Tableaux de Siége/La place Saint-Pierre-Montmartre

Charpentier et Cie (p. 36-48).

III

LA PLACE SAINT-PIERRE MONTMARTRE

Octobre 1870.

L’admirable ciel bleu qui rayonnait si joyeusement sur notre tristesse a eu enfin la pudeur de se voiler. Il a fait comme nos femmes : il a changé les couleurs vives de sa toilette contre les teintes grises et noires assorties à la gravité du moment, et voilà que nous regrettons l’azur ; ce qui nous semblait une ironie était une consolation.

Nous avions formé le projet d’assister à un départ de la poste aérienne, qui emporte dans sa nacelle des ballots de ces lettres sur papier pelure dont les réponses, hélas ! n’arrivent jamais ; et ce matin-là, un vent farouche emportait, comme des haillons arrachés aux cordes des séchoirs, des lambeaux de nuages livides. Des gémissements vagues s’échappaient avec des tourbillons de feuilles des arbres secoués, et parmi les rumeurs de la tempête, girouettes grinçantes, portes fermées violemment, volets qui claquent, roulements de voitures se hâtant vers le gîte, on distinguait comme une basse profonde la voix du canon lointain. C’était un de ces temps où, sans être trop ami de ses aises, on se plait à dire sous ses couvertures le vers de l’élégiaque latin:

Quam juvat immites ventos audire cubantem !


mais nous avions donné rendez-vous à un camarade, qui nous attendait sur la place Saint-Pierre-Montmartre, et nous nous mîmes bravement en route.

Rien de plus triste que ce jour d’automne terne et diffus, éclairant les objets sans y mettre de lumière ni d’ombre ; tout semble sale, délavé ; les couleurs s’éteignent, les formes ne se modèlent pas et prennent l’apparence de découpures plates. La ville, fatiguée de sa veillée de guerre, n’était pas levée encore ; à peine dans toute la longueur de la rue Richelieu apercevait-on deux ou trois fiacres, taches noires sur le pavé gris. Seuls des pelotons de mobiles se dirigeant vers le poste désigné, des escouades de gardes nationaux allant à l’exercice ou au rempart animaient la solitude matinale ; de loin en loin quelque boutique entr’ouvrait un volet comme une paupière alourdie. De rares passants commençaient à raser les murs de ce pas inquiet et furtif qui semble effrayé de son écho. L’impression ressentie était étrange et indéfinissable ; on se serait cru dans une de ces villes des Mille et une Nuits, où la vie est arrêtée par les maléfices de quelque puissant enchanteur. Mais on trouvera bientôt la formule qui rompt le charme et la brillante circulation sera rétablie.

Si, dans nos voyages sur la Seine, nous avons joui des dernières magnificences de l’été, toutes les mélancolies de l’automne accompagnaient notre excursion à la place Saint-Pierre-Montmartre.

En gravissant les pentes assez roides des rues bâties sur les contre-forts de la butte, nous arrivâmes enfin a la place où s’est établi le camp des aéronautes, et comme à l’aide de notre lorgnette nous cherchions l’ami qui devait nous introduire dans l’enceinte, nous nous trouvâmes subitement investi par une patrouille de garde nationale. Notre jumelle nous avait rendu suspect ; on nous demanda, fort poliment du reste, nos papiers, et, sur l’exhibition d’un laissez-passer bien en règle, on nous rendit notre liberté de circulation. Un des gardes nationaux d’ailleurs nous avait reconnu et constata notre identité. Nous ne nous plaignons pas de cette vigilance. Les Prussiens désormais ne pourront plus nous surprendre.

La place Saint-Pierre-Montmartre offre une certaine déclivité et garde l’inclinaison du plateau sur lequel on l’a ouverte. De deux côtés elle est entourée de maisons dont quelques-unes portent sur leur mur d’attente ces annonces en lettres gigantesques si chères aux industriels. Le troisième côté est formé par l’escarpement même de la butte avec ses tons de marne, de terre glaise et d’ocre. Des sentinelles se promènent et se croisent sur les étroits sentiers qui zèbrent le flanc du monticule. A la crête de l’éminence on distingue une maison. Près de cette maison s’élève la tour de Solferino écimée d’un étage pour les nécessités du siége et surmontée maintenant d’un sémaphore. Au bas, dans un coin, sont remisées des voitures de saltimbanques rappelant la Green box où logeait Ursus, Gwynplaine et Dea, sous la garde du brave loup Homo. On y voit aussi un jeu de bague dont les chevaux de bois sont a l’écurie, dans quelque hangar. Ces jeux et ces voitures, habitacles de phénomènes, théâtres où les pitres faisaient la parade pendant les foires de banlieue au son d’une musique enragée, font par le contraste un effet assez mélancolique ; l’autre face, en contre-bas, est occupée par un marché.

Au milieu de la place, dans un terrain vague entouré d’une corde, s’élèvent trois tentes : l’une pour les soldats, l’autre pour les marins, la troisième pour les aéronautes. Un tuyau se raccordant avec la grande artère du gaz trace sa ligne à fleur de terre. Quelques bouts de planches, quelques tonneaux vides, voilà tout l’outillage. On ne saurait imaginer rien de plus simple. Notre ami nous fait entrer dans l’enceinte.

Le ballon gonflé, de couleur blanche, semblable à une énorme perle bossuée, de celles qu’on appelle baroques, se déprime et palpite sous le vent, qui est encore d’une violence extrême. Un cercle d’hommes d’équipe, marins, soldats, aérostatiers, gens du quartier, prêtant leurs bras robustes, se suspendent aux cordages d’amarre et retiennent à terre l’énorme sphère impatiente de prendre son vol, et secouant le poids dont on la surcharge. Un ingénieur mécanicien, auteur de plusieurs belles découvertes, M. F., et un colombophile avec sa cage de pigeons prennent place dans la nacelle où sont déjà arrimés les sacs de lettres, de journaux et de dépêches. Au cri de : « Lâchez tout ! » le ballon, libre de ses liens, s’élance, oscille deux ou trois fois, prend le vent, et monte avec une prodigieuse rapidité, comme s’il était aspiré par un tourbillon.

En regardant s’élever et diminuer le globe blanchâtre dans le gris du ciel, ces beaux vers de Victor Hugo, si bien en situation aujourd’hui, nous revenaient à la mémoire :

Audace humaine ! effort du captif ! sainte rage !
Effraction enfin, plus forte que la cage !
Que faut-il à cet être, atome au large front,
Pour vaincre ce qui n’a ni fin, ni bord, ni fond,
Pour dompter le vent, trombe, et l’écume, avalanche ?
Dans le ciel une toile et sur mer une planche.

Oui, nous disions-nous, l’effraction est plus forte que la cage ; l’ennemi qui a cru nous enfermer dans une tombe muette, nous murer dans un sépulcre, n’a pu mettre de couvercle à son caveau. Notre prison a pour plafond le ciel et l’on n’investit pas le ciel. La noire fourmilière des envahisseurs ne peut cerner l’azur, et l’homme délivré de l’antique pesanteur a, grâce au ballon, les ailes de l’oiseau. Hardi navigateur, il part sur son frêle esquif d’osier, traversant cette mer plus bleue encore que l’autre quand on a dépassé l’écume de nuages qui bientôt retombe à terre.

Avec l’aéronaute s’envolent aussi nos pensées, nos vœux pour les chers absents, les épanchements de nos cœurs, tout ce qu’il y a de bon, de tendre et de délicat dans l’âme humaine. Sur ce frêle papier, tel qui affecte un sourire stoïque, a laissé tomber une larme. Les reverrons-nous jamais, ceux et celles à qui nous écrivons ayant le vent pour facteur et le ballon pour boite aux lettres ? Cela dépend du caprice des boulets ou du hasard des bombes. Peut-être la tête adorée pour laquelle on trace ces petits caractères sur une pelure transparente qu’un soupir enlèverait s’est-elle inclinée pâle et faible sur l’oreiller pour ne plus se redresser jamais. Quoi de plus navrant qu’une lettre adressée à un mort! Mais éloignons ces idées pénibles, croyons à un sort meilleur et à un avenir plus favorable. L’espérance n’est-elle pas restée au fond de la boîte de Pandore pour consoler la pauvre humanité ?

Partout dans les airs se croisent les ballons intrépides, passant plus haut que les balles des Prussiens et se moquant de leurs projectiles. Voici les aéroscaphes de Nadar, de Dartois et d’Yon, voilà les ballons de Godard et ceux de Wilfrid de Fonvielle qui partent de différents points, poussés par le vent en dehors du cercle qui nous enferme. Ils vont dire à nos provinces que le cœur de Paris bat toujours, et que la France, en accourant sous nos murs, nous trouvera bien vivants et résolus, un peu maigris et faméliques peut-être, mais elle nous apportera des provisions ; ils diront aussi à toutes les têtes bien-aimées, dont il a fallu se séparer pour cette terrible épreuve, que nous ne les oublions pas et que le jour de la réunion approche.

Le ballon était depuis longtemps disparu, et une pluie fine commençait à tomber pénétrant les paletots de ses mille aiguilles. On nous mena, pour nous abriter et nous faire voir dans tous ses détails la fabrication des ballons-poste, à l’Élysée-Montmartre, transformé en atelier aérostatique. L’Élysée-Montmartre est ou plutôt était une sorte de Mabille suburbain, car maintenant qui songe à la danse ! Le jardin qui l’entoure est peuplé de statues mythologiques en plâtre peint à l’huile, dont la nudité frissonne à la bise d’octobre. Une immense salle abritait, pendant les soirées pluvieuses, les chorégraphies excentriques des Brididis et des grisettes de banlieue, et c’est là que l’atelier s’est installé.

Les murs en sont ornés de peintures à la détrempe représentant, dans des cadres d’architectures, des fleurs et des plantes exotiques ; derrière l’orchestre s’arrondit un temple demi-circulaire aux blanches colonnes, se détachant d’un fond de sombre verdure. Les lustres pendent encore du plafond à demi dédorés et portant, au lieu de globes en verre dépoli, des boules de paillon vert et rouge. Les salles de bal ne sont jamais gaies le jour : la lumière du soleil leur nuit comme aux femmes. Mais l’Élysée-Montmartre, animé par le travail, offrait, malgré la lividité du jour, un spectacle plein d’intérêt et de vie.

Une soixantaine d’ouvrières, la plupart jeunes, quelques-unes jolies, et toutes mises avec une propreté coquette, pressaient du pied la pédale des machines à coudre, qui bourdonnaient, imitant, à s’y méprendre, le bourdonnement antique du rouet. – Rouet de Marguerite,

Œuvre de patience et de mélancolie,


lent travail de l’aiguille, qui avez inspiré à Thomas Hook l’immortelle chanson de la chemise : The song of the shirt, comme vous voilà distancés par ce siècle progressif ! comme avec une rapidité éblouissante la pointe d’acier se plongeait dans l’étoffe réunissant les deux bandes qu’on lui soumettait, par une couture d’une irréprochable régularité ! Pauvre main féminine, dans ton œuvre moins certaine, on sentait le tremblement de la vie, mais aujourd’hui tu n’es plus qu’une maladroite, et tu ne peux lutter contre la prompte, infatigable et correcte machine. Heureusement la couseuse de métal a besoin d’une servante pour lui tailler les morceaux. Elle n’a pas d’yeux pour voir ce que font ses doigts d’acier ; il n’est pas de rouage qui supplée le cerveau.

Dans cette même salle d’une immense longueur se trouvait une corderie et une fabrique de filets. Ce filet, espèce de housse à mailles larges vers l’équateur du ballon, à mailles allongées en losange au sommet et à la base de la sphère, dont la forme, lorsqu’elle est gonflée, a l’aspect d’une gigantesque toupie, est d’une importance extrême en matière d’aérostation. On n’y saurait apporter trop de soin ; le filet maintient la capsule d’étoffe soie ou calicot, enflée de gaz, dont elle empêche la distension trop rapide, les poches ou les boursouflures.

Dans deux autres pièces, qui donnent sur la grande salle et devaient servir de buvette, l’on taille sur de longues tables, d’après des patrons en fort papier, les bandes qui, réunies, composent le ballon. On peut les comparer exactement à des côtes de cantaloup ou aux degrés de longitude des mappemondes.

Cet atelier inspecté, Nadar nous conduisit à la gare du Nord, où l’on vernit les ballons. Quel silence ! quel désert dans ces magnifiques salles, si agitées naguère par le départ et l’arrivée des voyageurs, par le tumulte des bagages et des colis ! Des mobiles faisaient l’exercice au milieu de la cour, dont la grille était fermée. Une excursion à Enghien est aussi chimérique aujourd’hui qu’un voyage à Tombouctou ou aux sources du Nil blanc. Dans la salle d’attente, des soldats, des marins, les manches de chemises retroussées, enduisaient d’un vernis composé d’huile grasse, de litharge et de caoutchouc, le ballon qui devait partir le lendemain. Le gaz tend toujours à s’échapper de l’enveloppe qui le renferme, laissant pénétrer une quantité équivalente du milieu où il plonge, par ce phénomène appelé par les physiciens endosmose et qui explique la communication des cellules entre elles. Pour sécher le vernis, on gonfle les ballons au moyen d’une sorte d’éolipyle, à l’aide d’une roue garnie de palettes qui, mue à la manivelle, chasse l’air avec force dans l’intérieur du globe distendu. De ces aérostats, Nadar, Dartois et Yon se chargent d’en livrer un par jour et même davantage s’il est besoin.

Maintenant, toutes les imaginations lèvent le nez en l’air. On ne rêve que ballons ; on interroge le vent, on sonde les profondeurs du ciel. Les chimériques et les savants n’ont qu’une même idée, la direction des aérostats. Nadar dit plus lourd que l’air, d’autres cherchent la légèreté. Victor Hugo, dans son Plein ciel, a donné le plan de son aérostat, et voici que M. Dupuy de Lôme, l’habile constructeur des vaisseaux cuirassés et des monitors, a esquissé le croquis du sien à la craie sur le tableau noir de l’Institut.

Cette agitation fébrile prouve que nous voudrions bien avoir les réponses à nos lettres, et qu’à défaut de ballon, la colombe qui nous les apporterait écrites en caractères microscopiques sur son aile serait mieux venue que la colombe de l’arche avec son rameau vert au bec. Il y a encore un moyen plus simple, c’est de rejeter glorieusement les Prussiens au delà de leur Rhin allemand et de recevoir à la vieille manière notre correspondance par la poste. C’est, nous l’espérons, celui qu’on prendra.

Et peut-être, au bout de toutes ces recherches, trouvera-t-on le grand secret résolu par le moineau qui s’envole du pavé sur les tuiles du toit ! Et l’humanité qui crie depuis si longtemps : des ailes ! des ailes ! des ailes ! comme dans la chanson de Ruckert, sera-t-elle enfin satisfaite ! Maîtresse de la terre et de l’onde, elle s’emparera du domaine de l’air, car toute postulation de l’âme doit avoir son accomplissement.