Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Gouvernement royal de Caboul


GOUVERNEMENT ROYAL DE CABOUL.

Dans la plupart des contrées de l’Asie, la puissance souveraine n’a point d’autres limites que la patience du peuple, et la volonté du roi ne sauroit être contrariée que par un soulèvement général. Chez les Afghans, au contraire, l’aristocratie des Douraunées, et l’administration républicaine des autres tribus, sont des contrepoids permanens de l’autorité royale, et servent de garantie au maintien des privilèges de la nation.

Cependant, comme il n’y a point de statuts, point d’autre loi écrite que le Koran, il étoit impossible qu’une constitution régulière s’établit dans cette contrée.

Voici quelles sont les coutumes et les idées sur la forme de gouvernement :

La couronne est héréditaire dans la branche de la famille des Suddozyes, qui descend de Ahmed-Schah ; néanmoins il n’y a pas de règle fixe pour le droit de primogéniture. Lorsqu’un roi meurt, les principaux sirdars présens à la cour délibèrent entr’eux lequel de ses fils est le plus propre à lui succéder. Ils se déterminent d’après le testament du père, et d’après l’âge ou le caractère de chacun des princes ; leur suffrage assure à celui qu’ils ont élu la possession de la capitale, et il en tire un grand avantage ; mais comme les différens gouvernemens sont, d’après l’usage, chacun entre les mains d’un des fils du roi, il en résulte une longue contestation, qui se décide d’après la puissance, les talens, et la popularité des compétiteurs.

Tous les membres de la famille royale, sauf les exceptions qu’il plaît au roi de faire, sont emprisonnés dans la forteresse de Caboul. On les y traite fort bien, mais ils sont rigoureusement surveillés. Ceux qui restent libres sont nommés au gouvernement des provinces ou des armées, dans les lieux où la présence d’un Suddozye est nécessaire pour assurer l’obéissance des grands, et faire exécuter les condamnations à la peine capitale. Cependant ces princes ne commandent que pour la forme ; ils sont tenus de suivre les informations d’un délégué du roi.

Le titre du monarque est Schauhi-Dourri-Dourrauns mais on ne l’emploie guère que dans les traités, et dans les autres actes publics. En général on ne lui donne pas d’autre dénomination que celle de schah ou de padischah, c’est-à-dire le roi ; et les gens du peuple l’appellent souvent par son nom de Mahmoud ou de Shujau, sans qualification aucune.

La cour s’appelle le derri-khauneh ; ce mot correspond à celui de durbar dans l’Inde, et à celui de auli-kaupi (la Sublime-Porte) en Turquie ; il signifie tout simplement la Porte ; cela veut dire, d’après l’adulation naturelle aux Orientaux, qu’un sujet ne peut pas même, dans sa pensée, pénétrer plus avant dans le palais du souverain.

Le monarque a le privilége exclusif de battre monnaie, et toutes les espèces portent son nom. Une autre prérogative est que l’on récite pour lui le khoutbeh, sorte de prière publique.

Il a le droit de faire la paix et la guerre, et de conclure des traités ; mais on lui conteste le droit de céder aucune portion du territoire occupé par les tribus afghanes. Il nomme à tous les emplois ; mais dans certains cas, par exemple, lorsqu’il s’agit de désigner les chefs des tribus, il doit borner ses choix à certaines familles. Quelques charges de l’État, même dans la maison du roi, sont également héréditaires.

Les recettes et les dépenses sont à sa disposition absolue ; cependant le roi ne peut augmenter l’impôt territorial qui a été fixé par Ahmed-Schah, d’après un taux fort modique. Les seuls moyens qu’il ait pour grossir son trésor, ce sont les amendes, les compositions pour être dispensé du service militaire, et quelquefois l’évaluation arbitraire des produits du sol frappés par les impôts ; toutefois ces expédiens ne sont fort productifs.

Aucun roi ne peut révoquer les concessions de ses prédécesseurs ; mais il n’en est pas ainsi à la suite des guerres civiles. Les concessions faites par un des compétiteurs peuvent être révoquées par l’autre, comme n’étant pas des actes du monarque légitime ; cependant cette annulation a rarement lieu.

Enfin, le roi ordonne à son gré des levées de troupes, et a le commandement de l’armée.

Une partie de la dispensation de la justice a été laissée au gouvernement intérieur des tribus ; les autres branches appartiennent au roi, qui nomme les juges ou cauzys, et confirme leurs sentences en matière criminelle.

Lorsqu’il s’agit de crimes d’État, le roi est le seul juge. Cependant même en ce cas son droit ne s’étend pas sur la vie d’un membre de la famille régnante.

Timur-Schah a fait mettre à mort son grand-vizir, et jamais cette mesure n’a été blâmée ; si l’on a reproché à Schah-Mahinoud l’exécution de Mir-Allum-Khan, c’est comme une injustice et non comme un acte illégal ; tandis que l’exécution du Suddozye Wuffadar-Khan et de ses frères, d’après une sentence du même prince, a été universellement réprouvée comme contraire aux lois fondamentales de l’État.

Le roi a la direction des affaires religieuses ; mais la religion nationale ayant jeté de fortes racines, son intervention n’est presque pas nécessaire.

Dans la politique de la cour de Caboul, ce qu’il y a de remarquable, ce sont les relations du roi avec les Douraunées et la rivalité entre lui et l’aristocratie de cette tribu. Il est utile au roi de tenir les Douraunées assujétis, tandis que d’un autre côté il leur accorde une prépondérance marquée sur les autres Afghans.

Dans ce dessein, le roi protège les Taujiks, et tous ceux qui peuvent lui servir d’instrumens pour abaisser les nobles, sans toutefois détruire l’ascendant de sa tribu. Sa politique ressemble beaucoup à celle des anciens monarques écossais à l’égard des barons, des bourgeois et des diverses tribus de montagnards.

L’objet principal que se propose la cour, est de tirer des soldats des provinces occidentales, et de l’argent des provinces de l’ouest. On agit de même envers les pays tributaires on n’exige guère autre chose des contrées de l’ouest que de servir, soit de barrière contre les incursions ennemies, soit de point d’appui pour de nouvelles conquêtes.

Toutefois les Afghans ne cherchent plus à s’étendre du côté de l’ouest ; dans leurs rapports avec le Turkestan et la Perse, ils ne songent qu’à la défense du Turkestan, et à la conservation de Balk. On assure qu’à son lit de mort le profond politique Ahmed-Schah recommanda à ses fils de ne point attaquer les Usbeks ; leur pays, dit-il, est une ruche sans miel.

On attribue au même prince le sage précepte de ne point avoir de démêlés avec les Siks, ou du moins d’attendre que leur fanatisme religieux se fût apaisé, et que leurs mœurs se fussent adoucies. L’événement a justifié cette recommandation. Les Siks s’attachent de plus en plus à l’agriculture ; ils ont perdu non-seulement leur goût, mais leur aptitude pour ces courses de brigandages qui les avoient mis en état de résister à la puissance d’Ahmed-Schah.

Le gouvernement des Afghans a toujours fait preuve d’une modération extrême vis-à-vis de ses sujets, des États dépendans et de ses ennemis eux-mêmes. Il n’inflige les châtimens qu’à regret, et a recours aux peines les plus douces, tandis que chez les Persans les délits sont punis avec une sévérité excessive. Il n’est pas rare qu’une vaste rébellion se termine sans qu’il y ait une seule condamnation à mort ; et quand on use de rigueur, les chefs des rebelles sont seuls exécutés.

Pendant le séjour de l’ambassade à Peshawer, il n’y eut qu’une seule exécution à mort, ce fut celle d’un derviche de la secte d’Ali, qui fut dénoncé par les mollahs, et reconnu coupable de blasphème.

Je ne dissimulerai cependant point que ce gouvernement, comme presque tous ceux de l’Orient, ne rougit point de recourir aux moyens les plus odieux pour se saisir de ceux qui lui sont devenus suspects. La facilité avec laquelle un grand coupable peut échapper aux poursuites, autorise de telles mesures. On met aussi les accusés à la torture d’après la coutume des Persans, et comme ce supplice n’est guère employé que pour extorquer de l’argent, il tombe le plus souvent sur les grands et sur les riches.

Au reste, le ministère s’occupe fort peu de ce qui se passe dans les pays voisins ; quoique ce pays ait eu longtemps des relations avec l’Inde, et que ses commerçans visitent souvent cette contrée, on est, en ce qui la concerne, dans une ignorance inconcevable.

Les ministres n’ignorent pas la chute de l’empire Mogol, mais ils n’ont qu’une connoissance imparfaite des États qui se sont élevés sur ses ruines. Ils connoissent beaucoup mieux la Perse et la Tartarie ; encore sont-ils obligés de s’en rapporter aux marchands et aux voyageurs. Les Afghans n’ont point de nouvellistes en titre d’office, comme les Indous[1]. Leurs ambassades sont rares, et jamais elles ne sont permanentes.


  1. Voyez le Tableau des Marattes, par Duer-Broughton.
    (Note du Traduct.)