Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Grands seigneurs


GRANDS SEIGNEURS.

Je comprends, sous cette dénomination, tous les chefs douraunées, les khans des tribus, les principaux courtisans, et tous les Persans ou Taujiks qui occupent des emplois dans la maison royale.

Les nobles, de la première classe vont une partie de l’année dans leurs châteaux, soit pour se mettre à l’abri des chaleurs de l’été, soit pour jouir des plaisirs de la chasse. Leur résidence permanente est toujours à la cour.

Leurs maisons de ville, entourées de hautes murailles, contiennent trois ou quatre cours, des jardins, des viviers et des fontaines.

Chaque cour présente d’un côté un corps de logis, lequel comprend divers petits appartemens, élevés de deux ou trois étages, et de grandes salles qui occupent le milieu du bâtiment dans toute sa hauteur.

Les grandes salles sont soutenues par de hautes colonnes de bois et des arcades en ogives, sculptées et décorées d’arabesques. Les petites chambres élevées ont des fenêtres sur des salles et des galeries, qui régnent tout le long du mur. Les salles n’étant séparées que par des cloisons de planches, il est toujours facile de les réunir en une seule.

Au fond de la dernière salle se trouvent une muraille de maçonnerie et le foyer. La partie supérieure de ce mur est ornée de fausses arcades qui figurent la continuation de la galerie. On y met, comme dans les galeries véritables, des tableaux peints à l’huile, des miroirs et d’autres ornemens. Les murailles et les colonnes sont peintes de fleurs de diverses formes, à l’huile ou en détrempe, sur un fond blanc mêlé de particules brillantes. Ce récrépissement s’appelle sim-gil, terre argentée.

Les portes sont de bois sculpté ; on les recouvre en hiver de rideaux de velours, de brocart ou d’étoffes brodées. Dans toutes les chambres on pratique des espèces de niches, décorées de peintures très-élégantes ; mais, par une étrange dépravation de goût, on s’imagine les embellir en y plaçant des bocaux de verre, qui contiennent des confitures ou des marinades colorées. Les pauvres eux-mêmes ont chez eux de ces niches où ils placent des vases de porcelaine, et déposent des provisions de fruits pour l’hiver. Chez ces derniers les rideaux sont d’une toile à matelas ou de canevas, sur laquelle sont peintes à l’huile des figures d’oiseaux, de quadrupèdes, ou de fleurs.

Les peintures qui ornent les habitations des riches sont presque toutes tirées de la Perse ; elles représentent d’anciens rois ou d’anciens guerriers persans, des jeunes gens et des femmes qui boivent ensemble, ou des scènes tirées de quelques poëmes persans. Les tapis et les couvertures de feutre y tiennent lieu de toute espèce de meubles.

On fait à Héraut des tapis qui surpassent tout ce que j’ai jamais vu en ce genre : ils sont faits d’une laine si fine, si brillante, et teinte de si vives couleurs qu’on la prendroit pour de la soie. Il y en a aussi de tissus avec les matériaux des schalls de cachemire ; mais ils sont rares, à cause de l’énormité du prix.

Moullah Jaffer, chef des Sistaunées, possédoit un de ces tapis d’une vaste dimension, avec des carreaux pour s’asseoir. Ce tapis avoit été commandé pour Schah-Mahmoud ; mais Moullah Jaffer l’avoit acheté pour le quart de sa valeur après le détrônement de ce prince. Il en demandoit deux cent cinquante mille francs, et espéroit le vendre au roi de Perse ou à l’empereur de Russie. Dans le cas où il seroit trompé dans son attente, il se proposoit de le couper, et de le vendre en détail chez les Turcs.

Les carreaux de feutre pour s’asseoir sont placés tout le long des murailles : ils sont d’un gris brun avec des fleurs et des ornemens peu saillans. On met par-dessus, à l’usage des personnes de distinction, de plus petits tapis de soie brodée, ou de velours, avec des coussins de la même étoffe.

Le harem, ou appartement des femmes, est toujours dans la dernière cour. Il a une entrée distincte, mais une communication particulière avec les salons où l’on voit la compagnie.

Les palais, même à Caboul et à Candahar, sont très inférieurs à ceux de Perse, et certainement aucun d’eux ne soutiendroit la comparaison avec la simple maison d’un Anglais opulent.

Les habits des grands seigneurs sont faits d’après le modèle persan ; c’est d’abord une chemise de kultaun, sorte de toile d’un tissu fort lâche, dont la meilleure espèce vient d’Alep, et la plus commune de Perse. Ils ont ensuite d’amples pantalons de soie, une tunique de mousseline de Masulipatan, qui descend jusqu’au gras de la jambe, et est serrée autour du corps avec des cordons. Par-dessus cette tunique ils ont une simare de la même espèce, mais d’une matière différente. Enfin ils ont un schall pour ceinture, et une espèce de turban formé d’un schall roulé autour d’un petit bonnet de poil. Ajoutez à cela des bas de coton ou d’étoffe de cachemire, des souliers à la persane, et un large manteau jeté sur les épaules, et vous aurez l’idée du costume d’un noble de Caboul. Des rangs de boutons et de boutonnières servent à attacher la tunique, et le manteau lui-même est fermé par de gros boutons coniques en forme de pain de sucre.

La simarre, ou tunique supérieure, est composée d’une étoffe faite avec du poil de chameau et d’une couleur foncée. Il y en a aussi de satin, de brocart, ou d’étoffe de cachemire. Enfin, ils ont des tuniques de brocart d’or pour les jours de cérémonie.

Les schalls que l’on porte à la ceinture sont d’une espèce que l’on voit rarement dans l’Inde ou en Europe. Ils sont longs, étroits et couverts de primes dans toute leur étendue. Un de ces schalls de bonne qualité ne coûte guère moins de quatre à cinq mille francs. Ceux du turban ressemblent aux cachemires de nos dames.

En voyage, les nobles Afghans ont d’ordinaire un large manteau et des bottes à genouillères, d’un cuir brun très-fort, avec des talons ferrés. Ces bottes sont les mêmes pour toutes les classes, mais les riches en ont quelquefois de chagrin noir ou vert.

Autrefois aucun noble ne pouvoit se présenter à la cour s’il n’étoit vêtu de brocart d’or. Cette étiquette est tombée en désuétude ; mais tous les courtisans sont tenus de se présenter en bottes et le cimeterre au côté. Ceux qui en ont obtenu du roi le privilége portent, au coté droit du turban, un bouton de diamans surmonté d’une haute aigrette de plumes. Ces plumes viennent d’un oiseau qui ne se trouve que dans le pays de Cachemire ; on les achète toutes pour le compte du roi, qui les donne aux principaux seigneurs.

Les poignées des sabres, des poignards et des pistolets sont incrustées d’or et de pierreries. La forme des cimeterres est celle adoptée par les Persans. La poignée n’a point de garde, la lame est plus étroite et plus recourbée que celle de nos sabres. L’acier indien est fort estimé ; mais les meilleures épées se font en Perse et en Syrie.

Le poignard est une espèce de couteau ; la lame a deux pieds de longueur, deux pouces de largeur à la base, et elle se rétrécit jusque vers la pointe. Cette lame n’est tranchante que d’un côté, et le dos en est très-épais, afin de lui donner plus de force et de pesanteur. Le manche est très-mince, et les rebords de la lame elle-même en sont la seule garde. Un pouce seulement du manche dépasse le fourreau dans lequel le poignard entre presque tout entier.

C’est seulement dans les grandes occasions que les seigneurs portent des sabres, des poignards et des ceinturons ornés de pierreries. Ceux que l’on porte habituellement sont unis ; et ce ne sont pas les meilleures épées dont la poignée est la plus riche. Le gouverneur-général des établissemens anglais dans l’Inde, a reçu en présence du roi de Caboul une épée qui a appartenu à Tamerlan, que les rois de Perse se sont transmise par une longue succession, et dont les Afghans se sont emparés lors de la conquête d’Ispahan. Cette épée n’a point d’autre ornement que des damasquinures d’or à la poignée, et des reliefs de la même matière sur le fourreau dans une étendue de six ou sept pouces.

On ne porte jamais d’armes qu’à la cour ou en voyage.

Les femmes sont habillées à la persane, et par conséquent surchargées d’étoffes et d’ornemens. Ce qu’il y a de plus remarquable dans leur costume, ce sont leurs pantalons de velours, d’étoffe de cachemire ou de soie, et une veste de velours ou de brocart, qui ressemble beaucoup à celle de la cavalerie légère des Anglais. Elles ont sur cette veste trois rangs de boutons réunis par des brandebourgs en or. La partie inférieure de la manche est relevée, et présente un parement de brocart.

Les cérémonies qui ont lieu chez les grands sont à peu près les mêmes que chez les gens du peuple. La place d’honneur est dans l’angle du salon opposé à la porte d’entrée. Le maître s’y tient assis ; reçoit-il la visite d’un supérieur, il va au-devant de lui ; il se contente de se mettre debout pour recevoir un égal ; quant à un inférieur, il le salue en se dressant sur ses genoux.

Les grands tiennent leur maison à l’imitation du palais du roi. Ils ont des portiers appelés caupehis, dont la fonction est de se tenir à la première porte, avec de longs bâtons à la main. La personne qui fait la visite est reçue par deux ishikaghaussis (maîtres de la porte), qui la conduisent dans la première cour. À la seconde porte sont d’autres portiers avec des bâtons à pommes d’ivoire. Ici d’autres officiers font traverser les différentes cours, toujours avec le même cérémonial, jusqu’à ce qu’on soit arrivé à l’Arzbégi, lequel présente au maître du palais, et conduit l’hôte au siège qui lui convient.

Cela fait, il ne reste plus de cérémonies à remplir, et l’on converse familièrement, selon le caractère ou l’importance respectifs du maître de la maison et de son hôte.

Les manières des grands sont un mélange de douceur et de dignité, d’affabilité et de réserve.

Les officiers dont je viens de parler sont habillés en gens comme il faut ; mais les autres domestiques ne sont rien moins que vêtus élégamment. Les seigneurs de Caboul dédaignent l’ostentation : ils font plus de cas du bon ordre et de la conduite respectueuse de leurs gens que de leur nombre ou de la splendeur de leurs habits. De même lorsqu’ils sortent, leur suite n’est pas nombreuse ; mais elle marche avec une extrême régularité, et dans le plus profond silence.

Dans l’Inde, on reconnoît l’approche d’un grand personnage à une demi-lieue de distance, aux acclamations de ses gens, au son des trompettes et des tambours. Cette suite présente un aspect fort curieux par le nombre des hommes à pied ou à cheval, par la rapidité et la confusion des mouvemens, les couleurs brillantes des habits, l’éclat des armes et celui des étendards de drap d’or ; cependant on est révolté du défaut d’ordre et de discipline. Dans le royaume de Caboul, au contraire, un grand seigneur descend de cheval, et entre chez vous avant que vous ayez soupçonné sa visite.

Les domestiques sont d’une activité et d’une fidélité remarquables. Aucun travail ne leur répugne. En voyage ils sont armés, et tout prêts à défendre leurs maîtres ; on leur confie les secrets les plus importans. La seule précaution que l’on prenne, quand ils sont chargés de transmettre une communication de vive-voix, c’est de les accréditer auprès de la personne à qui on les envoie ; pour cela on leur remet un anneau ou quelqu’objet qui est relatif au message.

Ainsi, par exemple, le valet chargé d’une semblable mission s’exprime en ces termes : « Mon maître, se promenant un jour avec vous dans un jardin, vous dit qu’il avoit compté trente-quatre espèces de fleurs différentes sur une des collines de Caboul. À ce signe vous devez reconnoître que je viens vous communiquer ses véritables intentions. »

Outre la nourriture et le logement, on paie aux domestiques des gages tous les trois mois. Les grands ne sortent du lit qu’après le soleil levé ; ils font leurs prières, et récitent des versets du Koran pendant environ une heure. On leur sert à déjeuner du pain, du beurre, du miel, des œufs et du fromage. Ils vont ensuite à la cour, où les officiers de la maison du roi sont déjà tous réunis. Ils restent au palais jusqu’à onze heures, et se tiennent dans les appartemens réservés à leurs emplois respectifs, se livrent à l’examen des pétitions, ou à d'autres affaires de leur charge. Quelques-uns se font apporter leur second déjeuner au palais ; mais la plupart vont manger chez eux, et font la sieste en été. À leur réveil, ils font leurs exercices religieux, lisent quelqu’ouvrage instructif, et expédient des affaires jusqu’à cinq heures du soir, moment où ils reviennent à la cour. Le soir ils reviennent chez eux, dînent très-tard, et s’amusent à boire du vin avec une société choisie. Excepté dans les grandes occasions, ils ne reçoivent à diner que les amis intimes, le chausht ou second déjeuner, étant le seul repas où des étrangers soient admis.

Il ne faut pas croire pour cela que tous les seigneurs boivent du vin en dépit de la prohibition du prophète. Le plus grand nombre s’en abstient, et ceux qui commettent l’infraction savent la concilier avec la décence. Ce n’est qu’en compagnie, et fort rarement, qu’ils se livrent à cet excès.

Les amusemens favoris des nobles sont la chasse au tir ou à l’oiseau, et ils se plaisent à lire ou à entendre lire. La profession de lecteur est un métier lucratif. Ceux qui n’ont point de goût pour la littérature font venir des chanteurs ; ou bien ils jouent aux échecs, au tric-trac ou aux dames. Les deux premiers jeux ressemblent aux nôtres, mais le dernier, qui est plus rare, se joue comme dans l’Inde. Les cartes sont rondes, et les règles tout-à-fait différentes de ce que nous connoissons.