CHAPITRE DCXLIV.

Aller à pied.


Ce sera bientôt une chose ignoble. Tous les hommes de génie dans tous les genres vont néanmoins à pied. Il y a de l’esprit dans les voitures ; mais le génie est à pied.

Quand l’homme à talent, maltraité de la fortune, sort d’un sallon peuplé de gens à équipages, & qu’il traverse la cour quarrée, où la bouche des chevaux oisifs, rongeant leur frein, distille l’écume ; tandis que leur pied bat le pavé blanchi, il file honteusement à travers les roues encore immobiles, cherche de l’œil son fiacre grommelant, qui est dans la rue ; il se précipite dans la vieille caisse avec une sorte de confusion, & sans oser regarder derriere lui. Si les flambeaux des chars dorés qui sortent éclairent son malencontreux équipage, il n’ose saluer les dames qui passent, & avec lesquelles il conversoit il y a six minutes. Le cocher à moustaches humilie le carrosse à trente sols par heure, & tout ce qu’il renferme, portât-il Homere ou Platon.

Or, une voiture est le but où veut atteindre chaque homme dans le chemin scabreux de la fortune. Au premier pas heureux, il établit un cabriolet qu’il conduit lui-mémo ; au second, vient le carrosse coupé ; au troisieme, carrosse pour monsieur ; puis enfin, carrosse pour madame.

Quand la fortune s’est arrondie, le fils a son cabriolet ; l’homme d’affaires de la maison a son cabriolet ; le maître-d’hôtel va à la halle en cabriolet ; bientôt le cuisinier aura le sien, & tous ces cabriolets, voitures infernales, livrées le matin à la valetaille impudente, roulent diaboliquement dans des rues sans trotoirs.

La premiere chose que fait un médecin, c’est de se donner un carrosse. Son extérieur est modeste ; la remise est sous la porte cochere, et la bouche entiérement. Les chevaux sont presque dans l’anti-chambre du docteur ; le cocher a soixante & dix ans : n’importe, c’est un équipage pour tout le quartier où il demeure. Il sort de sa porte bâtarde avec sa perruque poudrée, son habit noir, & son cocher septuagénaire. On ne pourra monter l’escalier que lorsqu’il sera sorti : qu’importe encore, c’est un médecin à équipage, on le consulte. Imaginez Boerhave allant à pied ; on n’iroit point le chercher ; & s’il faisoit des visites, on ne le payeroit pas.

Tel garçon, au lieu de se donner une maison de campagne, une bibliothèque, une jolie maîtresse, se donne une voiture. Il y emploie la moitié de son revenu. Tout-à-coup cette voiture lui tient lieu de cuisinier & de maison de campagne ; il soupe tous les soirs en ville ; il reconduit les dames, il les mene à leurs loges, le lendemain aux courses ; il leur envoie sa voiture deux fois par semaine, tandis que les incivils maris, toujours bêtement affairés, font trotter ailleurs les chevaux[1]. C’est donc un homme précieux qu’un garçon qui a voiture ; il est le lien de toutes les parties de campagne ; on prend tour-à-tour, mais séparément & pour cause, ses chevaux & sa personne. Aussi les femmes, depuis l’inattention des maris, ont-elles adopté le systême de ne plus regarder tout garçon qui n’a pas une voiture ; & tout considéré, elles ont raison.

Et comment une femme pourroit-elle exister sans chevaux ? Ne faut-il pas dans l’espace de douze heures avoir vu l’opéra, la revue, la foire ; avoir assisté au bal, au pharaon ? Puis il lui est aussi impossible de manquer l’audience du ministre, que la danse du petit-diable. Les femmes, menant la vie la plus dissipée, se montrant par-tout, ont mis dans leur genre de vie la mobilité de leurs traits.

Ainsi la premiere chose que doit faire un provincial, n’eût-il que dix mille livres de rentes, c’est de prendre une voiture ; il en sera quitte d’abord pour cent écus par mois, & l’on saura alors à quoi l’employer. Il paiera la voiture & ne s’en servira guere : tant mieux pour lui. S’il a ce trait de politique, il avancera. Tout calculé, une voiture qu’il prêtera obligeamment, deviendra pour lui un objet d’économie ; s’il s’obstine à ne point faire cette dépense, il est ruiné.

Certains garçons ne louent une voiture que pendant l’hiver ; ils vont à pied l’été, disant qu’il fait beau ; mais c’est qu’ils n’ont réellement que dix-huit cents livres à placer ainsi. Forcés d’opter entre les deux saisons, ils montent tout-à-coup en équipage le 1er décembre & en descendent le 30 mai, lorsque le beau monde s’écoule vers la campagne. Mais c’est un grand probleme à résoudre de savoir, lorsque l’on n’a que dix-huit cents livres à dépenser ainsi, laquelle des deux saisons l’on doit préférer. Il y a le pour & le contre là-dessus, & la chose reste encore indécise. Ainsi tel garçon joue à lui seul le personnage de Castor & de Pollux. Tantôt il est dans l’Olympe, & tantôt dans la boue. Tantôt il éclabousse, & tantôt il est éclaboussé.

Or le mérite, le talent, le génie, la vertu & toutes les vertus ensemble que vous pourrez imaginer, ne sont rien logées chez l’homme qui va à pied. Supposez le contraire en tout point ; mais roulant dans une voiture élégante, & voici que toutes les portes s’ouvrent, que tous tes regards deviennent carressans, & que le rang s’établit. Pauvres humains, ainsi vous êtes faits !

  1. Un grand sujet de débat à Paris entre mari & femme du plus haut parage, c’est l’emploi journalier des chevaux. Je m’étonne qu’on n’en ait pas encore fait une comédie.