CHAPITRE DLX.

Théatre National.


Comment a-t-on représenté sur ce théatre tant de tragédies où les rois sont toujours des tyrans qu’il faut détrôner, pour le moins ; où il ne s’agit que de poignarder & d’empoisonner des souverains qui déplaisent aux fiers amans de la liberté, logés au fauxbourg Saint-Germain ?

Comment nos poëtes ont-ils placé dans la bouche de leurs personnages, les mêmes maximes tant de fois reprochées aux Jésuites, qui du moins ne les ont pas mises en vers ?

Comment a-t-on si fort exalté les gouvernemens républicains au sein d’une monarchie ? Comment Corneille n’a-t-il point passé pour poëte séditieux, en nous faisant détester la royauté, en nous la peignant des plus révoltantes couleurs, en nous montrant Cinna, Émilie, en ennoblissant tout rôle de conspirateur, en consacrant la coupe & le poignard ?

Comment une foule de tirades modernes, qui respirent le meurtre des rois, ont-elles circulé chez un peuple soumis, qui adore ses monarques ? Notre tragédie n’est-elle pas pleinement & constamment en contradiction avec les principes monarchiques ?

Que d’injures dites aux rois dans ces pieces doublement approuvées ! Mais la censure voyant qu’il est question d’un prince Asiatique, & que le stilet & la coupe empoisonnée sont apprêtés dans un palais situé à six cents lieues du fauxbourg Saint-Honoré, ne refuse pas d’écrire : permis de représenter & d’imprimer.

Des écoliers font des vers abominables, dits tragiques. L’un fait dire à un conspirateur qui tient le couteau levé :

Tu vois
La ressource du peuple & la leçon des rois.

Un autre :

Et j’ai besoin d’un bras
Qui du meurtre d’un roi ne s’épouvante pas.

Ces hémistiches monstrueux paroissent forts à l’oreille de ces faiseurs de tragédies, qui s’attablent dans le coin d’un café, pour y réciter le plan de leurs pieces insensées, où le parricide se commettra au nom de la liberté. Le commissaire qui arrêta le poëte Pechantré, lequel avoit tracé sur du papier, ici le roi sera tué, ne concevoit pas en homme de sens, qu’une tête parisienne pût appliquer, dans une auberge, ces mots au cinquieme acte d’une tragédie. Il faisoit son devoir en homme étranger à ces folies théatrales, qui peuvent avoir des conséquences, & qui, quoiqu’extravagantes, ont un caractere atroce.

Comment a-t-on avili ensuite sur ce même théatre l’ordre de la bourgeoisie ? Pourquoi le marquis, le comte y sont-ils toujours légers, sémillans, & le bourgeois toujours plat & bête ? Dans telle piece l’officier donne des croquignoles au marchand ; & le parterre, composé de boutiquiers, n’en rit pas moins de toutes ses forces.

Comment a-t-on récité & récite-t-on encore sur la scene ces deux vers de Voltaire, dans un pays où le clergé est si puissant ?

Les prêtres ne sont point ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science.

Comment a-t-on représenté Cartouche sur le théatre de la nation avec une affluence extraordinaire ?

Comment a-t-on joué & rejoué le Roi de Cocagne, si singuliérement couru & applaudi ?

Comment prévient-on d’un côté toutes les allusions possibles, & comment de l’autre laisse-t-on les allusions nouvellement enfantées sur des vers anciens ?

Ce qu’il y a encore de remarquable sur ce théatre national, c’est que les comédiens qui ont commencé par se modeler sur quelques hommes de qualité, donnent ensuite le ton à ces mêmes hommes. J’ai vu tour-à-tour Grandval, Belcourt, Molé faire de nombreux imitateurs qui répétoient leur tic devant le miroir de nos cheminées. L’un se grattoit légérement le dessous du nez ; l’autre faisoit le gros dos dans un à-plomb à peu près immobile ; celui-ci sautilloit comme s’il avoit du vif-argent dans les jambes, affectant tour-à-tour la gravité & l’étourderie. Voilà les leçons que les jeunes gens prennent au théatre ; ils viennent ensuite dans les maisons achever le rôle du comédien.

Que l’étranger se mette au fait des manieres de l’acteur en vogue, & il pourra juger celles qui sont dominantes.

L’engouement pour tel acteur cesse quand il a été suffisamment copié. Il vieillit ; lui seul ne s’en apperçoit pas ; il voudroit encore donner le ton : on vole à d’autres modeles, & l’on court les chercher jusques sur les théatres du second ordre. Jeannot n’a-t-il pas eu ses imitateurs ?

Aussi les jeunes gens qui fréquentent les spectacles, ont tous une légere nuance du comédien à la mode. Il n’y a que l’homme de cour qui échappe à la contagion, & qui sache composer son attitude d’une maniere originale, que le grand acteur lui-même n’imite jamais qu’imparfaitement.

Le dernier terme de la fatuité & de l’impertinence se rencontre chez tel comédien ; il est impossible d’ajouter au ridicule des airs & des tons qu’il se donne. Qu’il parle, qu’il écrive, il est toujours impertinent.

Il y a telle lettre imprimée qui feroit croire que tel acteur est devenu fou, & que c’est sa raison, au lieu de sa personne, qui est enterrée. Vous riez de lui. Soyez sûr qu’il est complètement dans l’illusion. Parce qu’il a foulé les planches du théatre, il croit son existence précieuse à l’univers. Il parle de l’intérêt qu’il a inspiré aux têtes couronnées avec une crédulité complaisante. Il a perdu le point de vue de sa place ; il est en l’air ; il ne sait plus ce qu’il dit.

Voilà la maladie des gens de théatre. Tous n’en sont pas atteints ; mais ceux chez qui elle domine, sont devenus des êtres curieux, à raison de l’importance qu’ils ont donnée réellement à leur personne.

Or, dites-nous, moralistes, pourquoi le talent de la déclamation ou du chant, quelques applaudissemens publics, inspirent-ils tant de vanité, lorsque l’auteur, le peintre, le statuaire, le compositeur de musique, le géometre sont modestes par comparaison ? Je voudrois bien deviner ce qui, chez un comédien, met dans un jeu si prodigieux, si constant, les fibres de son amour-propre. Pourquoi ce sentiment fermente-t-il chez lui à un degré inconnu dans toutes les autres professions ? Qui au moral prendra le scalpel pour découvrir la cause de cette irritation, de ce prurit, que je ne me lasse point d’examiner ?

Le parterre de ce spectacle a perdu ses droits antiques ; il n’exerce plus avec vigueur une autorité dont on lui a contesté l’usage, qu’on lui a ravie enfin ; de sorte qu’il est devenu passif.

On l’a fait asseoir, & il est tombé dans la léthargie. La communication des idées & des sentimens ne se fait plus sentir. L’électricité est rompue, depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher & de se mêler.

Autrefois un enthousiasme incroyable l’animoit, & l’effervescence générale donnoit aux productions théatrales un intérêt qu’elles n’ont plus. Aujourd’hui le calme, le silence, l’improbation froide ont succédé au tumulte.

Il a aussi perdu ce tact prompt qui l’éclairoit sur les convenances. Si l’on avoit à se plaindre de sa sévérité, elle devenoit utile. Le parterre ancien, beaucoup mieux composé, peuplé d’amateurs, non-seulement jugeoit la piece, mais encore il devinoit les forces & les ressources de l’auteur. Quand on donna Warvick en 1763, le parterre dit d’une voix unanime : c’est bien, c’est sage ; mais le poëte est sec. On sent qu’il n’ira pas plus loin. La prophétie s’est vérifiée. L’auteur depuis vingt ans se tourmente pour pouvoir donner à Warvick un pendant, & il ne sauroit en venir à bout.

Des bons-mots de toute nature circuloient dans l’ancien parterre. Un homme un peu gros incommodoit légérement son voisin : quand on est aussi épais, dit celui-ci en élevant la voix, on devroit bien rester chez soi. — Monsieur, reprit l’homme gros, il n’appartient pas à tout le monde d’être plat.