CHAPITRE DXLV.

Lieutenant de Police d’Athenes.


Le lieutenant de police d’Athenes voyoit-il tous les mois à ses genoux deux ou trois cents créatures en linge sale & en fontanges, dont la plupart font soulever le cœur, lui faire une révérence que le genou caractérise fortement contre une seule & misérable jupe, & filer ensuite l’une après l’autre pour se rendre au Cynotarge ?

Étoit-il obligé de courir après un misérable pamphlet, dont se plaignoit un prêtre de Cérès ? Avoit-il à la fois le département des brochures clandestines & de tous les mouchoirs volés ? Se servoit-il de la même meute pour suivre à la piste un voleur & un libraire ? Opposoit-il savamment filoux à filoux, délateurs à délateurs, pour mieux inspecter & tirer parti de cette racaille ?

Vouloit-il savoir tout ce qui se disoit dans les bains publics, tantôt pour l’intérêt de l’état, tantôt par simple curiosité ?

Comment recevoit-il Sophocle & Euripide, quand ils alloient à son audience ?

Lorsqu’Alcibiade eut contrefait chez lui les mysteres de Cérès & de Proserpine, & qu’il y eut joué, cria-t-il au sacrilege avec le peuple ? Non, dit l’histoire.

Comment fit-il relever les statues de Mercure, qui se trouverent mutilées en une nuit ?

Que disoit-il à Timon le misanthrope, à Diogene le cynique ? Avoit-il plus de condescendance pour Aristophane que pour Ménandre, qui n’avoit ni son effronterie, ni sa malice, & qui ne s’énonçoit pas avec la même assurance ?

On sait qu’il n’avoit rien à dire à Démosthenes tonnant dans la tribune aux harangues, & qu’un exempt très-poli ne venoit pas l’arrêter lorsqu’il rêvoit à une nouvelle Philippique.

Quelles étoient ses fonctions parmi ce peuple causeur ? L’Athénien, naturellement babillard, ne pouvoit retenir sa langue ; il falloit qu’il parlât : l’empêchoit-on de parler ?

Comment conduisoit-il ses fêtes des bacchanales & les farces que les paysans d’Iscaria représentoient à la lumiere ?

Quand Anacréon ou Damophile avoient fait un couplet plaisant, le magistrat envoyoit-il chez tous les copistes pour arrêter ou changer la version ?

Lorsqu’une affaire publique agitoit trop les esprits Athéniens ; que l’on faisoit entendre que la navigation & le pilotage des Tyriens & des Phéniciens l’emportoient sur la navigation d’Athenes ; lorsque les vaisseaux Tyriens avoient passé presto entre les jambes du général ennemi, faisoit-il alors nouvelle recrue de bouffons, de danseuses & de baladins ?

Accordoit-il des frivolités & des mascarades au peuple, pour mieux lui enlever la causerie sur les affaires de l’état ?

Redoutoit-il cette causerie au point de faire enfermer ou d’exiler ceux qui, au lieu de parler de la Vénus de Praxitele, de la Minerve de Phydias ou du drame d’Eschyle, examinoient la conduite de Thémistocle, de Miltiade & de Périclès ? Pardonnoit-il au babil d’un peuple doué d’un esprit vif, & qui vouloit deviner tout ce qu’on lui cachoit ? Faisoit-il publier quelques faits peu importans pour mieux déguiser au peuple ceux qu’il vouloit couvrir d’un voile impénétrable ?

Comment se comportoit-il avec cette académie de plaisans, dite des Soixante, dont l’institut étoit de raffiner sur les plaisanteries ? Se fâchoit-il sérieusement, quand un sarcasme que la gaieté plutôt que la méchanceté avoit fait naître, venoit à tomber sur les Archontes sourcilleux ?

Et les mimes, & les ménades, & les fêtes d’Adonis, comment gouvernoit-il tout cela ? Et les secrets des grandes dames, en rioit-il tout seul au fond de l’ame ? Comment menoit-il de front cette foule de divers emplois, qui n’avoient entr’eux aucun point de contact ?

Lui falloit-il répondre tour-à-tour à un philosophe, à une jolie femme, à un comédien, à un guerrier, à un espion, à un pontife, à une courtisanne, à un colporteur, à un Spartiate, à un exempt, & changer de ton & de langage selon l’état de ces divers personnages ?

Venoit-on lui dire : on a tué un homme, & l’on a fait un vaudeville malin ; le feu a pris à tel édifice, & le parterre s’est mutiné contre tel histrion ?

Si Eschyle, dans son Prométhée, hasardoit quelques vers, un censeur à ses ordres étoit-il là pour tronquer ses hémistiches ? Avoit-il l’oreille au guet pour saisir toutes les allusions que l’on créoit au théatre, tantôt craignant de supprimer le trait, de peur de lui donner de l’importance, tantôt appercevant avec trop de fugacité ce que le peuple à coup sûr n’auroit pas apperçu ?

De quelle maniere commandoit-il à la frénésie athénienne, qui avoit ses accès & ses boutades, lorsque rien ne délectoit autant les citoyens que la satyre du jour, qu’ils la savoient par cœur & qu’ils la récitoient par-tout comme un chant de victoire ?

Dans le tems de la guerre du Péloponese, commandoit-il que jamais fâcheuse nouvelle ne parvînt à la porte de Dipylon, où étoit la belle promenade ? Et lorsqu’on avoit eu quelques revers, ordonnoit-il une nouvelle Pyrrhique ?

Avoit-il besoin également, pour curer la ville, de la pelle du boueur, de d’œil de l’inspecteur & de la main de l’exempt ? Enfin, étoit-il obligé de porter incessamment la vue sur ce qu’il y a de plus immonde & de plus bas dans l’espece humaine ?

On voudroit bien savoir tout ce qui se passoit dans la capitale de l’Attique, & dans le beau quartier, fameux par sa loquacité & par des épigrammes plus fines, dit-on, que celles qui se débitoient près du Pyrée.

Or il faut qu’un lieutenant de police de nos jours soit un peu Grec. Non-seulement il a affaire aux grecs de profession, qui dans les maisons de jeu accumulent toutes les ruses, & qui vivent aux dépens de la crédulité & de l’inexpérience ; mais il faut encore qu’il ait l’œil ouvert sur ces vilains grecs qui intervertissent un culte déterminé par la nature, & qui, malgré tous les charmes avant-coureurs dont elle a paré les plaisirs légitimes, méconnoissent l’autel & l’hostie.

Il a donc à surveiller des Grecs qui ne sont pas Athéniens. Quand les faits sont problématiques, de quelle pénétration n’a-t-il pas besoin pour démêler la vérité, & ne point faire injure à l’homme innocent ? D’un autre côté, le scélérat sait composer son front & ses discours. Le profond Desrues ne parut pas coupable dans les premiers instans où il fut accusé.

Il fut une occasion où un lieutenant de police de nos jours se comporta en véritable Athénien. Écoutez.

Sur le point de faire un voyage, un particulier avoit chez lui un capital de vingt mille francs qui l’embarrassoit ; il n’avoit qu’un domestique dont il se défioit, & la somme pouvoit le tenter. Il alla prier un de ses amis de vouloir bien la lui garder jusqu’à son retour. Quinze jours après, l’ami nia le dépôt. Point de preuves : les loix civiles ne pouvoient prononcer dans cette affaire.

Il eut recours au lieutenant-général de police, qui rêva un moment & envoya chercher le dépositaire. Il fit passer l’accusateur dans un cabinet.

L’ami arrive & soutient qu’il n’a pas reçu les vingt mille livres. Eh bien, dit le magistrat, je vous crois ; & comme vous êtes innocent, vous ne risquez rien d’écrire à votre femme le billet que je vais vous dicter. Écrivez.

Ma chere amie, tout est découvert ; je suis puni si je ne restitue ce que tu sais. Apporte la somme ; ce n’est qu’en venant vîte à mon secours que je sortirai d’embarras & que j’obtiendrai mon pardon.

Ce billet, ajouta le magistrat, va pleinement vous justifier. Votre femme ne pourra rien apporter, puisque vous n’avez rien reçu, & votre accusateur sera débouté.

Le billet fut envoyé ; la femme effrayée accourut avec les vingt mille livres.

Ainsi le lieutenant de police peut suppléer journellement à l’imperfection & à la lenteur de nos loix civiles ; mais il doit user de ce rare & beau privilege avec une extrême circonspection.

Je ne voudrois pas être lieutenant de police ; mais si je pouvois savoir la moitié de ce qu’il fait, suivre la moitié de ce qu’il voit, assister à plusieurs de ses opérations, comme je serois plus avancé dans la connoissance du cœur de l’homme, & combien mes opuscules y gagneroient !

Quand Bacon eut fait son traité sur le cœur humain, & qu’il l’eut intitulé de Spelunca (de la caverne), il se servit d’une image effrayante. Je suis trop sûr, hélas ! qu’elle ne manque point de justesse aux yeux d’un lieutenant-général de police. Quel abyme profond, obscur & tortueux ne faut-il pas qu’il sonde, & presqu’à chaque instant !