CHAPITRE CCCLIII.

Les trois Rois.


Paris a été visité dernierement par les souverains du nord ; par le roi de Dannemarck, à qui l’on donna des fêtes splendides & coûteuses ; par le roi de Suede, qui n’étoit que prince à son arrivée, qui s’en retourna monarque, & qui trama dans cette ville sa fameuse révolution dont il n’a point abusé ; par l’empereur, qui, pour être plus libre, a logé en hôtel garni, rue de Tournon, & qui a bien vu la capitale, même dans un assez grand détail. L’empereur a revisité Paris en 1781 ; mais il n’a fait qu’y passer.

Je les ai considérés tous trois fort attentivement, & je n’oublierai point leurs physionomies, car ils tiendront leur place dans l’histoire du siecle.

J’aurois bien desiré, avec six cents mille autres, y voir le roi de Prusse. On dit cependant qu’il y est venu dans le plus grand incognito, après la paix de 1763. Une dame qui a demeuré huit années à Berlin, m’a assuré avoir rencontré dans les Thuileries une figure si ressemblante à celle du héros de l’Europe, qu’elle en fut frappée ; & celui qu’elle regardoit avec surprise, en fut si frappé lui-même, qu’il détourna la tête & s’éloigna.

On prétend que Frédéric a visité ce café dit l’Antre de Procope, jadis champ de bataille des querelles littéraires, & où il a été tant de fois question de ses combats, de ses victoires, de ses écrits, de ses négociations, de ses grandes & rares qualités.

L’empereur a visité les artistes, les artisans, les manufactures, & n’a vu aucun homme de lettres en particulier ; sans doute parce qu’ils sont tout entiers dans leurs écrits. Il a assisté à une séance de l’académie françoise, & il a fait cette interrogation au secretaire : pourquoi Diderot & l’abbé Raynal ne sont-ils pas de l’académie ? Ils se sont pas présentés, repartit le secretaire. Réponse très-sage & très-adroite.

J’ai vu Maurice, Fontenelle, Montesquieu, l’abbé Prévôt, Marivaux, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, la Condamine, Buffon, Helvétius, l’abbé Raynal, Condillac, Diderot, d’Alembert, Thomas, Servan, Marmontel, le Tourneur, Mably, Condorcet, Linguet, Rétif de la Bretonne, Turgot, Mirabeau, Necker, Rameau, Vanloo, Gluck, Vernet, Allegrain, Rouelle, Vaucanson, Jaquet Droz, Servandoni, Clairaut, Falconnet, Franklin, Rodney, Hume, Sterne, Goldoni, Haller, Bonnet, &c. Voilà, je crois, une assez belle génération. Hélas ! je n’ai point vu Frédéric : je n’ai point vu Catherine, ce grand monarque, moi qui aime tant à contempler parmi les contemporains les êtres qui ont fait de grandes choses, parce que je cherche à reconnoître dans les traits de leur visage quelque marque de ce talent sublime qui les distingue.

Quand j’appris la mort du célebre capitaine Cook, après avoir donné les plus vifs regrets à sa perte, mon chagrin fut de ne pas avoir envisagé ce hardi navigateur.

Que ne donnerois-je pas au magicien, s’il existoit, qui évoqueront tout-à-coup devant moi les ombres augustes de Charlemagne, de Gustave, de Cromwel, de Michel-Ange, de Guise, de Sixte-Quint, d’Élisabeth, de Bacon, de Calvin[1], de Galilée, de Newton, de Shakespear, de Richelieu, de Turenne, du Czar, du lord Chatam, &c !

Que j’aime à me sentir petit, en m’environnant en idée de tous ces grands hommes, en goûtant le plaisir de les admirer ! Ames fortes & grandes, quelle dignité vous prêtez à l’homme !

  1. Ce réformateur, qui fait & fera époque, étoit un prédicateur infatigable. Il a prononcé deux mille vingt-trois sermons, qui sont autant de pieces différentes. On les voit & on les conserve dans la bibliothèque de Geneve.