Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/La Picardie

La France capétienne du roi de Saint-Denys, entre la féodale Normandie et la démocratique Champagne, s’étend de Saint-Quentin à Orléans, à Tours. Le roi est abbé de Saint-Martin de Tours, et premier chanoine de Saint-Quentin. Orléans se trouvant placée au lieu où se rapprochent les deux grands fleuves, le sort de cette ville a été souvent celui de la France ; les noms de César, d’Attila, de Jeanne Darc, des Guises, rappellent tout ce qu’elle a vu de sièges et de guerres. La sérieuse Orléans[1] est près de la Touraine, près de la molle et rieuse patrie de Rabelais, comme la colérique Picardie à côté de l’ironique Champagne. L’histoire de l’antique France semble entassée en Picardie. La royauté, sous Frédégonde et Charles le Chauve, résidait à Soissons[2], à Crépy, Verbery, Attigny ; vaincue par la féodalité, elle se réfugia sur la montagne de Laon. Laon, Péronne, Saint-Médard de Soissons, asiles et prisons tour à tour, reçurent Louis le Débonnaire. Louis d’Outre-mer, Louis XI. La royale tour de Laon a été détruite en 1832 ; celle de Péronne dure encore. Elle dure, la monstrueuse tour féodale des Coucy[3].


Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,
Je suis le sire de Coucy.


Mais en Picardie la noblesse entra de bonne heure dans la grande pensée de la France. La maison de Guise, branche picarde des princes de Lorraine, défendit Metz contre les Allemands, prit Calais aux Anglais, et faillit prendre aussi la France au roi. La monarchie de Louis XIV fut dite et jugée par le Picard Saint-Simon[4].

Fortement féodale, fortement communale et démocratique fut cette ardente Picardie. Les premières communes de France sont les grandes villes ecclésiastiques de Noyon, de Saint-Quentin, d’Amiens, de Laon. Le même pays donna Calvin, et commença la Ligue contre Calvin. Un ermite d’Amiens[5] avait enlevé toute l’Europe, princes et peuples, à Jérusalem, par l’élan de la religion. Un légiste de Noyon[6] la changea, cette religion, dans la moitié des pays occidentaux ; il fonda sa Rome à Genève, et mit la république dans la foi. La république, elle, fut poussée par les mains picardes dans sa course effrénée, de Condorcet en Camille Desmoulins, de Desmoulins en Gracchus Babœuf[7]. Elle fut chantée par Béranger, qui dit si bien le mot de la nouvelle France : « Je suis vilain et très-vilain. » Entre ces vilains, plaçons au premier rang notre illustre général Foy, l’homme pur, la noble pensée de l’armée[8].

Le Midi et les pays vineux n’ont pas, comme l’on voit, le privilège de l’éloquence. La Picardie vaut la Bourgogne : ici il y a du vin dans le cœur. On peut dire qu’en avançant du centre à la frontière belge le sang s’anime, et que la chaleur augmente vers le Nord[9]. La plupart de nos grands artistes, Claude Lorrain, le Poussin, Lesueur[10], Goujon, Cousin, Mansart, Lenôtre, David, appartiennent aux provinces septentrionales ; et si nous passons la Belgique, si nous regardons cette petite France de Liège, isolée au milieu de la langue étrangère, nous y trouvons notre Grétry[11].



  1. La raillerie orléanaise était amère et dure. Les Orléanais avaient reçu le sobriquet de guépins. On dit aussi : « La glose d’Orléans est pire que le texte. » — La Sologne a un caractère analogue : « Niais de Sologne, qui ne se trompe qu’à son profit. »
  2. Pépin y fut élu, en 750. Louis d’Outre-mer y mourut.
  3. App., 40.
  4. Cette famille récente, qui prétendait remonter à Charlemagne, a bien assez d’avoir produit l’un des plus grands écrivains du XVIIe siècle, et l’un des plus hardis penseurs du nôtre.
  5. Pierre l’Ermite.
  6. Calvin, né en 1509, mort en 1564.
  7. Condorcet, né à Ribemont en 1743, mort en 1794. — Camille Desmoulins ; né à Guise en 1762, mort en 1794. — Babœuf, né à Saint-Quentin, mort en 1797. — Béranger est né à Paris, mais d’une famille picarde.
  8. Né à Pithon ou à Ham. — Plusieurs généraux de la Révolution sont sortis de la Picardie : Dumas, Dupont, Serrurier, etc. — Ajoutons à la liste de ceux qui ont illustré ce pays fécond en tout genre de gloire : Anselme, de Laon ; Ramus, tué à la Saint-Barthélemy ; Boutillier, l’auteur de la Somme rurale ; l’historien Guibert de Nogent ; Charlevoix ; les d’Estrées et les Genlis.
  9. J’en dis autant de l’Artois, qui a produit tant de mystiques. App., 41.
  10. Claude le Lorrain, né à Chamagne en Lorraine, en 1600, mort en 1682. — Poussin, originaire de Soissons, né aux Andelys en 1594, mort en 1665. — Lesueur, né à Paris en 1617, mort en 1655. — Jean Cousin, fondateur de l’École française, né à Soucy, près Sens, vers 1501. — Jean Goujon, né à Paris, mort en 1572. — Germain Pilon, né à Loué, à six lieues du Mans, mort à la fin du XVIe siècle. — Pierre Lescot, l’architecte à qui l’on doit la fontaine des Innocents, né à Paris en 1510, mort en 1571. — Callot, ce rapide et spirituel artiste qui grava quatorze cents planches, né à Nancy en 1593, mort en 1635. — Mansart, l’architecte de Versailles et des Invalides, né à Paris en 1645, mort en 1708. — Lenôtre, né à Paris en 1613, mort en 1700, etc.
  11. Né en 1741, mort en 1813.