CHAPITRE CCLXXXVI.

Vie d’un Homme en Place.


Un ministre se leve, son antichambre est déjà pleine de gens qui l’attendent : il paroît ; des milliers de placets passent dans les mains embarrassées de ses deux secretaires, qui, froids & immobiles, représentent à ses côtés. Il sort ; des solliciteurs se trouvent sur son passage, & le poursuivent jusqu’à sa voiture. Il dîne ; des recommandations à droite & à gauche l’investissent pendant le repas, & des femmes lui parlent à l’oreille pendant le dessert. Il rentre dans son cabinet ; il voit sur son bureau cent lettres qu’il faut lire ; des audiences particulieres le tyrannisent encore.

Comment existe-t-il, dira-t-on ? Comment ? Il est distrait pendant qu’on lui parle, & il oublie tout ce qu’on lui dit ; il laisse à des commis le soin de répondre à tout le monde & d’expédier son immense besogne ; il signe les lettres, voilà à peu près toutes ses fonctions. Mais il se réserve quelqu’intrigue de cour, qu’il ourdit avec adresse, qu’il suit avec constance, & dont il prépare le dénouement. Il songe toute sa vie, non au devoir de sa place, mais à rester en place.

Les gens en place sont d’un sérieux à glacer. Leur conversation est la sécheresse même : ils ne s’expriment que par monosyllabes ; mais toute cette démonstration extérieure est pour le public : en particulier, comme ils n’ont plus la crainte de se compromettre, ils abjurent une morgue qui nuiroit à leurs plaisirs, & l’on voit l’homme qui pour un instant n’est plus dupe de sa vanité.

Le valet-de-chambre d’un homme en place jouit quelquefois de quarante mille livres de rentes ; il a lui-même un valet-de-chambre, lequel en a un autre sous ses ordres. C’est le subalterne qui nettoie l’habit, qui apprête la perruque artisée de monseigneur ; le valet en chef la reçoit de la quatrieme main, & ne fait que la poser sur la tête ministerielle, où reposent les grandes destinées de l’état. Après cette fonction auguste, c’est à son tour de se faire habiller par ses gens ; il les appelle à haute voix, il les gronde ; il reçoit son monde, protege & commande qu’on mette les chevaux à sa voiture. Le valet-de-chambre du valet-de-chambre n’a pas tout-à-fait un équipage, mais il est très-bien servi.

Tandis que le serviteur du roi va représenter utilement à Versailles, le serviteur de monseigneur représente à Paris, & promet des graces à ceux qu’il rencontre, comme se trouvant lui à la principale source.

Monseigneur est tout puissant à onze heures du matin ; il donne audience, & son sallon est rempli. D’un coup-d’œil il distribue la faveur. Heureux ceux qu’il a regardés ! Leur cœur bondit d’espérance & de joie. L’homme puissant invite ses créatures à sa table ; elles se prosternent, & leur visage devient rouge de plaisir & de contentement. À une heure entre quelqu’un qui vient trouver Monseigneur, le fait passer dans son cabinet & lui redemande le porte-feuille. Monseigneur n’est plus rien. Il fait mettre à voix basse deux chevaux à sa plus humble voiture, quitte Versailles sans revoir le visage du maître qui le chasse, & va dîner seul à Paris avec son chagrin, & loin de la cohue brillante qui lui prodiguoit les révérences & les adulations. Cette foule qui apprend la nouvelle, se disperse pour aller dîner ailleurs, & chacun dit à part soi : demain j’irai voir le successeur & le féliciter.

Comment cette portion de royauté que l’homme puissant tenoit entre ses mains lui échappe-t-elle tout-à coup ? Cela a l’air d’un songe, d’un acte de féerie. Les hommes en place ne sont-ils que des pantins, ainsi que l’a dit Diderot ? Coupez le fil qui le faisoit mouvoir, le pantin reste immobile.

Et que fait le pantin réduit à lui-même ? Il cherche à culbuter à son tour celui qui l’a fait choir ; il compose de nouveaux rêves de grandeur ; il ne peut se résoudre à n’être plus rien ; il abhorre la tranquillité & le loisir dont il jouit : ce qui prouve qu’il y a une volupté exquise à régir la foule des humains, à leur inspirer tour-à-tour la crainte & l’espérance, & à recevoir, en qualité d’homme puissant, leurs louanges intéressées, leurs respects simulés & leurs courbettes mensongeres.

Quelle vie, par exemple, que celle d’un lieutenant de police ! Il n’a pas un instant à lui ; il est obligé tous les jours de punir ; il tremble de se livrer à l’indulgence, parce qu’il ne sait pas s’il ne se la reprochera point un jour. Il a besoin d’être sévere, & d’aller contre le penchant de son cœur ; il ne se commet pas un crime dont il ne reçoive l’image honteuse ou cruelle. On ne lui parle que d’hommes vicieux & de vices ; à chaque instant on vient lui dire, voilà un meurtre, un suicide, une violence ! Il n’arrive pas un accident, qu’il ne lui faille ordonner le remede, & précipitamment ; il n’a qu’un instant pour délibérer & agir, & il faut qu’il craigne également, & d’abuser du pouvoir qui lui est confié, & de n’en pas user à propos. Les rumeurs populaires, les propos extravagans, les factions théatrales, les fausses alarmes, tout le regarde.

Repose-t-il ? un incendie le tire brusquement de son lit. N’y a-t-il pas d’incendie ? des jeunes gens de qualité font tapage la nuit, infirment le prononcé du commissaire du quartier. On réveille le magistrat pour juger ces étourdis. La cour, la ville, la province lui font des interrogations multipliées : il faut qu’il réponde à tout, il faut qu’il suive à la piste le brigand, l’assassin obscur qui a commis un crime ; car le magistrat paroît blâmable, s’il n’a pas su le livrer de bonne heure à la justice ; on calculera le tems que ses préposés auront mis à cette capture ; & son honneur exige que l’intervalle entre le délit & l’emprisonnement soit le plus court possible. Quelles fonctions redoutables ! Quelle vie pénible ! Et cette place est convoitée !

On ne s’intrigue aujourd’hui, disoit Duclos, que pour l’argent : les vrais ambitieux deviennent rares. On cherche des places où l’on ne se flatte pas même de se maintenir ; mais l’opulence qu’elles auront procurée, consolera de la disgrace. Nos aïeux aspiroient à la gloire toute nue : ce n’étoit pas, si l’on veut, le siecle des lumieres ; mais c’étoit celui de l’honneur.

Un courtisan de nos jours disoit : il faut tenir le pot de chambre aux ministres tant qu’ils sont en place, & le leur verser sur la tête quand ils n’y sont plus. Or les courtisans agissent comme ils parlent.