CHAPITRE DCXXXII.

D’Argenson.


Il monta en 1697 la machine de la police, non telle qu’elle existe aujourd’hui ; mais il en a imaginé le premier les ressorts & les rouages principaux. On dit que cette machine roule aujourd’hui d’elle-même. Pas tout-à-fait. Son jeu admet des modifications variées ; mais elles ne sont pas toutes également difficiles, parce que la machine est toute dressée & subordonnée dans toutes ses parties bien jointes à la main du chef : ce qui étoit nécessaire ; les agens de la police devant être fournis à une discipline exacte, qui doit se rapprocher beaucoup de la discipline militaire.

D’Argenson fut sévere, peut-être parce qu’il sentit, en donnant la premiere impulsion, une résistance que ses successeurs ont moins éprouvée. On a cru long-tems qu’un lieutenant de police devoit être dur : il ne doit être que ferme. Plusieurs ont trop appesanti la main, parce qu’ils ne connoissoient pas le peuple de Paris ; peuple chaud, mais sans férocité, dont tous les mouvemens se devinent, & par conséquent facile à mener. Qui seroit sans pitié dans cette place, seroit un monstre.

Le peuple qui a toujours des idées confuses de licence, & qui craint le lieutenant de police, comme les écoliers craignent le correcteur du college, n’a pas toujours eu pour cette place le respect qu’elle mérite. Des étourdis de qualité ont cru pouvoir regarder le chef de la police comme une espece de commissaire donc on pouvoit bafouer la robe ; & cette magistrarure a paru plaisante à la folie inconsidérée de quelques jeunes colonels. Mais on a senti de nos jours que l’administration d’un lieutenant de police devoit avoir sa force, son poids, sa dignité.

Le peuple qui aime à voir le correcteur subordonné à son tour, répete les mots que lui adresse, à ce qu’il prétend, le premier président du parlement : clarté, propreté, sûreté. Il prend ces mots pour des mots impératifs. Il ne sait pas que ce n’est qu’une vaine formule, & que le parlement ne commande que pour la forme le lieutenant de police, comptable de tout à une autre autorité.

Il est assez plaisant d’imaginer que l’on espionne, en tems & lieu, celui qui fait espionner à son gré les autres citoyens. Ainsi les chaînons qui lient les hommes dans l’ordre politique, sont réellement incompréhensibles. Celui qui n’admire pas comment la société existe & se soutient, par la réaction simultanée de ses membres, & qui ne voit pas la queue du serpent rentrant dans sa gueule, emblême antique de tout gouvernement, n’est pas né pour réfléchir.

On ne sera peut-être pas fâché de retrouver ici le morceau de Fontenelle, sur la police de Paris & sur M. d’Argenson, premier du nom. On pourra faire une comparaison secrete de ce qui ressemble encore aujourd’hui avec ce qui ne ressemble plus. Je me dispenserai du commentaire.

« Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l’établissent, ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvemens célestes, sans en avoir aucune connoissance ; & même plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible ; & par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré, plus parfait. Mais qui voudroit le connoître & l’approfondir, en seroit effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville, telle que Paris, une consommation immense, dont une infinité d’accidens peuvent toujours tarir quelques sources ; réprimer la tyrannie des marchands à l’égard du public, & en même tems animer leur commerce ; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler ; reconnoître dans une foule infinie tous ceux qui peuvent aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société, ou ne les tolérer qu’autant qu’ils peuvent lui être utiles par des emplois dont d’autres qu’eux ne se chargeroient pas, ou ne s’acquitteroient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu’ils sont toujours prêts à franchir, les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, & ne les pas même par des châtimens trop éclatans ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, & ne punir que rarement & utilement ; pénétrer par des conduits souterreins dans l’intérieur des familles, & leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés, tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage ; être présent par-tout sans être vu ; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense, & être l’ame toujours agissante, & presqu’inconnue de ce grand corps : voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de la police. Il ne semble pas qu’un homme seul y puisse suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu’il faut suivre, ni par l’application qu’il faut apporter, ni par la variété des conduites qu’il faut tenir, & des caracteres qu’il faut prendre ; mais la voix publique répondra si M. d’Argenson a suffi à tout.

» Sous lui la propreté, la tranquillité, l’abondance, la sûreté de la ville furent portées au plus haut degré. Aussi le feu roi se reposoit-il entiérement de Paris sur ses soins. Il eût rendu compte d’un inconnu qui s’y seroit glissé dans les ténebres ; cet inconnu, quelqu’ingénieux qu’il fût à se cacher, étoit toujours sous ses yeux ; & si enfin quelqu’un lui échappoit, du moins ce qui fait presque un effet égal, personne n’eût osé se croire bien caché. Il avoit mérité que dans certaines occasions importantes, l’autorité souveraine & indépendante des formalités appuyât ses démarches ; car la justice seroit quelquefois hors d’état d’agir, si elle n’osoit jamais se débarrasser de tant de sages liens dont elle s’est chargée elle-même.

» Environné & accablé dans ses audiences d’une foule de gens du menu peuple pour la plus grande partie, peu instruits eux-mêmes de ce qui les amenoit, vivement agités d’intérêts très-légers & souvent très-mal entendus, accoutumés à mettre à la place du discours un bruit insensé, il n’avoit ni l’inattention ni le dédain qu’auroient pu s’attirer les personnes ou les matieres. Il se donnoit tout entier aux détails les plus vils, ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public ; il se conformoit aux façons de penser les plus grossieres ; il parloit à chacun sa langue, quelqu’étrangere qu’elle lui fût ; il accommodoit la raison à l’usage de ceux qui la connoissoient le moins ; il concilioit avec bonté des esprits farouches, & n’employoit la décision d’autorité qu’au défaut de la conciliation. Quelquefois des contestations peu susceptibles ou peu dignes d’un jugement sérieux, il les terminoit par un trait de vivacité plus convenable & aussi efficace. Il égayoit même, autant que la magistrature le permettoit, des fonctions souverainement ennuyeuses & désagréables, & il leur prêtoit de son propre fonds de quoi le soutenir dans un si rude travail.

» La cherté étant excessive dans les années 1709 & 1710, le peuple injuste, parce qu’il souffroit, s’en prenoit en partie à M. d’Argenson, qui cependant tâchoit par toutes sortes de voies de remédier à cette calamité. Il y eut quelques émotions qu’il n’eût été ni prudent, ni humain de punir trop sévérement. Le magistrat les calma ; & par la sage hardiesse qu’il eut de les braver, & par la confiance que la populace, quoi que furieuse, avoit toujours en lui. Un jour, assiégé dans une maison où une troupe nombreuse vouloit mettre le feu, il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla, & appaisa tout. Il savoit quel est le pouvoir d’un magistrat sans armes ; mais on a beau le savoir, il faut un grand courage pour s’y fier. Cette action fut récompensée ou suivie de la dignité de conseiller d’état.

» Il n’a pas seulement exercé son courage dans des occasions où il s’agissoit de sa vie autant que du bien public, mais encore dans celles où il n’y avoit pour lui aucun péril que volontaire. Il n’a jamais manqué de se trouver aux incendies, & d’y arriver des premiers. Dans ces momens si pressans & dans cette affreuse confusion, il donnoit les ordres pour le secours, & en même tems il donnoit l’exemple, quand le péril étoit assez grand pour le demander. À l’embrasement des chantiers de la porte Saint-Bernard, il falloit, pour prévenir un embrasement général, traverser un espace de chemin occupé par les flammes. Les gens du port, & les détachemens du régiment des Gardes hésitoient à tenter ce passage. M. d’Argenson le franchit le premier, se fit suivre des plus braves, & l’incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés, & fut plus de vingt heures sur pied, dans une action continuelle[1].

» Quelqu’étendue que fût l’administration de la police, le feu roi ne permit pas que M. d’Argenson s’y renfermât entiérement ; il l’appelloit souvent à d’autres fonctions plus élevées & plus glorieuses, ne fût-ce que par la relation immédiate qu’elles donnoient avec le maître, relation toujours si précieuse & si recherchée. Tantôt il s’agissoit d’accommodement entre personnes importantes, dont il n’eût pas été à propos que les contestations éclatassent dans les tribunaux ordinaires, & dont les noms exigeoient un certain respect auquel le public eût manqué. Tantôt c’étoient des affaires d’état qui demandoient des expédiens prompts, un mystere adroit, & une conduite déliée. Enfin, M. d’Argenson vint à exercer réglément auprès du roi un ministere secret & sans titre, mais qui n’en étoit que plus flatteur, & n’en avoit même que plus d’autorité. »

Fontenelle n’a point parlé de la sévérité de M. d’Argenson, de son penchant à punir ; ce qui est plutôt un indice de foiblesse que de force. Hélas, les loix humaines, imparfaites & grossieres, ne peuvent descendre dans l’abîme du cœur humain & y surprendre la cause des délits qu’elles ont à punir. Elles ne jugent que des surfaces ; elles absoudroient peut-être celui qu’elles condamnent ; elles frapperoient celui qu’elles laissent échapper. Mais elles ne peuvent faire autrement, je l’avoue. Cependant elles ne devroient pas négliger tout ce qui sert à révéler l’intérieur de l’homme. Elles doivent estimer la force des passions naturelles & indestructibles, non dans leurs effets, mais dans leurs principes ; avoir égard à l’âge, au sexe, au tems, au jour ; ce sont des regles fines, qui n’ont pu se trouver dans la tête du législateur, mais qui doivent se rencontrer dans celle d’un lieutenant de police.

Il y a aussi des erreurs épidémiques où la multitude de ceux qui s’égarent semble diminuer la faute ; où il faut une sorte de circonspection, pour que le châtiment ne se trouve pas en opposition avec l’intérêt public, parce qu’alors le châtiment paroîtroit ridicule ou barbare, & que l’indignation pourroit rejaillir sur la loi & sur le magistrat.

Je voudrois bien avoir quelques notions sur le caractere de plusieurs lieutenans de police, savoir ce qu’étoient M. Gabriel Tachereau de Baudry, M. Nicolas Jean-Baptiste Ravol d’Ombreval, M. René Hérault, & quel degré précis d’autorité avoit le premier de cette dynastie, qui s’appelloit M. Gabriel Nicolas de la Reynie. Les autres plus liés aux événemens publics me sont connus.

M. Le Noir est aujourd’hui le quatorzieme lieutenant général de police de Paris. Il a changé plusieurs fois en un ministere de compassion & d’indulgence un ministere de justice & de rigueur, & l’ordre public n’en a pas souffert.

  1. Fontenelle ajoûte : Il étoit fait pour être Romain, & pour passer du sénat à la tête d’une armée. C’est une phrase collégiale, & qui déparoit, je crois, ce beau morceau. Je l’ai retranchée.