Tableaux de Siége/Les barbares modernes

Charpentier et Cie (p. 235-246).

XVIII

LES BARBARES MODERNES

Mai 1871.

La place d’armes de Versailles présentait, pendant le second siége de Paris, un aspect farouche et surprenant : la vie guerrière s’y était installée au milieu de la vie civile, et les cônes blancs des tentes se détachaient en clair du fond plus sombre des maisons qui bordent cet immense espace si nu, en temps ordinaire, et que rien ne semble pouvoir remplir. Des fumées bleuâtres montaient des foyers improvisés entre deux briques où les soldats faisaient leur cuisine en plein air, avec ces procédés primitifs que l’homme n’a plus l’occasion d’employer à une époque si avancée que la nôtre. Sous les arbres de l’avenue de Saint-Cloud, des chevaux alignaient leurs croupes, n’ayant d’autre abri que le feuillage, et frissonnaient au souffle du matin, comme les mustangs dans les prairies d’Amérique. Leurs maîtres dormaient près d’eux sur quelques brins de paille, enveloppés d’un manteau ou d’une couverture, se dressant au premier appel de la diane, et montrant combien sont, en réalité, inutiles les chambres bien closes et les matelas capitonnés.

Au milieu de la place, on avait formé un parc d’artillerie où arrivaient et d’où repartaient incessamment les canons de tous calibres : grosses pièces de siége, légères pièces de campagne, obusiers trapus, mitrailleuses de divers systèmes, engins d’attaque et de défense rayés ou non rayés, avec leurs caissons rangés en longues lignes, noire armée de bronze qui ne demandait qu’à vomir feu et flamme. Au-dessus de cette meute monstrueuse au col penché comme des dogues tirant sur leur laisse, s’élevaient des grues massives, des enchevêtrements de poutres semblables à des catapultes antiques, destinés à soulever les énormes canons de marine et à les changer d’affûts. Quelques pièces redressées à demi semblaient pointées contre le ciel et rompaient l’uniformité des files. Ainsi l’on voit dans un troupeau un bœuf impatient se hausser et dépasser de la tête et du poitrail ses compagnons de marche. C’était un spectacle étrange que cet entassement formidable d’artillerie au centre de cette ville si paisible de mœurs, et qui semble se complaire dans le silence, le recueillement et la solitude, comme si elle écoutait le murmure affaibli de ses anciens souvenirs. Mais ce spectacle avait sa beauté sévère ; et il nous arrêtait toutes les fois que nous longions la place pour aller rue des Réservoirs guetter les nouvelles à leur sortie de la cour de Maroc.

Ce qui nous frappait surtout, c’était ce retour aux formes antiques de la vie au milieu d’une civilisation extrême. La guerre est un des modes de l’existence primitive. Le soldat en campagne vit à peu près comme le sauvage et le barbare. Qu’on n’attache à ces deux mots aucune signification de blâme : ils veulent dire seulement que l’homme en état de guerre se rapproche de l’état naturel. Le soldat coupe et fend son bois, apprête sa nourriture, dresse sa tente, et pourvoit lui-même à ses besoins, ne demandant rien qu’à ses propres forces. Il veille à sa sûreté, fait le guet, interroge les ténèbres, écoute le moindre frisson d’herbe, comme le peau-rouge dans les forêts ; fait de longues marches, en silence, attaque, se défend, et, en beaucoup de circonstances, lorsque l’ordre des officiers ne peut parvenir jusqu’à lui, est obligé d’inventer des moyens de salut. Pendant de longs siècles, l’humanité n’a pas vécu d’autre sorte. Il a fallu bien de lentes améliorations pour arriver au bien-être compliqué dont nous jouissons sans nous en rendre compte, et presque sans nous en apercevoir.

Après des escarmouches heureuses, on amenait à la place d’Armes des pièces prises sur l’ennemi. Les canons prisonniers s’avançaient, ornés comme des trophées, tout fleuris de lilas et d’aubépine, — on était alors au commencement de mai, — traînés par des chevaux ayant des bouquets sur l’oreille. Les soldats du train, qui les conduisaient d’un air fier et superbe, portaient comme des palmes des branches en fleur. La foule se précipitait et faisait cortège, poussant des acclamations, et cela avait des aspects de triomphe antique qui nous rappelaient les peintures de Jules Romain et les cartons d’André Mantegna au château d’Hampton-Court. On dira que les canons n’existaient pas alors, quoique Milton en ait mis dans la bataille des bons et mauvais anges à une date bien antérieure ; mais le caractère de la scène n’avait assurément rien de moderne. L’expression des têtes, l’attitude des corps, la robustesse des chevaux, semblables aux chevaux historiques des grands maîtres, ce mélange d’armes et de feuillages sortent violemment les yeux de leurs spectacles habituels et font penser à des tableaux d’un autre âge.

Cette vérité nous fut démontrée un jour de la manière la plus évidente par une scène des plus étranges. Il nous sembla voir sur la place d’armes de Versailles, agrandi aux proportions de nature, un de ces merveilleux dessins où Decamps, cherchant le style antique, représentait des épisodes de la vie barbare : campements, attaques, déroutes, défilés de captifs, migrations, charroi de butin, conduite de troupeaux enlevés et autres sujets de ce genre, que le succès de la bataille des Cimbres l’engageait à traiter.

C’était une halte de prisonniers qu’une escorte conduisait à Satory. Il faisait ce jour-là une chaleur à mettre les cigales en nage. Pas un souffle d’air, pas un nuage au ciel. Le soleil versait sur la terre des cuillerées de plomb fondu. Ces malheureux, amenés des portes de Paris à pied, par des hommes à cheval qui les forçaient involontairement de presser le pas, fatigués du combat, en proie à d’affreuses transes, haletants, ruisselants de sueur, n’avaient pu aller plus loin, et il avait fallu leur accorder quelques instants de repos. Leur nombre pouvait s’élever à cent cinquante ou deux cents. Ils avaient dû s’accroupir ou se coucher à terre, comme un troupeau de bœufs que leurs conducteurs arrêtent à l’entrée d’une ville.

Autour d’eux leurs gardiens formaient le cercle, accablés comme eux de chaleur, se soutenant à peine sur leurs montures immobiles et s’appuyant la poitrine au pommeau de leur selle. Le pistolet chargé semblait peser à leurs mains, et visiblement ils luttaient contre le sommeil. On n’aurait pu dire la couleur de leur uniforme, tant la couche de poussière qui le recouvrait était épaisse, et la longue lance à fer aigu, sans banderole, appliquée à leur cuisse, indiquait seule à quelle arme ils appartenaient. Toute particularité avait disparu. Ce n’était plus le soldat, c’était le guerrier pris en lui-même, le guerrier de tous les temps et de tous les pays, aussi bien un Romain qu’un Cimbre, un Grec qu’un Mède. Tels qu’ils étaient, ils eussent pu figurer sans anachronisme dans les batailles d’Alexandre et de César. Leurs chevaux, simplement harnachés, mouillés de sueur, blancs d’écume, ne se distinguaient par aucun détail moderne. Ils gardaient un caractère de généralité antique.

Nous regardions ces cavaliers de si grand style, regrettant qu’un peintre de génie ne se trouvât pas là pour fixer d’un trait rapide ces belles lignes naturellement et naïvement héroïques, et aussi pour noter les types non moins curieux des captifs, devenus des prisonniers barbares, Daces, Gêtes, Hérules, Abares, comme on en voit dans les bas-reliefs des arcs de triomphe et les spirales des colonnes Trajanes. Ils n’avaient plus de costume spécial désignant une nationalité ou une époque. Un pantalon, une blouse ou une chemise ; tout cela fripé, froissé, déchiré, collé au corps par la sueur, ne les habillait pas, mais les empêchait d’être nus, sans conserver forme précise de vêtement. Blouse, blaude, sayon, tunique, à cet état, se ressemblent fort ; et les braies sont, dans la sculpture antique, le signe distinctif du barbare ; plusieurs s’étaient roulé des linges autour de la tête pour se préserver du soleil, car on enlève leur coiffure aux prisonniers, afin de les rendre plus facilement reconnaissables parmi la foule, s’ils essayaient de s’enfuir. D’autres avaient garni leurs pieds meurtris de chiffons retenus par des cordelettes, qui leur donnaient un aspect de Philoctète dans son île, à faire rêver un sculpteur. Ce bout de haillon les rattachait à l’art grec.

Toutes ces loques, sous l’ardente lumière, paraissaient décolorées comme les draperies d’une grisaille, et les cheveux eux-mêmes des prisonniers, vieux ou jeunes, étaient uniformément gris, tant la poussière en avait altéré la nuance.

Parmi ces prisonniers, il y avait quelques femmes, assises sur leurs articulations ployées, à la manière des figures égyptiennes dans les jugements funèbres, et vêtues de haillons terreux mais donnant des plis superbes. Quelques-unes, farouchement séparées du groupe comme par une sorte de dédain, présentaient des aspects de sybylles à la Michel-Ange ; mais la plupart, il faut l’avouer, avaient des airs de stryges, de lamies, d’empouses, ou, pour sortir de la mythologie du second Faust, ressemblaient aux sorcières barbues et moustachues de Shakespeare, formant une variété hideuse d’Hermaphrodite faite avec les laideurs des deux sexes. Chose étrange, parmi ces monstres se trouvait une charmante fillette de treize à quatorze ans, à physionomie candide et virginale, blonde, vêtue avec recherche et propreté d’un veston bleu clair à soutaches noires, et d’une jupe blanche, courte comme celle des très-jeunes filles, laissant voir des bas bien tirés et des bottines élégantes quoique poudreuses. Quel hasard avait mêlé ce petit ange a ces démons, cette pure fleur à ces mandragores ? Nous n’avons pu le comprendre. Personne ne le savait, et notre point d’interrogation est resté sans réponse. Un peu en arrière, sur un chariot ou une prolonge, était couché sur le dos, avec une roideur cadavérique, un vieillard à grande barbe blanche, dont le crâne nu luisait au soleil comme un casque. Quoique immobile et dessinant les lignes anguleuses d’une statue allongée sur un tombeau, il n’était pas mort cependant, et dans son œil, qui palpitait sous l’aveuglante lumière, vivait un regard noir de haine irréconciliable et de rage impuissante. Rien de plus effrayant que ce Nestor de la révolte, que ce patriarche de l’insurrection, à la fois immonde et vénérable, et qui semblait poser le Père éternel sur les barricades.

Une soif ardente, inextinguible brûlait ces misérables, altérés par l’alcool, le combat, la route, la chaleur intense, la fièvre des situations extrêmes et les affres de la mort prochaine, car beaucoup croyaient trouver la fusillade sommaire au bout de leur voyage. Ils haletaient et pantelaient comme des chiens de chasse, criant d’une voix enrouée et rauque, que ne lubrifiait plus la salive : « De l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! » Ils passaient leur langue sèche sur leurs lèvres gercées, mâchaient la poussière entre leurs dents et forçaient leurs gosiers arides à de violents et inutiles exercices de déglutition. Certes, c’étaient d’atroces scélérats, des assassins, des incendiaires, peu intéressants à coup sûr, mais dans cet état, des bêtes mêmes eussent inspiré de la pitié. Des âmes compatissantes apportèrent quelques seaux d’eau.

Alors toute la bande se rua pêle-mêle, se heurtant, se culbutant, se traînant à quatre pattes, plongeant la tête à même le baquet, buvant à longues gorgées, sans faire la moindre attention aux horions qui pleuvaient sur eux, avec des gestes d’une animalité pure, où l’on aurait eu peine à retrouver l’attitude de l’homme. Ceux qui ne pouvaient, trop faibles ou moins agiles, approcher des seaux posés à terre, tendaient les mains d’un air suppliant, avec de petites mines, comme des enfants malades qui voudraient avoir du nanan. Ils poussaient des gémissements mignards et câlins, et leurs bras se pliaient comme ceux des singes, se cassant aux poignets dans des poses bestiales et sauvages. Un énorme coquin, espèce de Vitellius de caboulot, dont le bourgeron déchiré laissait voir à nu le torse puissant, rougi à la poitrine par l’habitude des libations, se livrait aux pantomimes les plus attendrissantes pour obtenir une goutte du précieux breuvage. Il avait une de ces têtes d’empereur romain que la foule entraîne aux gémonies. Un pauvre cheval, enragé de soif, s’élançait vers le baquet, à travers les groupes et augmentait le désordre. Enfin des verres, des choppes, des bocks, des bols arrivèrent de tous côtés, grâce à la pitié des femmes, et ces malheureux purent au moins se désaltérer comme des hommes et non lapper comme des bêtes. En regardant ce spectacle, on pouvait tout aussi bien se croire sur le champ de bataille de Pharsale que sur la place d’armes de Versailles, devant le palais du grand roi.