CHAPITRE DCXXXIII.

Du siecle littéraire de Louis XIV.


On le vante perpétuellement dans les journaux, afin de mieux rabaisser les écrivains actuels. Il est tems de les venger. Le siecle de Louis XIV n’a produit que des poëtes sous le nom même d’orateurs. Rien sur la morale politique.

La morale, dont le nom effarouche le plus grand nombre d’esprits, est peut-être la science la plus susceptible des ornemens de l’éloquence. La morale se prête à toutes les formes agréables ; & comme elle embrasse les plus petites regles du devoir, elle imprime une certaine importance à tous les détails qui, dans les autres sciences, sont froids & inanimés.

L’attraction newtonienne est admirable sans doute ; mais celle qui nous rapproche les uns des autres, qui nous rend plus sociables, qui perfectionne en nous le sentiment de la bienfaisance, est bien préférable à peindre & à démontrer. Elle existe cette attraction intime ; elle est le lien des hommes & le chef-d’œuvre de la législation.

Notre éloquence, fondée sur ces principes, est donc bien supérieure à celle du siecle dernier. Des poëtes rampans, des orateurs mercénaires, ont fait fumer un encens dédaigné des idoles mêmes auxquelles il étoit offert. Jamais la prostitution du bel-esprit n’a été poussée si loin qu’aux pieds de Louis XIV.

Les hommes sont de grands enfans. Quelques statues, quelques tableaux, quelques morceaux de poésie font donner à un siecle, qui d’ailleurs a été malheureux, le nom pompeux de siecle des beaux-arts, de siecle de gloire.

La révocation de l’édit de Nantes en 1685 a passé sans réclamation quelconque de la part des gens de lettres. Nous disons donc hardiment que ce siecle, malgré sa renommée, n’étoit pas véritablement éclairé. Il n’en seroit pas de même aujourd’hui. La littérature surveille le gouvernement, & lui sauveroit un pareil écart.

Qu’importe que l’on ait eu alors des épîtres poétiques de Boileau, grossier flatteur ; & des tragédies de Racine, simple & fin courtisan, qui s’occupoit de la grace versatile ? Ce sont là des niaiseries en comparaison des matieres politiques sur lesquelles on peut répandre d’ailleurs tout l’intérêt & l’agrément que peuvent avoir ces deux écrivains.

Un grand bien que la philosophie moderne a fait aux hommes, c’est de les convaincre, après tant de siecles d’erreurs & de persécutions, que la religion se persuade & ne se commande pas ; que le premier doute sur la vérité d’une religion naît de la violence qu’on emploie pour la faire embrasser. L’expérience prouve que cette sage tolérance est avantageuse à tous les pays qui l’ont adoptée, que la paix y regne & que les esprits y sont plus disposés aux vertus qui caractérisent le vrai chrétien.

Toute la littérature du siecle dernier a été infestée non-seulement de l’adulation la plus contagieuse, mais encore des idées les plus fausses & les plus ridicules ; & nous n’appercevons, dans ces prétendus modeles d’éloquence, qu’un assemblage de mots oiseux, qu’un jargon insoutenable, pour peu qu’on soit accoutumé aux ouvrages modernes & substantiels, où la raison élevée parle, touche & convainc.

C’est encore là une de ces vérités combattues ; mais tout en la combattant, elle rendra certains bons esprits attentifs. Ils examineront les reproches justement faits à cette éloquence du dernier siecle ; & avec le tems cette même vérité que l’on couvroit d’outrages, sortira de dessous le nuage & sera généralement admise.

Il ne faut donc point s’étonner des contradictions ; elles sont nécessaires ; elles servent plus qu’elles ne nuisent ; elles portent la lumiere dans les yeux qui refusoient de voir ; & ce n’est toujours qu’après la plus belle défense que la prévention & la sottise abandonnent les préjugés littéraires.

Celui qui le premier a eu le courage de les combattre, essuie le torrent d’injures que le pédantisme tient en réserve. Mais il faut sourire des attaques du pédantisme.

L’humanité, ce mot que le journalisme voudroit encore proscrire ; ce mot, commenté dans les écrits de plusieurs sages modernes, est celui qui réveille le plus d’idées grandes & attendrissantes : il a mérité conséquemment de devenir le plus beau qui soit dans la langue. Ce mot a démontré l’égalité des hommes & leurs devoirs respectifs. Ce mot a fait appercevoir le laboureur dans son sillon, a rendu ses travaux respectables, a enfanté des lumieres nouvelles sur la culture, la population, l’industrie, le commerce, toutes relatives à la félicité publique. Plus ce mot fera développé, plus grande fera la gloire de l’homme ; & c’est aux écrivains, qui hâtent les progrès de la raison universelle, auxquels on fera redevable du bien qui se fera au nom de ce mot, qu’ils doivent s’appliquer constamment à faire révérer du fond de leur cabinet.

Notre siecle, malgré ses avantages, doit cependant être considéré, moins comme le siecle des vérités, que comme le siecle de transition aux plus importantes vérités. On a été tellement obligé d’abattre, qu’on n’a pas eu le tems de fixer, d’une maniere invariable, des principes solidement établis. Aussi, (faut-il l’avouer ?) regne-t-il encore dans nos opinions quelque chose d’arbitraire & de flottant, qui s’oppose à la perfection de la morale & de la politique.

Présentement que les principales erreurs sont expulsées, il seroit utile de rectifier ce qu’un zele trop prompt à pu avancer de hasardeux. Il faut soumettre à l’examen jusqu’aux instrumens employés à renverser l’édifice du mensonge. Entourés de ruines, devenons architectes.

Séneque a dit quelque part, il faudroit être fou pour être fâché de n’être pas venu au monde mille ans plus tôt : on le seroit de même, ajoûte-t-il, si l’on souhaitoit d’y venir mille ans plus tard. J’avoue que je suis fou de cette maniere. Je voudrois que l’instant de ma naissance eut été marqué dans cinq à six cents ans, parce qu’il y a à présumer que les arts consolateurs iront en se perfectionnant, que l’imprimerie, qui ne fait que de naître & qui a déjà produit un très-grand bien, achevera d’éclairer l’univers, & d’enseigner aux hommes leurs véritables intérêts.

C’est en vain que l’on voudroit éteindre aujourd’hui le flambeau de la philosophie. Le fanal est allumé & domine l’Europe. Le vent du despotisme, en courbant la flamme, ne peut que l’attiser & lui donner un éclat plus vif & plus brillant. Si l’on étouffe une voix, vingt autres toutes prêtes réclameront plus hautement les droits de l’homme. Les dominateurs des nations n’ont plus d’autre parti à prendre, que celui d’être justes & modérés. S’ils ne le sont pas, ils verront de leur vivant leurs iniquités gravées sur des tables d’airain. Que fait leur tonnerre ? Il écrase, il tue. La foudre de l’écrivain vertueux laisse la vie, & la dévoue à la honte & à l’indignation publique. D’un bout de l’univers à l’autre la vérité s’écriera : tel homme est un oppresseur & l’ennemi des hommes ! Alors les syllabes qui composent son nom, seront une injure. Dès qu’il sera prononcé, en toute langue, ce nom rendra un son odieux.

L’homme a connu ses droits. Le regne du mensonge est passé. L’homme sait honorer aujourd’hui le laboureur, le commerçant, le naturaliste, le chantre de la vertu ; tout ce qui forme enfin & ce qui embellit la société. Il déteste l’oisif adulateur, habitant des cours ; il méprise la trop grande foule de ces hommes inutiles qui disent servir les autels ; il marque du doigt les narcisses, les tyrans de la pensée, & ceux qui prennent le masque de la religion pour la déshonorer ; & ce qui augmente la force légitime de cette philosophie, qui étincele d’un bout de l’Europe à l’autre, c’est que les connoissances des écrivains sont détaillées aujourd’hui à l’usage de tous les individus de la société.

Mais les Parisiens, gâtés par tant d’écrivains efféminés livrés à leurs misérables journaux & aux prononcés académiques, sont encore presque tous esclaves des mots. On ne demande aujourd’hui que des termes doux, coulans, de la grace & de la mollesse dans la langue, comme s’il s’agissoit de mettre en chant toutes les phrases de la langue. Telle est l’ame d’un écrivain, tel est son idiôme.

On devroit rappeller plutôt les mots hors d’usage ; on devroit même en inventer. Les idées dans chaque genre étant prodigieusement accumulées, il faudroit étendre la langue & la renforcer. N’est-il pas déplorable que notre pensée soit toujours au-dessus de notre expression, & que l’instrument qui devroit obéir se trouve rebelle ? Qu’il soit moins poli, qu’il ait plus de mouvement, & il aura plus de justesse. Tant que notre esprit est bon, notre discours est excellent.

Quand vous verrez un auteur obéissant à ce goût conventionnel dont le langage sera affecté & fardé, pensez la même chose de son ame : la parole est le visage du caractere intérieur : n’attendez rien de mâle, ni rien de ferme de cet écrivain maniéré.

J’apperçois la franchise & la probité de Corneille dans son style plein & négligé. Je crois appercevoir dans celui de Racine un homme souple & adroit. Fénelon trempe sa plume dans son cœur, lorsqu’il écrit. Je vois le front ingénu de la Fontaine empreint à chaque vers de ses fables. La précision de la Bruyere m’annonce un caractere ferme & sévere. Le style de Rousseau me révele un homme ardent & passionné. Enfin, je goûte la réponse de Zénon, à qui un orateur demandoit un moyen sûr de dompter tous ses rivaux : Mon fils, vivez bien, lui dit-il ; à la longue les ouvrages honnêtes font pâlir tous ceux qui ne le sont pas.