CHAPITRE DCCLXXIV.

Les deux Crébillons.


Javois dix-neuf ans, & dans ce temps la renommée de Crébillon, poète tragique, étoit au plus haut degré. On l’opposoit à Voltaire ; car le public cherche un rival à tout homme illustre, & les balançant l’un par l’autre, il se dégage ainsi d’un poids d’estime trop considérable.

Je l’ai vu ce temps, où la nation en général étoit si peu avancée, qu’on ne parloir & qu’on ne savoit parler que de Racine & de Corneille, de Crébillon & de Voltaire. Il est inconcevable qu’on se soit agité si long-temps sur des questions aussi futiles. J’étois jeune ; je n’avois reçu qu’à moitié l’impression universelle ; j’admirois moins que les autres ces tragédies si vantées. J’y trouvois une uniformité, une contrainte, une gêne, une forme monotone, un faux, qui ne plaisoient pas beaucoup à mon esprit, amoureux des beautés vastes & irrégulières. Je lisois les romans de l’abbé Prévoit, qui me faisoient plus de plaisir que toutes les tragédies modernes.

Sur sa renommée j’allai voir néanmoins le vieux Crébillon. Il demeuroit au Marais, rue des Douze-portes, Je frappai : aussi-tôt les aboiemens de quinze à vingt chiens se firent entendre ; ils m’environnèrent gueule béante, & m’accompagnèrent jusqu’à la chambre du poète. L’escalier étoit rempli des ordures de ces animaux. J’entrai, annoncé & escorté par eux. Je vis une chambre dont les murailles étoient nues ; un grabat, deux tabourets, sept à huit fauteuils déchirés & délabrés composaient tout l’ameublement. J’apperçus, en entrant, une figure féminine, haute de quatre pieds, & large de trois, qui s’enfonçoit dans un cabinet voisin. Les chiens s’étoient emparés de tous les fauteuils, & grognoient de concert. Le vieillard, les jambes & la tête nues, la poitrine découverte, fumoit une pipe. Il avoit deux grands yeux bleus, des cheveux blancs & rares, une physionomie pleine d’expression. Il fit taire les chiens, non sans peine, & me fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Il ôta sa pipe de la bouche, comme pour me saluer, la remit, & continua à fumer avec une délectation qui se peignoit sur sa physionomie fortement caractérisée. Sa distraction fut assez longue, son œil bleu étoit fixe & tourné vers le plancher. Il me parla brièvement. Les chiens grondoient lourdement en me montrant les dents. Le poète posa enfin sa pipe. Je lui demandai quand il finiroit Cromwell. Il n’est pas commencé, me répondit-il. Je le priai de me réciter quelques vers. Il me dit, qu’il me satisferoit après une seconde pipe. La femme, de quatre pieds de haut, entra sur ses jambes torses. Elle avoit bien le nez le plus long, & les yeux les plus malignement ardens que j’aie vus de ma vie. C’étoit la maîtresse du poète. Les chiens, par respect, lui cedèrent un fauteuil. Elle s’assit en face de moi. Le poète posa sa seconde pipe, & me récita alors des vers fort obscurs, de je ne sais quelle tragédie romanesque, qu’il avoit composée de mémoire, & qu’il récitoit de même. Je ne compris rien au sujet ni au plan de sa tragédie. Il y avoit dans ses vers force imprécations contre les dieux, & sur-tout contre les rois qu’il n’aimoit pas. Le poète me parut fort bon homme, très-distrait, aimant à rêver, & parlant peu. Sa maîtresse avoit dans l’expression toute la malice qui étoit dans ses yeux. Le poète ayant récité ses vers ne fit que fumer. Je m’entretins avec sa maîtresse. Je cherchois de l’œil où pouvoient être ses jambes, tandis que celles du poète figuroient nues, comme les jambes d’un athlète qui se repose après avoir lutté dans l’arène. Je me levai, & les chiens se levèrent aussi, aboyèrent de nouveau, & m’accompagnèrent jusqu’à la porte de la rue. Le poète ne les réprimandoit qu’avec douceur ; la tendresse perçoit à travers le commandement. Lui seul pouvoit vivre au milieu de cette malpropreté canine. Je ne manquai pas de lui dire qu’Euripide avoit aussi aimé les chiens, & qu’il obtiendroit à coup sûr les années de Sophocle : il avoit alors quatre-vingt-six ans. Content de ce que je lui avois dit, il m’avoit gratifié d’une petite carte, où étoit son nom écrit en caractères très-fins. Cette carte étoit un passe-port pour voir une de ses tragédies ; mais comme Voltaire avoit soin qu’on ne les donnât que très-rarement, je fus neuf mois à attendre cette représentation. Le vieillard m’avoit prévenu du long délai, & l’attribuoit sans ménagement à son rival, qu’il appelloit un très-méchant homme, & cela avec le ton d’une bonhommie toute particulière.

À deux ou trois années de là je fis la connoissance de Crébillon fils. Il étoit taillé comme un peuplier, haut, long, menu ; il contrastoit avec la taille forte & le poitrail de Crébillon le tragédiste. Jamais la nature ne fit deux êtres plus voisins & plus dissemblables. Crébillon fils étoit la politesse, l’aménité & la grâce fondues ensemble. Une légère teinte de causticité perçoit dans ses discours, mais elle ne frappoit que les pédans littéraires & les ennemis du bien public. Nos caractères allèrent fort bien ensemble. Il avoit vu le monde ; il avoit connu les femmes autant qu’il est possible de les connoître ; il les aimoit un peu plus qu’il ne les estimoit. Sa conversation étoit piquante ; il regrettoit le temps de la régence, comme l’époque des bonnes mœurs en comparaison des mœurs régnantes. Nos principes littéraires s’accordoient encore. Un jour il me dit en confidence qu’il n’avoit pas encore achevé la lecture des tragédies de son père, mais que cela viendroit. Il regardoit la tragédie française, comme la farce la plus complète qu’ait pu inventer l’esprit humain. Il rioit aux larmes de certaines productions théâtrales, & du public qui ne voyoit dans tous les rois de la tragédie française que le roi de Versailles. Le rôle du capitaine des gardes, tantôt traître, tantôt fidèle, selon la fantaisie du poète, le faisoit sur-tout pâmer de joie. Il s’informoit exactement de celui qui le jouoit. C’étoit son acteur favori pour le plaisir facétieux qu’il lui causoit. Aujourd’hui janissaire, le lendemain déposant Tarquin le superbe, cheville ouvrière de tous les dénouemens, il avoit renversé plus de trônes au bout de l’année, qu’il n’avoit de gardes à sa suite ; il tuoit les tyrans trois fois la semaine avec une précision admirable. Crébillon aimoit tout en lui, sa démarche, son attitude, sa fierté obéissante ; tantôt royaliste, tantôt républicain, il suivoit tous les ordres avec une indifférence philosophique, qui n’ôtoit rien au tranchant de son sabre.

Crébillon fils étoit censeur royal & censeur de la police. Il approuvoit tous les ponts-neufs & tous les vers imprimés sur des feuilles volantes. On en faisoit alors une quantité effroyable ; les héroïdes pleuvoient. Il approuvoit tout cela avec un sang-froid & une politesse charmante. Jamais Crébillon fils ne fit attendre un auteur, fût-il chansonnier du pont-neuf. Il étoit toujours prévenant, affable & facile ; il me dissuada d’écrire en vers.

Comme il ouvroit journellement sa porte à une multitude de versificateurs & d’auteurs débutans, il me dit un jour : Restez avec moi jusqu’à midi trois quarts ; voici l’heure que les poètes arrivent pour m’apporter leurs manuscrits : restez.

Je m’assieds. Un coup de sonnette part ; Crébillon ouvre : un auteur paroît ; il est vif & sémillant ; il se présente avec assez de grace, parle de même ; il prend une chaise, tire un manuscrit de sa poche. La conversation s’engage, & notre auteur dit des choses spirituelles. — De quel pays êtes-vous ? lui demanda Crébillon, qui approuvoit par an quarante à cinquante mille vers. — Des environs de Toulouse, reprit l’auteur. — Bon, laissez-moi votre manuscrit ; envoyez ou repassez après-demain, & l’approbation sera en règle.

Quand l’auteur fut sorti, Crébillon tenant le manuscrit en main, me dit : Je ne sais ce qui est là-dedans ; vous avez entendu ce jeune homme ; il parle avec facilité ; il a de l’esprit. Voulez-vous gager avec moi que son ouvrage n’a ni rime ni raison ? — Eh pourquoi ce jugement précipité ? — Vous le saurez, lisons, mon ami. En effet, la pièce présentée à la censure n’avoit pas le sens commun.

Part un second coup de sonnette ; c’est un nouvel auteur : Crébillon ouvre. L’auteur s’arrête à la porte ; il ne sait ni entrer, ni parler, ni s’asseoir ; il est gauche, & tout d’une pièce ; il manque de renverser une petite table où étoit le déjeûner de son censeur. C’est un opéra que de le faire asseoir ; il recule à chaque instance ; enfin il est assis ; il veut parler, & il bégaie ; il répond mal à ce qu’on dit. Après avoir regardé pendant six minutes sa poche gonflée de son manuscrit, il le tire gauchement, laisse tomber sa canne & son chapeau en le présentant, cherche de l’œil son parasol, comme si on le lui avoit volé, blesse ma jambe du bout de son épée en remuant mal-à-propos, & parvient enfin à dire : Je vous prie, Monsieur, de m’expédier, car on m’a dit que vous étiez fort obligeant. Crébillon prend le papier avec son aménité ordinaire, le met à son aise autant qu’il est possible, & lui fait la même interrogation. — De quel pays êtes-vous, Monsieur ? — Des environs de Rouen. — C’est bon, Monsieur ; dans trois jours j’aurai approuvé votre manuscrit. Il le reconduit, l’aide à retrouver son parasol. La porte ne semble pas être assez large pour la sortie du poète, car il donne à gauche, fait un faux pas sur le palier, & tombe à la première marche. Il avoit repoussé quatre ou cinq fois son censeur avec la main, & le tout par civilité normande. La porte enfin se referme.

Quel lourdaud ! m’écriai-je ; & cela écrit ! — Eh bien, me dit Crébillon, vous l’avez vu, vous l’avez entendu, ou plutôt vous n’avez rien entendu. Voulez-vous gager avec moi que son œuvre n’est pas sans mérite ? — Oh ! oh ! vous le connoissez donc ? — Pas plus que l’autre ; je ne l’ai jamais vu ; lisons. Nous lisons. Il y avoit dans le manuscrit du lourd normand, des idées, du style ; & c’étoit un ouvrage très-estimable. Comme je demeurois surpris de l’esprit de divination qui avoit saisi notre censeur, il me dit : « Une expérience de plusieurs années m’a démontré que sur vingt auteurs qui arrivent du midi de la France, il y en a dix-neuf qui sont détestables ; & que sur le même nombre qui arrive du nord, il y en a la moitié au moins qui ont le germe du talent, & qui sont susceptibles de perfection. Les plus mauvais vers possibles se font depuis Bordeaux jusqu’à Nîmes. Telle est la latitude des plats versificateurs. Tous ces écrivains-là en général n’ont que du vent dans la tête, tandis que ceux qui viennent des provinces septentrionales ont du sens, & un talent inné qui ne demande que de la culture. »

J’ai eu lieu plusieurs fois d’appliquer l’observation de Crébillon censeur, & presque toujours avec justesse. Les têtes méridionales (les exceptions à part) ne me paroissent pas propres à écrire ; elles manquent de logique.

Je ne passerai point sous silence un fait qui prouve tout à la fois son courage & son amitié pour les gens de lettres & pour moi. Je publiai, au mois de janvier 1771, une pièce de théâtre, intitulée, Olinde & Sophronie ; on y trouva des allusions relativement à l’opération du chancelier Maupeou, qui faisoit la guerre à la magistrature[1]. Le parlement de Paris fut exilé le vingt janvier, & ma pièce fut publiée le vingt-deux. On donna à tous les traits de mon ouvrage une extension qui plaisoit au public, & qui lui servoit de vengeance tacite. Le ministère, qui alors n’étoit rien moins qu’indulgent, vouloit sévir contre moi. Crébillon fils, qui avoit approuvé la pièce, loin de mollir, représenta, défendit ma cause, se prétendit seul responsable. Sa généreuse fermeté me sauva un désagrément fâcheux ; c’est qu’il aimoit sincèrement les hommes de lettres. Il m’a répété souvent que malgré les travers de leur amour-propre, c’étoit ceux dans lesquels il avoit remarqué en général le plus de vertus.

Ses ouvrages sont une anatomie fine & déliée du cœur humain & du sentiment, sur-tout de celui qui dirige les femmes, dont le premier attribut est de ne connoître rien à leur propre cœur, tandis qu’elles pénètrent assez bien le cœur ou du moins le caractère des hommes. Crébillon fils les a bien connues ; c’est un peintre : & sa touche, pour être délicate, n’en est pas moins exacte, & quelquefois profonde.

  1. Le chancelier avoit commandé cent-vingt brochures contre les magistrats. Tous les écrivailleurs affamés alloient au bureau de *****. Là, on payoit à tant la feuille les plus plats déraisonnemens. Le buraliste gagna, sur ces pauvres barbouilleurs, la moitié de la somme destinée à ces pamphlets.