Tableaux de Siége/Les marches de marbre rose

Charpentier et Cie (p. 247-259).

XIX

LES MARCHES DE MARBRE ROSE

Mai 1811.

Il arrive souvent qu’un motif d’opéra, une ritournelle d’orgue, une phrase de chant entendue par hasard se loge dans votre tête sans qu’on en ait conscience. On pensait même en ce moment-là, à toute autre chose, mais une fibrille du cerveau n’étant pas surveillée par la volonté s’est emparée du thème et le garde avec obstination. Un souffle le murmure tout bas à votre oreille, et cela devient bientôt une obsession insupportable. Quelquefois des mots se substituent aux notes et la parole remplace la mélodie — le cas est plus rare cependant — mais l’autre jour il nous advint de la façon la plus inopinée.

Comme nous nous promenions de la cour de Maroc à l’hôtel des Réservoirs, sur le Boulevard Italien en pente où se réunit le « tout Paris » de Versailles, écoutant les nouvelles, faisant des conjectures sur les événements, il s’ouvrit tout à coup dans le cabinet de nos souvenirs un tiroir fermé depuis longtemps, et il en roula, pareils aux perles d’un collier qui se défile, ces six mots : — Sur trois marches de marbre rose, — C’est, comme on sait, le titre d’une pièce de vers d’Alfred de Musset. Ils s’emparèrent aussitôt de nous et se mirent voltiger sur nos lèvres comme un refrain monotone, nous ennuyant à la fois et nous charmant ; mais il nous était impossible de les chasser ou d’en distraire notre esprit.

On nous disait : La barricade du pont de Neuilly a été enlevée par nos troupes, et nous répondions intérieurement : — Sur trois marches de marbre rose. — La nuit même, pendant notre sommeil, des rêves vagues nous chuchotaient cette phrase d’un air moqueur, comme pour nous empêcher de l’oublier en dormant. Au réveil, les six mois se dessinaient sur le mur dans un rayon d’aurore, et nous recommencions notre inéluctable litanie. Pour tout poëte, par son étrangeté, son harmonie et sa couleur, ce titre contient un charme dans le sens magique du terme, et il agit comme une sorte d’incantation ; mais son effet doit être passager et s’éteindre avec la vibration des syllabes sonores, au lieu de se prolonger en reprises infinies, comme l’écho de Simonetta. Il n’en fut pas ainsi pour nous, et le bourdonnement recommençait toujours.

Ce qu’il y avait de singulier, c’est que pas un seul vers de cette délicieuse pièce, que nous savons par cœur, ne nous revenait au bout de la langue ; idées et rimes nous échappaient ; nous en pressentions obscurément la présence comme derrière une gaze noire, mais il nous était impossible de déchirer le voile ; le titre seul flamboyait, et nous l’épelions machinalement, répétant la cantilène obligée : — Sur trois marches de marbre rose !...

Qui pouvait avoir éveillé cette idée en nous ? idée si éloignée de la situation présente ! Dans les cas d’obsession musicale, la phrase qui vous hante a été exprimée par un orchestre, un instrument, une voix. On connaît le point de départ de la possession — car c’en est une véritable — mais ici rien d’analogue. Personne n’avait prononcé près de nous les mots sacramentels ; nous ne les avions pas vus écrits ou imprimés ; nous n’avions pas rencontré sur une table un volume dépareillé de Musset, traîné à travers les exodes et les pérégrinations de la campagne. Peut-être par une correspondance occulte, pour employer la mystique expression de Swedenborg « les trois marche de marbre rose » s’étaient elles mises en rapport avec nous à notre insu. Elles se trouvent dans le parc de Versailles et le voisinage augmentait leur force d’influence. Nous avons d’ailleurs le goût ou plutôt la passion du marbre, cette noble matière qui sait garder la forme, cette chair étincelante des héros et des divinités, même quand il n’est qu’à l’état de bloc où sommeille la possibilité d’un chef-d’œuvre, et il doit exister des affinités secrètes entre lui et nous.

Ce charmant poëte mort qui, de l’extra-monde nous envoya, à propos de Spirite, des stances si ravissantes, n’ayant pas de médium sous la main, se servait sans doute de ce moyen pour susciter, par une légère vibration, son souvenir dans notre mémoire et détachait, à notre adresse, une imperceptible parcelle de marbre rose. Vivant, il s’inquiétait de la blancheur du Paros, au grand scandale des utilitaires, et partageait avec nous cet amour du marbre. Dans ce sentiment commun, non loin des marches sur lesquelles s’étaient fixés ses yeux rêveurs, nos esprits, quoique habitant des sphères différentes, avaient pu se rencontrer et les mots résumant la poésie et le poëte avaient jailli comme un appel se répétant avec une opiniâtreté fatidique jusqu’à ce que nous ayons compris ce que demandait l’âme flottant autour de nous.

Pendant quelques jours, avide de nouvelles, arrachant les journaux aux vendeurs, ne songeant qu’à l’immense drame où se joue le sort de la France, nous essayâmes vainement de chasser ce refrain intérieur importun comme le bruit d’ailes d’une mouche obstinée. A la fin, nous sentîmes que l’esprit voulait un pieux pèlerinage et comme une libation de souvenirs sur ce marbre baigné de ses regards, pénétré de sa pensée, attiédi de son amour qui voyait dans cette neige, veinée d’azur et de rose, le sein virginal d’une Diane chasseresse. Il fallait qu’un grain d’encens fût brûlé sur cet autel à la pure beauté.

Nous commençâmes aussitôt notre excursion. Diverses consignes nous barrant le chemin le plus court, nous primes le plus long, sans grand regret. Les poëtes ne sont guère pressés d’arriver ; les incidents de la route les amusent et leur font parfois oublier le but.

A peine avions-nous franchi la grille que nous nous trouvâmes en pleine solitude. Un calme solennel succédait à la passagère agitation. On sortait du présent pour rentrer dans le passé et toutes les rumeurs s’éteignaient au seuil de ce jardin majestueux et tranquille.

Rien de plus beau et d’un dessin plus noble que ce cirque entouré de grands arbres dont le centre est occupé par le bassin de Neptune. Toute l’architecture de la pièce d’eau est ancienne et date de Louis XIV ; la décoration en a été faite sous Louis XV par Bouchardon et Lemoyne. Le rococo flamboyant n’a jamais tordu les formes, chiffonné les plis et contourné les rinceaux d’une main plus hardie et plus leste.

Le Neptune au milieu de sa cour de néréides et de monstres marins, brandit son trident d’un air furieux. Plus loin, se faisant pendant, des Tritons maîtrisent des Hippocampes, et, sur les branches du fer à cheval, de petits génies qui ont huit pieds de haut comme les enfants du bénitier de Saint-Pierre, lutinent des orques chimériques, à nageoires onglées. On dirait un décor d’opéra du temps réalisé. Malgré la dépravation du goût, il y a dans l’agencement de ces figures une facilité pompeuse et grandiose d’un bel effet. La teinte mate de ces groupes, coulés en plomb, se marie heureusement aux tons gris de la pierre vermiculée et effrangée de stalactites, et le ruissellement de l’eau leur donne, aux jours de fête, les luisants et le poli qui leur manquent aux temps de sécheresse.

Le retour du refrain nous avertit que nous tardions trop longtemps et nous continuâmes à marcher. Au bout des allées qui s’ouvrent en éventail autour du bassin du côté de Trianon comme dans ces fuites bleuâtres des parcs de Watteau flottaient de légères fumées dont la vapeur allongeait la perspective aérienne. Le printemps, comme un paysagiste timide qui procède à petits coups dans son feuillé, plaçait sur les branches, d’un pinceau sobre et un peu maigre, quelques touches d’un vert tendre. C’est le moment où les arbres ont tout leur jet et toute leur élégance. Leur structure si fine et si délicate ne disparaît pas encore sous l’épaisseur des frondaisons et ils ne portent plus cependant la sombre livrée de l’hiver.

Sur le rebord du bassin de Cérès dont l’eau était opalisée par des nuages de savon, des soldats lavaient leur linge et le suspendaient pour sécher aux murailles des charmilles. Qu’eût dit de ce spectacle l’ombre du grand roi, si elle erre encore dans le jardin où il se promenait avec la Vallière, Fontange ou Montespan ? Elle eût fait sans doute une moue dédaigneuse et, cependant, au point de vue purement pittoresque, la tache garance des pantalons réchauffait le vert un peu froid du paysage comme ces points rouges dont le coloriste Decamps piquait ses gazons.

Tout en continuant à gravir vers la terrasse sur laquelle le château déploie sa belle ordonnance, nous regardions à travers les mailles, légèrement festonnées de jeunes feuilles, d’un treillage détruit un peu par le temps et beaucoup par les hommes, cette portion réservée du parc, nommée « le bain d’Apollon, » et nous découvrions entre les fûts des arbres, un rocher factice d’où tombent les nappes de la cascade quand jouent les grandes eaux.

L’abandon, la solitude, les végétations pariétaires lui ont prêté un air naturel que contrarient un peu, il est vrai, les groupes de marbre placés dans les grottes pratiquées au ciseau. Mais ce rappel de l’art n’est pas désagréable au milieu de celle nature composée. Sous cette voûte que soutiennent de lourds piliers à peine dégrossis se détache d’un fond obscur, le Roi-Soleil, le jeune Apollon de Versailles, ayant accompli sa carrière lumineuse et venant se reposer dans le sein de Thétis. Les Néréides s’empressent autour de lui ; l’une, agenouillée, lui délace ses cothurnes, l’autre lui présente une buire de parfums, une troisième le débarrasse d’une partie de ses vêtements, et si la quatrième ne lui présente pas la chemise, c’est que les dieux grecs n’en avaient pas. Ce petit coucher mythologique est fort galant, et Girardon y a mis sa grâce toute française. Les deux cavernes, où des Tritons remisent les chevaux du Soleil, accompagnent bien la grotte centrale, et ces trois taches blanches dans le rocher sombre sont d’un effet heureux.

Il faisait ce jour-là un de ces ciels fouettés de blanc et de bleu, qui versait la lumière avec de jolis hasards d’ombre et de clair. Des paillettes de soleil scintillaient çà et là, à travers le fourré et sur les pointes des herbes. Les oiseaux chantaient et l’imperturbable sérénité de la nature ne se troublait pas pour quelques coups de canon lointains. Malgré les querelles et les fureurs des hommes, le printemps continuait paisiblement son ouvrage. Les éternelles fonctions s’accomplissaient en silence. Et nous restions là dans une contemplation rêveuse et pleine d’oubli, quand la phrase : « Sur trois marches de marbre rose, » qui ne s’était pas fait entendre depuis longtemps, se mit à murmurer tout bas à notre oreille intérieure avec un ton de reproche amical.

Abandonnant la grotte d’Apollon, nous longeâmes la rangée d’ifs taillés en boule, en pyramides et autres formes bizarres, ne jetant qu’un regard distrait aux quatre saisons, aux quatre parties du monde, passant moins vite devant la jolie Diane chasseresse, debout à l’angle du bassin des lions, et nous arrivâmes sur la grande terrasse.

A mesure que nous approchions la mémoire nous revenait et il nous semblait entendre la voix du poëte nous dire, avec son timbre connu et sa grâce négligente :

Mais vous souvient-il, mon ami,
De ces marches de marbre rose ?
En allant à la pièce d’eau,
Du côté de l’orangerie,
A gauche, en sortant du château.

Nous étions sur la bonne voie. La copie de la Cléopâtre antique dont la répétition en bronze est aux Tuileries, dormait toujours, à la même place, le bras replié au-dessus de la tête, dans cette tranquille et gracieuse pose où la mort ressemble au sommeil, et sur la balustrade de la terrasse s’alignaient comme autrefois, ces charmants vases de bronze d’un caprice si varié sous leur apparente symétrie, avec leurs anses faites de chimères, de satyres et de petits génies ailés. Les marches n’étaient pas loin ; elles se trouvent près d’un vase blanc « proprement fait et fort galant » auquel de Musset reconnaît le mérite de n’être pas gothique. Il a, en effet, un très-beau galbe et ses flancs s’évasent comme la coupe d’un grand lis. A son ombre s’abritent les trois marches célébrées par le poëte avec leurs tons de rose pâlie, leurs transparences azurées, d’un marbre si frais, si vivant, si pareil à de la chair, qu’on ose à peine y poser le pied de peur de froisser le sein d’une déesse. L’on sent alors, combien est vraie l’image du poëte s’adressant à ce bloc qui eût dû être scellé dans le fronton d’un temple attique.

Quand sur toi leur scie a grincé,
Ces tailleurs de pierre ont blessé
Quelque Vénus dormant encore,
Et la pourpre qui te colore
Te vient du sang qu’elle a versé.

Nous restâmes là quelque temps comme à un endroit sacré où le pèlerin dit sa prière, et le calme descendait sur nous ; le sentiment de l’art oublié nous reprenait ; des idées de poésie voltigeaient autour de nous en palpitant les ailes comme des bouffées de colombe.

Nous songions à la forme idéale, au rhythme divin, à l’immortelle beauté, aux nymphes et aux vierges de Grèce qui courent les pieds nus dans la rosée, couronnées de smilax et de violettes, à tous ces beaux mensonges flottant comme un voile d’or sur la nudité de la vie.

C’était là sans doute la leçon que voulait donner le poëte disparu dans la sérénité éternelle au poëte resté parmi les agitations terrestres, car depuis ce jour nous sommes délivré de l’obsession à laquelle nous étions en proie. Nous pouvons nous abstraire, penser, écrire, sans entendre la petite voix nous souffler tout bas. – Sur trois marches de marbre rose.