CHAPITRE CCCLII.

Belles-Lettres.


Leur trône est à Paris. Ceux qui les cultivent surabondent : mais comme l’étude de la vraie politique est presqu’interdite en France, vu qu’elle n’a aucune issue pour se manifester en liberté, & que les autres connoissances qui appartiennent à l’histoire naturelle ou à la chymie demandent un grand loisir & de la fortune, les esprits se sont mieux accommodés de la culture des belles-lettres. Le pauvre peut se livrer à leurs charmes attrayans ainsi que le riche. Voilà leur avantage. Elles embrassent d’ailleurs tout ce qui est du ressort de l’imagination ; & ce champ est immense, on y voyage à peu de frais. L’ame sensible, l’esprit délicat peuvent également se satisfaire dans la lecture des poëtes, des romanciers, des historiens. C’est ce qui donnera toujours aux belles-lettres une foule d’amateurs que n’auront point les sciences exactes qui, outre une certaine sécheresse, exigent des avances, & n’offrent pas tout-à-coup de pareilles jouissances. Les lettres trompent l’ennui, la solitude, l’infortune ; amusent tous les âges, remplissent tous les instans ; & Cicéron, quoiqu’homme d’état, en a fait un éloge qui a toujours les graces de la nouveauté, parce qu’il a été généralement senti dans tous les siecles.

Qui croiroit, au premier coup-d’œil, que les découvertes, les inventions utiles, les arts méchaniques, les meilleurs systêmes politiques dépendent de la culture des belles-lettres ? Elles ont toujours précédé les sciences profondes ; elles ont décoré leur surface, & c’est par cet artifice ingénieux que la nation les a adoptées, puis chéries. Tout est du ressort de l’imagination & du sentiment ; même les choses qui en semblent le plus éloignées. Il suffit quelquefois de faire poindre l’aurore des lettres dans une contrée barbare, pour lui donner bientôt les arts solides & les inventions hardies.

Cet enchaînement est de fait chez toutes les nations, & la vraie raison n’en est pas clairement démontrée, sinon que l’homme commence par sentir, & que, dès qu’il sent, il ne tarde pas à raisonner ses sensations. Le monde moral ressemble peut-être au monde physique, où les fleurs précedent constamment les fruits : & voilà de quoi réconcilier les farouches ennemis des graces avec les légers sectateurs de la brillante littérature.

C’est donc de cette premiere impulsion que dépendent les bonnes loix. Il semble qu’il faille nécessairement commencer par les paroles, pour arriver ensuite aux idées ; & l’on peut remarquer que tout établissement a eu primitivement l’empreinte de l’agréable & du beau. Seroit-ce une marche constante de la nature ? Ainsi l’enfance de l’homme est gracieuse & riante, & l’âge mûr est utile. Ainsi tous les arts se montrent d’abord sous une superficie brillante, & parlent à la sensibilité de l’homme bien avant de former sa raison.

Mais quiconque sait observer la marche de l’esprit humain, voit qu’insensiblement tous les genres d’écrire s’appliquent à la morale politique. C’est le grand intérêt de l’homme & des nations. Les écrivains tendent à ce but utile. La morale n’est ni triste, ni fâcheuse, ni sombre ; on peut intéresser, amuser, plaire, tout en instruisant. Les esprits vraiment solides, les ames vigoureuses ne dédaignent point ce qui peut distribuer la science, en la parant des couleurs de l’imagination. Une piece de théatre, fût-ce même un opéra comique, peut devenir un peu moins frivole, & paroître encore plus attachante. C’est l’office des gens de bien, dit Montaigne, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse.

Lorsque quelqu’un a fait un livre de politique ou de morale, sur-le-champ on lui répete le refrein accoutumé : Travaux impuissans ! Peines perdues ! Les mœurs ne changent point. Les abus seront toujours les mêmes. Rien ne peut rompre leur impulsion établie ; les hommes seront toujours ce qu’ils sont ; les chefs des nations, ce qu’ils ont été. Cela est bientôt dit ; mais l’expérience vient démentir visiblement cette assertion.

Depuis trente ans seulement, il s’est fait une grande & importante révolution dans nos idées. L’opinion publique a aujourd’hui en Europe une force prépondérante, à laquelle on ne résiste pas : ainsi, en estimant le progrès des lumieres & le changement qu’elles doivent enfanter, il est permis d’espérer qu’elles apporteront au monde le plus grand bien, & que les tyrans de toute espece frémiront devant ce cri universel qui retentit & se prolonge pour remplir & éveiller l’Europe.

C’est par le moyen des lettres & des écrivains que les idées saines, depuis trente ans, ont parcouru avec rapidité toutes les provinces de la France, qu’il s’y est formé d’excellens esprits dans la magistrature. Tous les citoyens éclairés agissent aujourd’hui presque dans le même sens. Les idées nouvelles ont circulé sans effort ; tout ce qui est relatif à l’instruction est adopté courageusement. L’esprit d’observation enfin, qui se répand de toutes parts, nous promet les mêmes avantages dont jouissent quelques-uns de nos heureux voisins.

Les écrivains ont répandu des trésors véritables, en nous donnant des idées plus saines, plus douces, en nous inspirant les vertus faciles & indulgentes qui forment & embellissent la société. Les extendeurs en morale ont paru ne point connoître l’homme & irriter ses passions, au lieu de les rendre calmes & modérées. La pente, enfin, que les lettres suivent depuis quelques années, deviendra utile à l’humanité ; & ceux qui ne croient pas à leur salutaire influence, sont ou des aveugles ou des hypocrites.

L’influence des écrivains est telle qu’ils peuvent aujourd’hui annoncer leur pouvoir, & ne point déguiser l’autorité légitime qu’ils ont sur les esprits. Affermis sur la base de l’intérêt public & de la connoissance réelle de l’homme, ils dirigeront les idées nationales ; les volontés particulieres sont entre leurs mains. La morale est devenue l’étude principale des bons esprits ; la gloire littéraire semble destinée dorénavant à quiconque plaidera d’une voix plus ferme les intérêts des nations. Les écrivains, pénétrés de ces fonctions augustes, seront jaloux de répondre à l’importance du dépôt ; & l’on voit déjà la vérité courageuse s’élancer de tous les points. Il est à présumer que cette tendance générale produira une révolution heureuse.