Tableau de Paris/321
CHAPITRE CCCXXI.
Ton du Monde.
La société à Paris a ses loix particulieres, indépendantes de toute autre, & qui contribuent à l’agrément de tous ceux qui la composent. La sagesse & la vertu sont respectables ; mais elles ne suffisent pas toujours pour anéantir certains défauts destructeurs de la noble & décente familiarité qui doit régner entre les honnêtes gens.
Quelquefois on pousse son avis trop loin, & d’autant plus à tort que l’on a raison. Quoiqu’on ait droit de dédaigner, on dédaigne avec trop d’appareil. On veut subjuguer l’opinion de son voisin, parce qu’on est rempli de son idée ; & comme l’homme vertueux néglige ces petits devoirs, d’autant plus que sa conscience ne lui en fait aucun reproche & qu’il fonde sa conduite sur les grands principes qui dirigent sa vie, il est bon d’instituer ces regles fines & fixes, qui, comme des entraves salutaires, arrêtent le bond trop impétueux de la vanité & de l’orgueil même légitime.
Ainsi l’air, le ton, le geste, l’accent, le regard sont asservis à des usages que l’on doit respecter, & ces formalités reçues enrichissent le plaisir d’être ensemble au lieu de le détruire.
On a fort bien dit, que l’homme sensible est toujours un homme poli. On peut être gauche, marcher mal, s’asseoir mal, se moucher de travers, renverser des sieges, danser comme un philosophe, & blesser même le petit chien ; mais la bonté du cœur, l’affabilité naturelle se distingueront toujours à travers l’ignorance du costume & des coutumes : & c’est cette affabilité qui constitue par-tout & même à Paris la vraie politesse.
Mais on s’imagine en même tems, que ce don de plaire peut tout remplacer. On ne craint plus de rougir, pourvu que les manieres n’aient rien que de gracieux, l’esprit rien que d’ingénieux, les raisonnemens, rien que de captieux. Sous un certain masque de bienséance on justifie en d’autres termes l’art de ramper & de s’enrichir bassement : on donne à plusieurs sortes d’avilissement des noms pompeux : on appelleroit volontiers servir l’état, la servitude auprès des grands ; & bientôt on voudra nous persuader que le métier cupide de courtisan est le métier le plus glorieux.
Déjà même on fait entendre qu’il est une fourberie nécessaire ; qu’un honnête homme n’est bon à rien ; que la probité est une nuance de bêtise ; & que dans un siecle corrompu, il n’y a que l’or qui puisse dédommager de l’absence des vertus. Enfin on commence à faire entendre… Mais je ne dois pas tout dire.