, un jeu fort à la mode en cet état de siége, et qui sert à distraire innocemment les longues heures de garde. La tenue de ces soldats improvisés était ferme et grave, indiquant la résolution sérieuse de faire leur devoir à l’heure du péril. Plus de ces chants, de ces cris et de cette ivresse des premiers jours. La foule devient une armée, cela est sensible au premier coup d’œil.

Comme pour ramener la rêverie du promeneur à la situation, une fumée sortait de temps en temps du fort d’Ivry, déroulait ses flocons sur le ciel, et la voix du canon arrivait profonde et basse dans une bouffée de vent. C’est quelque obus qu’on envoie sonder une cachette de Prussiens.

Jusqu’à présent, nous n’avons décrit que le rempart. Regardons maintenant de l’autre côté de la rue militaire, qui n’est pas moins curieux. Les murs des maisons, les clôtures des jardins que surmontent des branches d’arbres effeuillées et jaunies par l’automne sont bariolés d’immenses affiches imprimées ou obtenues au moyen d’estampages. Des abris recouverts de toile cirée ou goudronnée offrent en cas d’averse un refuge aux gardes nationaux. Sur de vastes tentes de toile grise on lit : Cantine administrative. Çà et là sont établis des marchands de comestibles et de boissons. Une cantinière de fantaisie, coquettement costumée et ceinte d’une écharpe tricolore en bandoulière, jeune, jolie et blonde, réunissait d’assez nombreuses pratiques autour de son barroom en plein vent. Un peu plus loin, une concurrence essayait déjà de contre-carrer ce succès, mais inutilement ; la cantinière rivale était brune et n’avait pas la même grâce mutine.

Par leur ton de sapin neuf, les baraquements destinés aux mobiles tranchaient sur les teintes grises des vieilles bâtisses, et çà et là quelques tentes rappelaient l’idée du bivouac. De noires traces de fumée montraient qu’on n’avait pas tenu compte de l’inscription défendant de faire du feu le long des murailles de jardin. Des tas de cendres, des tisons à demi brûlés entre deux pavés ou deux briques montraient la place des cuisines improvisées. Une fabrique de fascines, vraie industrie de siége, s’était installée dans l’abandon d’un vaste enclos. Des charrettes pesamment chargées creusaient encore les ornières de la rue, dont on réparait le macadam, et les chevaux inquiets dressaient l’oreille au passage haletant de la locomotive et des wagons, que rien ne séparait de la voie commune.

Le chemin, à partir du fleuve, va toujours en montant et s’élève par une pente douce, il est vrai, mais quand on se retourne à l’endroit où le terrain reprend son niveau, l’on aperçoit en contre-bas, au delà de la Seine, dans un lointain bleuâtre, Saint-Mandé, le bois et le château de Vincennes, dont le donjon et la grosse tour d’entrée se distinguent parfaitement. On découvre aussi par-dessus le rempart, à travers une brume argentée et poudroyante de lumière, la silhouette du fort et du château de Bicêtre. Le fort en ce moment tirait sur quelque objectif invisible pour nous, et de gros nuages de fumée blanche s’arrondissaient à ses embrasures.

Un amiral ou un contre-amiral, nous ne répondons pas du grade, suivi d’un état-major de trois cavaliers, visitait les postes en coupé. Il monta sur la banquette du rempart, examina un instant l’horizon, parut satisfait et repartit.

Nous étions arrivé à l’avenue d’Italie, animée d’un grand mouvement de voitures, de charrettes, de fiacres, de piétons, de femmes portant des paquets, de flâneurs, de curieux, de marchands de liqueurs et de comestibles ; nous nous sentions un peu las, et nous nous dirigeâmes vers la station la plus voisine du chemin de fer de ceinture, qui est la station de la Maison-Blanche. En état de siége, lorsqu’on est hermétiquement bloqué, c’est une sensation agréable de prendre un billet de chemin de fer : on croit qu’on va partir ; il semble qu’on soit libre !