CHAPITRE DCCLXXIII.

Comment se fait un mariage.


Le père entre dans la chambre de sa fille, qui est à sa toilette, & qui a appris de sa femme-de-chambre qu’on alloit la marier. Le père s’avance : Mademoiselle, lui dit-il, je vois, à vos yeux, que vous n’avez point dormi. — Non, mon père. — Tant pis, ma fille ; il faut être belle quand on se marie, & on est laide quand on ne dort pas. — Je ne le suis pas assez, reprend-elle avec un soupir. — Vous n’êtes pas assez laide, dites-vous ? c’est donc pour l’être davantage, que vous prenez l’air triste & maussade que je vous vois : allons, ne faites pas l’enfant, je vous prie ; il faut de la modestie le jour du contrat, mais la modestie n’est pas l’humeur, & c’est de l’humeur que votre visage annonce. — Oh ! mon visage a bien raison. — Il a grand tort, & vous aussi ; je vous ordonne d’être riante. — Vous m’ordonnez l’impossible. — L’impossible ? & pourquoi, s’il vous plaît ? quel mal vous fait-on de vous marier avec un homme bien né, très-aimable, & sur-tout fort riche ? — Je crois tout cela, puisque vous le dites ; mais il est toujours bien cruel d’être livrée à un homme que l’on ne connoît pas. — Bon ! est-ce qu’on connoît jamais celui ou celle qu’on épouse ? ton futur ne te connoît pas davantage. Crois-moi, ma chère enfant ; je ne vois dans le monde de mauvais mariages, que les mariages d’inclination ; le hasard est encore moins aveugle que l’amour. Penserois-tu mieux connoître ton futur après l’avoir vu dix ans ; rien n’est si dissimulé que les hommes, si ce n’est peut-être les femmes. Celui qui desire, & celui qui possède, sont deux ; on ne sait jamais ce qu’un amant sera le lendemain de la noce ; & comment le sauroit-on ? il ne le sait pas lui-même ; c’est un hasard qu’il faut courir. Ta mère & moi, par exemple, nous nous étions beaucoup vus avant de nous marier. Eh bien ! elle m’a dit cent fois que je l’avois trompée ; je lui ai dit cent fois qu’elle m’avoit surpris. Tout cela s’est arrangé ; car il faut bien que cela s’arrange. — En vérité, mon père, voilà d’étranges maximes ! — Ce sont les maximes du monde, & le monde n’est pas un sot. Les petites gens ont besoin de s’aimer pour être heureux dans leur ménage ; mais pourvu que les gens riches vivent décemment ensemble, leur aisance les met d’accord. Allons, ma fille, de la résolution, du courage, de la gaieté, tout ira bien !

Le père sort après avoir prononcé ces mots. La fille, qui cache dans son sein une amoureuse foiblesse, écrit à son amant qu’on la marie malgré elle, mais que l’hymen lui rendra ce que l’usage lui ravit. Elle signe le contrat ; la noce n’est pas différée, & six semaines après elle a l’art d’installer son amant dans sa société. Celui qui s’en doute le moins, c’est le mari. S’il vouloit en parler, on auroit une harangue toute prête pour lui démontrer qu’il n’est qu’un visionnaire.

Joailliers, bijoutiers, marchands d’étoffes, marchandes de modes, concourent à un mariage ; mais il y entre aujourd’hui un artiste qu’on ne soupçonnoit pas, un artiste précieux, qui contribue plus que tous les moralistes à mettre la paix dans les ménages. Quand une demoiselle a quelque souvenir inquiétant, qu’elle touche au premier jour de ses noces, & qu’elle veut cacher le grand secret, elle ne croit pas tout-à-fait à la maxime de Salomon, quoiqu’il fût un grand clerc. La virginité a ses signes ; elle le sait mieux que Buffon. Il s’agit d’être bien avec son mari, & d’accroître sa tendresse. Elle a entendu dire qu’il y avoit une résurrection. Il ne faut, dans ce monde, que croire pour être heureux ; un serment n’a pas un effet rétroactif ; il s’agit de promettre pour l’avenir, & de tenir, si l’on peut. Les demoiselles honnêtes & timorées s’adressent au sieur Maille, lorsque le jour tombe. Il vend le vinaigre qui rend la confiance à l’épousée, la joie aux époux, qui établit la concorde & la paix des familles. Ce monde est composé d’apparences ; elles tiennent lieu des réalités.

Le sieur Maille n’a pas besoin de lire le calendrier pour être instruit des temps où l’église permet ou défend les mariages. Dès que le carême & l’avent prennent fin, il voit arriver les fragiles beautés, qui veulent posséder le cœur d’un époux, & le tromper un peu sur le passé seulement pour le rendre plus fortuné. Elles ne font qu’avancer la main, prendre le vinaigre réparateur, saluer & disparoître. L’artiste ne les regarde pas ; leurs grandes coëffes voilent leur demi-rougeur, si elles rougissent. Un petit imprimé, vertueusement instructif, accompagne la liqueur subtilement astringente, & dispense l’artiste de parler. Les attentats du violateur, ou les victoires de l’amant chéri, disparoissent également ; c’est une vierge enfin qui, huit jours après, marche sous le chapeau virginal à l’autel de l’Hyménée.

L’époux n’en doutera point. Tout est régénération devant les loix de la chymie ; la félicité des époux est encore liée à cette science sublime que j’idolâtre ; elle fait la gloire, le bonheur & le repos des demoiselles parisiennes. Mais celles des provinces sont loin de cet inestimable avantage ; elles n’ont pas à leur porte un artiste aussi recommandable que le sieur Maille. Je les plains. Que de paroles artificieuses, que de mensonges frauduleux, pour remplacer une petite fiole qu’on peut cacher dans la main !

Demoiselles de tous les pays, qui tremblez de l’expérience d’un époux, & qui desirez assujettir son cœur en y versant l’estime profonde, quand vous verrez sur un pot de moutarde du sieur Maille, l’union paisible des armes des trois premières puissances de l’Europe, songez que cet artiste unit de même la femme & le mari, prévient leur dissention, leur rupture ; & leur ôtant les fâcheux soupçons, les craintes importunes, les reproches désespérans, consolide leur bonheur dans la pleine confiance des caresses mutuelles. Ailleurs une petite voix contrefaite est nécessaire ; elle devient tout à la fois honnête & trompeuse. Ici le mari s’enivre de sa conquête, & vante son propre triomphe. L’épouse n’a pas besoin d’une voix fallacieuse pour qu’il se félicite lui-même de sa victoire. On disoit à la cour, il y a quarante ans : l’honneur y recroît comme les cheveux. Oh ! il y recroît bien autre chose, ainsi que dans la capitale.

Une demoiselle bien majeure proposa tout naturellement à un galant homme de lui faire un enfant, mais sans exiger qu’elle se mariât. Dès qu’elle fut grosse, elle congédia le galant. Elle eut un fils qu’elle allaita. Le père plaida pour épouser la mère, qui lui tint rigueur, & lui demanda combien il vouloit pour la peine qu’il avoit prise de la féconder. Il perdit son procès, dépens compensés.