CHAPITRE DLXXVI.

Saisies.


Rien de plus fréquent & rien qui déshonore plus notre législation. On voit souvent un commissaire avec des huissiers, courant après un vendeur de hardes, ou après un petit quinquaillier qui promene une boutique portative.

Les communautés se font des niches perpétuelles : ce qui engendre des procès interminables, que les avocats & procureurs choisissent de préférence.

Les communautés n’ont plus, il est vrai, de ces repas prolongés, où syndics, jurés & maîtres s’enivroient de concert ; mais on n’a point renoncé au plaisir des saisies.

On dépouille publiquement une femme qui porte sur son dos & sur sa tête une quarantaine de paires de culottes. On saisit ses nippes au nom de la majestueuse communauté des frippiers ; on enleve le misérable étalage d’un vendeur de boucles, parce qu’il a offensé les droits imprescriptibles de quinquailliers privilégiés ; on arrête un homme en veste qui porte quelque chose enveloppé sous son manteau. Que saisit-on ? Des souliers neufs, que le malheureux avoit cachés dans un torchon. Les souliers sont enlevés par ordonnance, cette vente frauduleuse devenant attentatoire à la cordonnerie parisienne.

Que ne saisit-on pas aux barrieres, aux douanes ! Que de droits sur toutes les balles & ballots du commerce ! On ne fait où commence, où finît le chapitre des prohibitions. Il faudroit avoir passé sa vie à étudier le code ténébreux que les intéressés amplifient & interpretent à leur guise.

Mais le triomphe de la rapine s’exerce aujourd’hui sur la librairie. Une cupidité subalterne a calculé qu’il lui seroit avantageux de s’emparer, sans mot dire, de tous les livres étrangers. Alors tous les ballots qui renferment la pensée humaine, ont été confisqués. C’est à qui se disputera la propriété des typographes qui travaillent hors du royaume.

Je ne parle pas de ces livres scandaleux ou satyriques que tout gouvernement a droit de supprimer. Je parle d’ouvrages honnêtes, utiles, avoués, réclamés par leurs auteurs. Tandis que les élémens qui composent le matériel du livre viennent de la France, ont mis en jeu ses manufactures, ont servi son commerce & vont contribuer encore à la circulation intérieure, un brigandage secret saisira ces marchandises sans aucune formalité légale. On crevera les ballots ; un mouchard adroit y glissera subtilement l’exemplaire d’une brochure prohibée. Ce lâche artifice deviendra le prétexte de la saisie, ou plutôt de ce vol honteux. Le mouchard ira s’applaudir du triomphe, avec les commettans qui s’empresseront à partager les dépouilles du typographe étranger.

Les hommes en place ignorent sans doute que ces infamies s’operent sous leurs noms ; que leurs créatures ont fondé un revenu annuel sur ces exactions. Mais ces mêmes livres que la ligue secrete des brigands a fait mettre de côté, sont bientôt retirés par eux, vendus, distribués. C’étoit d’abord, à les entendre, un poison infernal qui alloit s’exhaler de ces ballots & pestiférer la ville entiere. Quand le prétendu poison a passé par leurs mains, il a perdu toute sa malignité ; on peut en amuser le peuple, c’est-à-dire, faire entrer dans leurs poches tout le bénéfice des saisies.

Le goût de la lecture est donc assujetti à un impôt tacite, qui, n’étant ni déclaré ni fixe, redouble l’appétit de ceux à qui le produit en est confié. Ils commencent par tout prendre, les écrits raisonnables & ceux qui sont marqués au coin d’une licence effrénée, sottise & génie, éloquence & galimatias : rien n’est exempt de leurs mains avides.

Ces glorieuses conquêtes faites sur la librairie étrangere composent des masses énormes. Et que fera-t-on de tout ce papier noirci ? Le typographe absent est ruiné ; mais le livre n’est pas détruit.

Il est des saisies qui deviennent légitimes, quand elles tombent sur des libelles ou sur des écrits contre la morale. Mais faudroit-il envelopper dans la même proscription la sagesse & le cynisme, l’écrit instructif & la satyre impudente ?

Les livres qui ont cet odieux caractere, on fait bien de les mettre au pilon, c’est-à-dire, de les broyer sous une machine faite exprès, & qui métamorphose ces pages scandaleuses en cartons utiles. Ils forment les tabatieres que chacun porte en poche. L’ouvrage impie & obscene, mis en pâte & vernissé, est dans la main du prélat ; il joue & badine avec l’objet de ses anciens anathêmes ; il prend du tabac dans ce qui composoit jadis le Portier des Chartreux. Ainsi tout change & s’épure ; & pourquoi l’ame de l’auteur, dans une autre planete, ne secoueroit-elle pas la fange où elle s’étoit plongée ?