Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Repas de cérémonie


REPAS DE CÉRÉMONIE.

Pour en offrir une idée, je décrirai le festin qui nous fut donné par Mir Aboul-Houssoun-Khan, Mehmendar, ou conducteur de l’ambassade.

On nous fit d’abord entrer dans une grande cour, au centre de laquelle étoit un bassin entouré de plusieurs rangées de petits lampions. La cour étoit, en outre, éclairée par des torches, et cette lumière pouvoit se comparer à celle du jour.

L’appartement où l’on nous introduisit étoit orné de riches draperies et des tapis les plus précieux. Je remarquai surtout avec surprise une large pièce de brocart sur laquelle étoit brodé un soleil se levant au-dessus d’un lion : ce sont les armes du royaume de Perse. Parmi les glaces qui décoroient la salle, il y en avoit deux dont le volume excédoit de beaucoup les dimensions de celles que nous avions apportées avec tant de peines, à travers les montagnes et le désert, pour faire connoître au roi les produits de nos manufactures. Ces glaces venoient d’Europe par la Perse ou par la Tartarie.

Au milieu de la chambre étoient les luminaires. De grosses bougies soutenues par des guirlandes de fleurs en cire colorée étoient entremêlées avec des arbres artificiels, portant, au milieu de fleurs et de fruits en cire, une multitude de bougies. On avoit placé avec plus de civilité que de bon goût des chaises unies pour notre usage, sur un tapis magnifique d’or et de velours. Bientôt après, on fit circuler toutes sortes de confitures.

Les bayadères exécutèrent des danses accompagnées de chants, et l’on tira un feu d’artifice au fond de la cour. L’explosion des pièces d’artifice mêlée aux voix, ou plutôt aux cris des chanteurs, produisoit un effet assez désagréable.

Le thé fut servi dans des tasses de porcelaine ; et comme on y avoit mis, au lieu de crême, une infusion de graines d’anis, le goût n’en étoit pas très-flatteur pour nous.

Lorsqu’on annonça le dîner, nos danses cessèrent. Le maître de la maison étant de la secte des Schiites, trouva un prétexte pour sortir ; il n’auroit rien voulu manger qui fût apprêté par les mains des sectaires opposés. Nous nous assîmes sur le tapis pour prendre ce repas. Les mets étoient servis sur des plats à couvercle, enveloppés de serviettes blanches, et l’on avoit posé sur le tout des pièces de brocart à franges d’or.

Les mets, suivant la mode persane, étoient de toutes sortes de couleurs, et on y avoit mêlé une profusion de feuilles d’or et d’argent battu. On les servit sur des assiettes de porcelaine ; ils consistoient en viandes rôties, bouillies ou étuvées, en pilau de riz et en ragoûts de différentes espèces. La plupart des domestiques étoient des Persans.

Au milieu de cette magnificence et de cette propreté recherchée, on s’étonnoit de voir des valets moucher les bougies avec une paire de ciseaux, et recevoir le lumignon dans une tasse de porcelaine ; tandis que d’autres coupoient les viandes avec une espèce de large canif, et les saisissoient avec les doigts pour les mettre sur nos assiettes. Il est juste d’ajouter que leurs mains étoient extrêmement propres, et qu’ils avoient les manches relevées jusqu’aux coudes. Le dîner étoit froid et peu agréable au goût. Les danses monotones, et la continuité des feux d’artifice qui ne permettoient aucune conversation et se prolongèrent jusqu’à deux heures du matin, finirent par être fatigantes.

Une autre fête que nous reçûmes quelque temps après dans un jardin se trouva davantage de notre goût. Ce jardin portoit le nom de Timour-Schah qui l’a fait construire. C’est un vaste carré entouré de murs de briques, et divisé par deux larges allées de cyprès et de planes entremêlés, lesquelles se croisent à angles droits au milieu de l’enclos. L’espace découvert au centre de chaque allée offre un vaste parterre de pavots, le long duquel règne un sentier bordé de fleurs. Les quatre quinconces dans lesquels est partagé le jardin sont plantés de figuiers, de pêchers, et d’autres arbres à fruit qui étoient alors en pleine floraison. Çà et là s’élevoit un gros bananier. Dans quelques endroits, le terrain au-dessous des arbres étoit planté de haricots en fleurs. À ce spectacle qui nous rappeloit les souvenirs d’Europe, aux parfums qui s’exhaloient dès fleurs, ajoutez le gazouillement des oiseaux.

Des tentes avoient été dressées dans le jardin ; une d’elles, placée au milieu, au point d’intersection des allées, offroit un coup-d’œil magnifique. La couverture en étoit verte et rouge ; les côtés étoient formés d’un tissu à larges mailles qui laissoit pénétrer l’air sans que les personnes de la tente pussent être vues du dehors.

Après une longue promenade, nous entrâmes dans la tente, où nous trouvâmes notre Mehmendar, accompagné de l’iman du roi, et d’autres mollahs.

On apporta un déjeuner splendide, et des aiguières pour nous laver les mains. Une large pièce d’étoffe à fleurs, ornée de sentences en vers persans, fut étendue pour servir de nappe. On découvrit les plats sur lesquels avoit été jetée une couverture de calicot blanc, et cette couverture, posée sur nos genoux, tint lieu de serviettes. Chaque rangée étoit composée de quinze plats au moins, et de jattes grandes ou petites dans lesquelles étoient du pilau, des marinades et autres hors-d’œuvre. Un bol de sorbet étoit au milieu de chaque rangée. Il y avoit aussi des plats de mouton de Doumba, apprêté fort simplement, mais rempli de jus, et bien assaisonné. Outre le pain qu’on avoit mis à côté de nous, il y avoit de larges galettes qui servoient de plats[1]. Lorsque nous eûmes fini de manger on nous présenta de l’eau chaude pour laver les mains ; les plats et la nappe furent enlevés, et on nous présenta des pipes.

Trois bayadères vinrent chanter et danser devant nous ; elles nous parurent plus jolies et plus exercées que celles de l’Inde. Si leur habillement n’étoit pas aussi riche que celui des danseuses de l’Indoustan, il étoit d’un meilleur goût ; leurs bonnets étoient d’étoffe d’or, et leur habit de drap d’argent ; leurs cheveux, relevés avec élégance, laissoient tomber sur leur front et sur les côtés des joues, de petites boucles qui produisoient un agréable effet. Elles étoient remarquables par la blancheur de leurs dents, la couleur vermeille de leurs lèvres, et par la fraîcheur de leur teint, que relevoient de petites mouches de taffetas noir. Je ne doute guère, cependant, que cette fraîcheur de teint ne fût artificielle.

Les mouvemens de ces bayadères sont plus vifs que chez les danseuses de l’Indoustan ; elles ne s’arrêtent point pour chanter, et sautent continuellement en frappant des mains, en se jetant à genoux, et en prenant les attitudes les plus passionnées.

Derrière les danseuses, sont un certain nombre de joueurs de violons, de tambours et de cymbales, avec de longues barbes, et une gravité qui s’accorde mal avec leur profession. Ces hommes troublent le concert en applaudissant par des cris aux mouvemens des danseuses, ou en répétant les refrains de toute la force de leurs poumons.

Les mollahs n’avoient point jugé convenable d’assister à cette partie de la fête ; nous allâmes les rejoindre sous les bosquets.

Ce jardin est près du palais du roi, mais il en est sépare par un chemin public. Le roi vient souvent y passer quelque temps avec ses femmes. Dans ces occasions, un grand nombre d’officiers appelés kourkehis se placent sur toutes les avenues qui conduisent à ce jardin, pour empêcher que qui que ce soit ne voie les femmes passer.


  1. J’ai déjà eu l’occasion d’observer dans un de mes ouvrages que la prédiction d’Hélénus aux compagnons d’Énée, qu’ils seroient réduits à manger leurs assiettes, prédiction réalisée dans le 7e chant, au grand scandale des détracteurs de l’antiquité, n’est autre chose qu’une allusion à la méthode des Orientaux :

    Adorea liba per herbam
    Subjiciunt epulis.

    (Note du Traducteur.)