CHAPITRE DCXXX.

Distribution des aumônes.


Il est plus aisé de donner l’aumône que de la répandre avec une juste répartition. Les besoins de convenance ne devroient point passer avant les besoins de premiere nécessité. C’est ce qui arrive néanmoins. Les aumônes montent annuellement à des sommes considérables. Mais on tue pour ainsi dire la charité publique par des préférences inconsidérées & criminelles ; on enleve aux véritables pauvres les aumônes qui leur sont spécialement consacrées. Tantôt c’est une fille de qualité qu’il faut soutenir, & l’on éloigne la pauvre couturiere. Tantôt c’est une maison jadis opulente tombée par son luxe, & qu’il faut relever. Les pauvres de la paroisse, ignorés dans leurs greniers & n’en sortant pas, reçoivent peu, tandis qu’une famille qui se dit importante, va chez le curé, demande & exige de l’argent avec une fierté imposante. S’il veut user d’une fermeté judicieuse, on prend un ton presqu’arrogant ; on osera lui dire, que les pauvres roturiers sont une canaille inutile à la société, dont l’existence ou le non-être doivent être fort indifférens à l’état ; que les nobles pauvres ont droit d’épuiser avant tout les ressources des largesses particulieres & publiques.

Les ames pieuses tombent fréquemment dans les pieges que lui tend l’orgueil importun de ces mendians titrés, & l’on donne pour le soutien du luxe, de la mollesse & de l’oisiveté, ce qui étoit réservé pour soulager les besoins de l’artisan laborieux, dont la famille, faute de secours, périroit de langueur & de désespoir.

Ainsi des noms & des prééminences chimériques égarent la main des dispensateurs des aumônes, & on les violente au détriment de l’indigence qui a faim.

Or, un noble pauvre ne demande pas de quoi avoir du pain, mais de quoi avoir des valets. Selon lui, le besoin n’a pas un droit égal aux dons des cœurs sensibles.

La noblesse, après avoir mendié au pied du trône tout ce qu’il lui est possible d’obtenir, se rabat après ses dissipations au pied de l’autel, & absorbe les produits que la religion & l’humanité avoient mis en réserve pour le soulagement des infortunés.

Voilà pourquoi, après tant de largesses, les hôpitaux sont encore le temple éternel du désespoir. Des canaux particuliers détournent le fleuve de la bienfaisance. Il s’égare, il va trouver ceux qui ont été riches, qui ont renversé leur fortune, & que le préjugé joint à l’habitude empêche de recourir à un travail utile.

Graces à leurs demandes audacieuses & à la foiblesse des distributeurs, ils trouvent plus de secours que ceux qui luttent pour sortir de l’indigence. Ils sont accoutumés à l’aisance, s’écrie-t-on ; & ce raisonnement vicieux fait retrancher au pain que réclame le malheureux de la classe obscure.

La bourse, dans la main de la femme de qualité, se remplit ; elle leve un impôt sur quiconque l’aborde ; il faut que cette bourse égale en grosseur celle que sa voisine a su créer. Il y entre une sorte de rivalité, pour ne pas dire d’ostentation. Mais cet orgueil seroit moins blâmable, si la main qui amasse ne savoit pas pour qui elle amasse, à qui elle offrira ce pompeux tribut. Ce n’est plus obéir à la compassion ; c’est faire entrer dans le sentiment de la charité une espérance confuse de vaine gloire, & tirer vanité d’un bienfait dont le premier mérite est d’être caché à l’œil du monde.

Mais que l’homme charitable se nomme publiquement, j’y consens ; & il le peut, pourvu qu’il ait appris à n’admettre d’autre distinction que celle de la plus grande infortune. S’il craint de se tromper, qu’il écoute la voix publique ; elle lui apprendra sur quel terrein desséché doit tomber la rosée que le Créateur, jugeant en silence les actions des hommes, a confié entre ses mains.

À Dieu ne plaise que j’accuse ici les distributeurs des aumônes de détourner une obole des sommes sacrées qui leur sont remises ! C’est un forfait dont la supposition ne doit pas entrer dans notre esprit. Mais on violente de tous côtés les pasteurs & les aumôniers de la capitale. Ils cedent malgré eux aux sollicitations pressantes. Tel nom leur en impose, & tous les noms doivent être égaux devant l’œil de la charité. N’est-ce pas ici qu’il faudroit appliquer ce beau vers de Voltaire ?

Il suffit qu’il soit homme & qu’il soit malheureux.

On dit qu’il y a en fondations charitables de quoi nourrir le tiers de la France. Comment se peut-il après cela qu’il y ait tant de misérables ? Le vice vient donc de la distribution. Ce qu’il y a de plus difficile, n’est pas de faire le bien, mais de le bien faire.

Le peuple aveugle & qui souffre accuse les administrateurs des maisons de charité. Quand il les voit au bout de quelques années étaler un équipage brillant, ouvrir une maison magnifique, dresser une table somptueuse, il pense que cette opulence est prise sur la part du pauvre. Mais ce crime me paroît si monstrueux que, malgré les apparences, je persiste à le croire impossible ou du moins chimérique.

Des ames charitables, au lieu de déclamer inutilement, ont pris à tâche d’essayer la pratique & de vaincre les préjugés & les obstacles qui s’opposoient aux projets d’une bienfaisance active. Leurs yeux ont vu, leurs mains ont palpé ; les détails n’ont point rebuté leur vigilance journaliere ; le succès a confirmé leur théorie éclairée ; & l’on est parvenu, ainsi qu’il résulte des registres du nouvel hospice de charité, à concilier le double but d’humanité & d’économie. C’est un grand exemple récemment offert à ceux qui sont chargés de l’administration ou de la direction des hôpitaux. Cet hospice de charité pourra dorénavant servir de modele à tous les établissemens de ce genre, & l’on conçoit qu’il appartient encore au tems de le perfectionner, c’est à-dire, de l’étendre. Voilà le vrai point de difficulté qu’il s’agit de vaincre.