Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/La Flandre

Ni subtil, ni stérile, à coup sûr, n’est le génie de notre bonne et forte Flandre, mais bien positif et réel, bien solidement fondé ; solidis fundatum ossibus intus. Sur ces grasses et plantureuses campagnes, uniformément riches d’engrais, de canaux, d’exubérante et grossière végétation, herbes, hommes et animaux, poussent à l’envi, grossissent à plaisir. Le bœuf et le cheval y gonflent, à jouer l’éléphant. La femme vaut un homme et souvent mieux. Race pourtant un peu molle dans sa grosseur, plus forte que robuste, mais d’une force musculaire immense. Nos hercules de foire sont venus souvent du département du Nord.

La force prolifique des Bolg d’Irlande se trouve chez nos Belges de Flandre et des Pays-Bas. Dans l’épais limon de ces riches plaines, dans ces vastes et sombres communes industrielles, d’Ypres, de Gand, de Bruges, les hommes grouillaient comme les insectes après l’orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmilières. Ils en sortaient à l’instant, piques baissées, par quinze, vingt, trente mille hommes, tous forts et bien nourris, bien vêtus, bien armés. Contre de telles masses la cavalerie féodale n’avait pas beau jeu.

Avaient-ils si grand tort d’être fiers, ces braves Flamands ? Tout gros et grossiers qu’ils étaient[1], ils faisaient merveilleusement leurs affaires. Personne n’entendait comme eux le commerce, l’industrie, l’agriculture. Nulle part le bon sens, le sens du positif, du réel, ne fut plus remarquable. Nul peuple peut-être au moyen âge ne comprit mieux la vie courante du monde, ne sut mieux agir et conter. La Champagne et la Flandre sont alors les seuls pays qui puissent lutter pour l’histoire avec l’Italie. La Flandre a son Villani dans Froissart, et dans Commines son Machiavel. Ajoutez-y ses empereurs-historiens de Constantinople. Ses auteurs de fabliaux sont encore des historiens, au moins en ce qui concerne les mœurs publiques.

Mœurs peu édifiantes, sensuelles et grossières. Et plus on avance au nord dans cette grasse Flandre, sous cette douce et humide atmosphère, plus la contrée s’amollit, plus la sensualité domine, plus la nature devient puissante[2]. L’histoire, le récit ne suffisent plus à satisfaire le besoin de la réalité, l’exigence des sens. Les arts du dessin viennent au secours. La sculpture commence en France même avec le fameux disciple de Michel-Ange, Jean de Boulogne. L’architecture aussi prend l’essor ; non plus la sobre et sévère architecture normande, aiguisée en ogives et se dressant au ciel, comme un vers de Corneille ; mais une architecture riche et pleine en ses formes. L’ogive s’assouplit en courbes molles, en arrondissements voluptueux. La courbe tantôt s’affaisse et s’avachit, tantôt se boursoufle et tend au ventre, Ronde et onduleuse dans tous ses ornements, la charmante tour d’Anvers s’élève doucement étagée, comme une gigantesque corbeille tressée des joncs de l’Escaut.

Ces églises, soignées, lavées, parées, comme une maison flamande, éblouissent de propreté et de richesse, dans la splendeur de leurs ornements de cuivre, dans leur abondance de marbres blancs et noirs. Elles sont plus propres que les églises italiennes, et non pas moins coquettes. La Flandre est une Lombardie prosaïque, à qui manquent la vigne et le soleil. Quelque autre chose manque aussi ; on s’en aperçoit en voyant ces innombrables figures de bois que l’on rencontre de plain-pied dans les cathédrales ; sculpture économique qui ne remplace pas le peuple de marbre des cités d’Italie[3]. Par-dessus ces églises, au sommet de ces tours, sonne l’uniforme et savant carillon, l’honneur et la joie de la commune flamande. Le même air joué d’heure en heure pendant des siècles, a suffi au besoin musical de je ne sais combien de générations d’artisans, qui naissaient et mouraient fixés sur l’établi[4].

Mais la musique et l’architecture sont trop abstraites encore. Ce n’est pas assez de ces sons, de ces formes ; il faut des couleurs, de vives et vraies couleurs, des représentations vivantes de la chair et des sens. Il faut dans les tableaux de bonnes et rudes fêtes, où des hommes rouges et des femmes blanches boivent, fument et dansent lourdement[5]. Il faut des supplices atroces, des martyrs indécents et horribles, des Vierges énormes, fraîches, grasses, scandaleusement belles. Au delà de l’Escaut, au milieu des tristes marais, des eaux profondes, sous les hautes digues de Hollande, commence la sombre et sérieuse peinture ; Rembrandt et Gérard Dow peignent où écrivent Érasme et Grotius[6]. Mais dans la Flandre, dans la riche et sensuelle Anvers, le rapide pinceau de Rubens fera les bacchanales de la peinture. Tous les mystères seront travestis[7] dans ses tableaux idolâtriques qui frissonnent encore de la fougue et de la brutalité du génie[8]. Cet homme terrible, sorti du sang slave[9], nourri dans l’emportement des Belges, né à Cologne, mais ennemi de l’idéalisme allemand, a jeté dans ses tableaux une apothéose effrénée de la nature.

Cette frontière des races et des langues[10] européennes, est un grand théâtre des victoires de la vie et de la mort. Les hommes poussent vite, multiplient à étouffer ; puis les batailles y pourvoient. Là se combat à jamais la grande bataille des peuples et des races. Cette bataille du monde qui eut lieu, dit-on, aux funérailles d’Attila, elle se renouvelle incessamment en Belgique entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne, entre les Celtes et les Germains. C’est là le coin de l’Europe, le rendez-vous des guerres. Voilà pourquoi elles sont si grasses, ces plaines ; le sang n’a pas le temps d’y sécher ! Lutte terrible et variée ! À nous les batailles de Bouvines, Roosebeck, Lens, Steinkerke, Denain, Fontenoi, Fleurus, Jemmapes ; à eux celles des Éperons, de Courtray. Faut-il nommer Waterloo ![11]

Angleterre ! Angleterre ! vous n’avez pas combattu ce jour-là seul à seul : vous aviez le monde avec vous. Pourquoi prenez-vous pour vous toute la gloire ? Que veut dire votre pont de Waterloo ? Y a-t-il tant à s’enorgueillir, si le reste mutilé de cent batailles, si la dernière levée de la France, légion imberbe, sortie à peine des lycées et du baiser des mères, s’est brisée contre votre armée mercenaire, ménagée dans tous les combats, et gardée contre nous comme le poignard de miséricorde dont le soldat aux abois assassinait son vainqueur ?

Je ne tairai rien pourtant. Elle me semble bien grande, cette odieuse Angleterre, en face de l’Europe, en face de Dunkerque[12] et d’Anvers en ruines[13]. Tous les autres pays, Russie, Autriche, Italie, Espagne, France, ont leurs capitales à l’ouest et regardent au couchant ; le grand vaisseau européen semble flotter, la voile enflée du vent qui jadis souffla de l’Asie. L’Angleterre seule a la proue à l’est, comme pour braver le monde, unum omnia contra. Cette dernière terre du vieux continent est la terre héroïque, l’asile éternel des bannis, des hommes énergiques. Tous ceux qui ont jamais fui la servitude, druides poursuivis par Rome, Gaulois-Romains chassés par les barbares, Saxons proscrits par Charlemagne, Danois affamés, Normands avides, et l’industrialisme flamand persécuté, et le calvinisme vaincu, tous ont passé la mer, et pris pour patrie la grande île : Arva, beata petamus arva, divites et insulas Ainsi l’Angleterre a engraissé de malheurs, et grandi de ruines. Mais à mesure que tous ces proscrits, entassés dans cet étroit asile, se sont mis à se regarder, à mesure qu’ils ont remarqué les différences de races et de croyances qui les séparaient, qu’ils se sont vus Kymrys, Gaëls, Saxons, Danois, Normands, la haine et le combat sont venus. Ç’a été comme ces combats bizarres dont on régalait Rome, ces combats d’animaux étonnés d’être ensemble : hippopotames et lions, tigres et crocodiles. Et quand les amphibies, dans leur cirque fermé de l’Océan, se sont assez longtemps mordus et déchirés, ils se sont jetés à la mer, ils ont mordu la France. Mais la guerre intérieure, croyez-le bien, n’est pas finie encore. La bête triomphante a beau narguer le monde sur son trône des mers. Dans son amer sourire se mêle un furieux grincement de dents, soit qu’elle n’en puisse plus à tourner l’aigre et criante roue de Manchester, soit que le taureau de l’Irlande, qu’elle tient à terre, se retourne et mugisse.

La guerre des guerres, le combat des combats, c’est celui de l’Angleterre et de la France ; le reste est épisode. Les noms français sont ceux des hommes qui tentèrent de grandes choses contre l’Anglais. La France n’a qu’un saint, la Pucelle ; et le nom de Guise qui leur arracha Calais des dents, le nom des fondateurs de Brest, de Dunkerque et d’Anvers[14], voilà, quoique ces hommes aient fait du reste, des noms chers et sacrés. Pour moi, je me sens personnellement obligé envers ces glorieux champions de la France et du monde, envers ceux qu’ils armèrent, les Duguay-Trouin, les Jean-Bart, les Surcouf, ceux qui rendaient pensifs les gens de Plymouth, qui leur faisaient secouer tristement la tête à ces Anglais, qui les tiraient de leur taciturnité, qui les obligeaient d’allonger leurs monosyllabes.

La lutte contre l’Angleterre a rendu à la France un immense service. Elle a confirmé, précisé sa nationalité. À force de se serrer contre l’ennemi, les provinces se sont trouvées un peuple. C’est en voyant de près l’Anglais, qu’elles ont senti qu’elles étaient France. Il en est des nations comme de l’individu, il connaît et distingue sa personnalité par la résistance de ce qui n’est pas elle, il remarque le moi par le non-moi. La France s’est formée ainsi sous l’influence des grandes guerres anglaises, par opposition à la fois, et par composition. L’opposition est plus sensible dans les provinces de l’Ouest et du Nord, que nous venons de parcourir. La composition est l’ouvrage des provinces centrales dont il nous reste à parler.



  1. Cette grossièreté de la Belgique est sensible dans une foule de choses. On peut voir à Bruxelles la petite statue du Mannekenpiss, « le plus vieux bourgeois de la ville ; » on lui donne un habit neuf aux grandes fêtes.
  2. App., 37.
  3. La seule cathédrale de Milan est couronnée de cinq mille statues et figurines.
  4. Il est juste de remarquer que cet instinct musical s’est développé d’une manière remarquable, surtout dans la partie wallonne. Voy. t. VI, p. 120.
  5. Voy. au Musée du Louvre le tableau intitulé : Fête Flamande. C’est la plus effrénée et la plus sensuelle bacchanale.
  6. Selon moi, la haute expression du génie belge, c’est pour la partie flamande, Rubens, et pour la wallonne ou celtique, Grétry. La spontanéité domine en Belgique, la réflexion en Hollande. Les penseurs ont aimé ce dernier pays. Descartes est venu y faire l’apothéose du moi humain, et Spinosa, celle de la nature. Toutefois la philosophie propre à la Hollande, c’est une philosophie pratique qui s’applique aux rapports politiques des peuples : Grotius.
  7. Son élève, Van-Dyck, peint dans un de ses tableaux un âne à genoux devant une hostie.
  8. Nous avons ici la belle suite des tableaux commandés à Rubens par Marie de Médicis, mais cette peinture allégorique et officielle ne donne pas l’idée de son génie. C’est dans les tableaux d’Anvers et de Bruxelles que l’on comprend Rubens. Il faut voir à Anvers la Sainte Famille, où il a mis ses trois femmes sur l’autel, et lui, derrière, en saint Georges, un drapeau au poing et les cheveux au vent. Il fit ce grand tableau en dix-sept jours. — Sa Flagellation est horrible de brutalité ; l’un des flagellants, pour frapper plus fort, appuie le pied sur le mollet du Sauveur ; un autre regarde par dessous sa main, et rit au nez du spectateur. La copie de Van-Dyck semble bien pâle à côté du tableau original. Au Musée de Bruxelles, il y a le Portement de Croix, d’une vigueur et d’un mouvement qui va au vertige. La Madeleine essuie le sang du Sauveur avec le sang-froid d’une mère qui débarbouille son enfant. — On peut voir au même Musée le Martyre de saint Liévin, une scène de boucherie ; pendant qu’on déchiquète la chair du martyr, et qu’un des bourreaux en donne aux chiens avec une pince, un autre tient dans les dents son stylet qui dégoutte de sang. Au milieu de ces horreurs, toujours un étalage de belles et immodestes carnations. — Le Combat des Amazones lui a donné une belle occasion de peindre une foule de corps de femmes dans des attitudes passionnées ; mais son chef-d’œuvre est peut-être cette terrible colonne de corps humains qu’il a tissus ensemble dans son Jugement dernier.
  9. Sa famille était de Styrie. Ce qu’il y a de plus impétueux en Europe est aux deux bouts : à l’orient, les Slaves de Pologne, Illyrie, Styrie, etc ; à l’occident, les Celtes d’Irlande, Écosse, etc.
  10. La Flandre hollandaise est composée de places cédées par le traité de 1648 et par le traité de la Barrière (1715). Ce nom est significatif. — App., 38.
  11. La grande bataille des temps modernes s’est livrée précisément sur la limite des deux langues, à Waterloo. À quelques pas en deçà de ce nom flamand, on trouve le Mont-Saint-Jean. — Le monticule qu’on a élevé dans cette plaine semble un tumulus barbare, celtique ou germanique.
  12. Les magistrats de Dunkerque supplièrent vainement la reine Anne ; ils essayèrent de prouver que les Hollandais gagneraient plus que les Anglais à la démolition de leur ville. Il n’est point de lecture plus douloureuse et plus humiliante pour un Français. Cherbourg n’existait pas encore ; il ne resta plus un port militaire, d’Ostende à Brest.
  13. « J’ai là, disait Bonaparte, un pistolet chargé au cœur de l’Angleterre. » « La place d’Anvers, disait-il à Sainte-Hélène, est une des grandes causes pour lesquelles je suis ici ; la cession d’Anvers est un des motifs qui m’avaient déterminé à ne pas signer la paix de Châtillon. »
  14. Il faut entendre ici Richelieu, Louis XIV et Bonaparte.