CHAPITRE CCLXXIII.

Le Chapitre équivoque.


Comment préserver Paris de la faim qui menace perpétuellement les deux tiers de ses habitans, insensiblement ruinés par les séductions les plus perfides & les plus multipliées ? Parlons à une ville dépravée, & dans une ville corrompue. Depuis que la société a admis & consacré par ses loix même une prodigieuse inégalité de fortunes, le grand forfait a été commis, & depuis chacun a & a dû avoir sa maniere d’exister. C’est un combat perpétuel, où tout fait effort sur la masse des richesses, pour en détacher quelque partie. Il ne s’agit plus ici des loix platoniques ; il faut considérer aujourd’hui le renversement de la société naturelle, les effets monstrueux du luxe, & la dépravation générale qu’il a entraînée. L’état est un corps malade, gangrené ; il ne s’agit pas de lui imposer les devoirs d’un corps sain & vigoureux, mais de le traiter conformément à ses plaies presqu’incurables.

Le luxe seul peut guérir les plaies du luxe : c’est un poison devenu nécessaire à l’ensemble. La premiere loi est de vivre. Le spectacle le plus hideux est le visage de la misere oisive, & qui attend la mort, les bras croises, en poussant quelques gémissemens inarticulés ; & comme la capitale est un amas confus & incohérent d’hommes qui n’ont ni terres à cultiver, ni manufactures à diriger, ni charges à remplir, qui sont écrasés du fardeau journalier de l’indigence, & qui ne peuvent vivre que d’une industrie prompte & particuliere, il faut, puisque le mal est fait, & qu’on a toléré tant de sortes d’abus, il faut donner des moyens de subsistance à cette foule d’hommes qui pourroient faire pis.

L’état autorise publiquement une loterie, qui n’est qu’un jeu de hasard, toujours favorable au banquier, & dont le gain est pour lui seul. Et pourquoi interdire les mêmes jeux aux particuliers, tandis qu’on les ruine d’une maniere toujours infructueuse pour chacun d’eux ? C’est l’état qui joue, mais qui joue à coup sûr. Qu’il restitue donc aux particuliers les avantages & les bénéfices : il vaut mieux qu’un homme soit joueur que d’être un usurier, un escroc, un voleur. Dès que l’oisiveté regne dans une grande ville, le seul moyen de parer à sa destruction inévitable, est de faire en sorte que les moyens de subsistance ne soient refusés à personne ; car la loi voulant être raisonnable, deviendroit aveugle & inhumaine.

Le jeu est un commerce momentané, rapide, susceptible d’un nombre infini de chances, propre à diviser merveilleusement les trop grosses fortunes. Il forme une circulation d’argent, & cette circulation abreuve, vivifie, & de plus favorise les contaminations. Ceux qui ne jouent pas, se ressentent du bénéfice de ceux qui gagnent. Dans l’ivresse du gain, l’argent coule, échappe, & se répand sur tous les pas de l’heureux joueur. L’avarice devient généreuse, & tous les fronts sont déployés par le mouvement actif de l’espérance & de la joie.

Une circulation très-rapide est imprimée à l’argent ; tous les marchands s’en ressentent, & de proche en proche tous les plus petits canaux du corps politique reçoivent des germes de fécondité.

J’aimerai toujours mieux voir dans Paris des maisons de jeu, que des maisons de prostitution. Les premieres peuvent causer quelque bien, les secondes ne peuvent qu’être funestes en tous sens. Le systême de Laws fut un jeu public. Jamais on ne vit tant d’activité en France ; le mouvement du commerce étoit rapide, les affaires multipliées, & tous les petits états jouissoient. Ce jeu moins désordonné, moins violent, contenu dans les limites qui appartiennent à chaque objet, eût été très-utile.

Ne nous abusons donc pas aujourd’hui, & voyons les choses telles qu’elles sont. Depuis que l’or est l’esprit vital des empires, & que les rois eux-mêmes ne regnent que par l’or, on ne compte plus que ses heureux possesseurs. Dans les rangs les plus élevés, tout comme ailleurs, on se baisse pour ramasser l’or, & sans lui tout est vaine décoration.

Les dignités stériles ne sont plus des dignités. La science du blason est reléguée dans les dictionnaires, & nous demandons, comme l’Anglois, non plus quel homme est-ce ? mais combien a-t-il ? L’égalité des individus, qui le croiroit ! semble devoir renaître des fermentations même du luxe : en attendant qu’il nous tue, il nous suspend, égaux, sur les bords de l’abyme. Plus de maîtres dans nos cités que ceux qu’on se donne, plus d’esclaves que ceux qui n’ont point d’or : qui a de l’or, peut regarder tout homme en face ; qui a payé l’impôt au souverain, est absolument quitte envers lui.

On se l’arrache, on se le partage, cet or si nécessaire ; & dans ce combat, le vainqueur d’aujourd’hui sera demain vaincu. Qui ne sent que dans un tel choc politique, & sujet à tant de balancemens, les différentes places que chacun occupe, n’admettent point de différences légitimes aux yeux de la raison ; qu’il n’y a d’autre distinction réelle & permanente que l’or ; qu’il faut donc le lancer en tout sens, afin qu’il passe de main en main, & que chacun ait le droit d’en obtenir des parcelles ? Ne sent-on pas que, consacrer d’un côté les monstrueux héritages, & empêcher de l’autre que tel homme n’hérite d’un autre à une table de jeu, c’est la contradiction la plus absurde, la plus dangereuse, même au gouvernement actuel, qui s’étant fait banquier, a distrait sciemment le bien qui pouvoit résulter de ce jeu effroyable, où tous les désavantages sont nécessairement pour ceux qui pontent ?

Si ce remede paroît opposé à des réflexions plus sages, je ne l’indique que comme un remede momentané, & qui donne le tems au législateur de recourir à des moyens plus conformes à la vertu. C’est Colbert qui a commencé le mal, & je suis pleinement justifié par ses institutions & celles de ses imitateurs. Colbert à la tête du commerce & des manufactures, leur a sacrifié l’agriculture. Il a porté dans le sein des villes cette foule d’hommes qui fertilisoient les campagnes ; il a créé la classe innombrable des rentiers. On avoit des ouvrages d’un travail précieux, & l’on manquoit de pain. On lit avec étonnement que, durant les troubles de France qui précéderent le regne de Henri IV, le royaume produisoit des subsistances deux fois au-delà de la consommation des habitans, & que, pendant les opérations brillantes de Louis XIV, au milieu des miracles de la peinture & de la sculpture, la nation souffroit de la disette ; disette qui depuis s’est fréquemment renouvellée : ce qui prouve un vice dans le ministere de ce Colbert si vanté, qui a procuré à Louis XIV de nouveaux moyens de prodigalité, qui a fondu le peuple dans le service de la cour, qui a augmenté la puissance royale au-delà de ses bornes naturelles.

Et ce qu’il faut remarquer, c’est que, malgré Colbert, le manufacturier & le marchand n’ont jamais pu jouir d’un degré d’estime égal à leurs travaux. Pourquoi celui qui achete se croiroit-il au-dessus de celui qui vend ? Les besoins ne sont-ils pas réciproques ? & de quelle chose dans le monde l’argent n’est-il pas le signe ? On soudoie le trône, on paie les autels. Le monarque & le pontife ont des revenus qu’ils touchent de leurs mains en monnoie. Les récompenses les plus illustres ont, dans tous les états modernes, l’argent pour base. Je vois les grands seigneurs aussi âpres à l’obtenir, que ceux qui en sont totalement privés. Tous les grands comédiens de ce monde, depuis ceux qui jouent sur les tréteaux jusqu’à ceux qui représentent dans les cours, sont payés, & d’avance : conformité assez remarquable. Le commerce, dit-on, est fondé sur le gain : voilà ce qui l’avilit. Mais tout respire le gain. Celui qui se trouve au lever du roi, fait une espece de trafic de son tems, de ses courses, de ses assiduités, de ses courbettes. Il ne voyage cependant que de Paris à Versailles. Le négociant visite tous les ports de l’Europe ; il est utile à tous les hommes. Tel a rapporté de ses voyages une multitude de connoissances ; & tel gentilhomme qui ne veut vendre que son sang, marchande des années entieres un régiment qui lui échappe ; & le voilà pauvre, lui & ses descendans, pour deux cents années.

Ai-je plaisanté, ai-je raisonné ? C’est ce que je vous laisse à deviner, lecteur.