CHAPITRE CCLVIII.

Suicide.


Ferai-je ici le tableau du sombre désespoir ? Dirai-je pourquoi l’on se tue à Paris depuis environ vingt-cinq ans ? On a voulu mettre sur le compte de la philosophie moderne ce qui n’est au fond, je l’oserai dire, que l’ouvrage du gouvernement. La difficulté de vivre, & d’un autre côté le jeu & les loteries trop autorisées, voilà ce qui occasionne les nombreux suicides, dont on n’entendoit presque pas parler autrefois. Les impôts ne diminuent point ; les droits d’entrées sont toujours épouvantables. On a gêné le commerce intérieur, ou plutôt il n’existe pas, tant il est surchargé d’entraves. Les douanes le fatiguent & le repoussent ; on a desseché successivement toutes les branches nourricieres ; on a tout fait passer dans la main du roi, argent, charges, privileges, maîtrises, &c.

Les agens de la finance moderne, calculateurs impitoyables, semblables aux vampires qui vont encore sucer les morts, donnent le dernier coup de cabestan sur un peuple déjà mis au pressoir. À la longue, tant de fardeaux accumulés le font succomber. Les éternelles loix prohibitives enchaînent l’industrie ; on lui a ôté son ressort.

Ceux qui se tuent, ne sachant plus comment exister, ne sont rien moins que des philosophes : ce sont des indigens, las, excédés de la vie, parce que la subsistance est devenue pénible & difficultueuse.

Quand rendra-t-on à la consommation des denrées un cours plus facile ? Quand le ministere, semblable à l’enfant qui fait un bouquet de la fleur de l’arbre, sans s’embarrasser du fruit, cessera-t-il de taxer des denrées c’est-à-dire, d’aller contre ses propres intérêts ? Car si le peuple n’est pas nourri avec une certaine abondance, comment pourra-t-on compter sur la force, sur la santé, sur l’attachement des citoyens ? Les Parisiens seront énervés, & la plupart se refuseront à reproduire leurs semblables[1].

La police a soin de dérober au public la connoissance des suicides. Quand quelqu’un s’est homicidé, un commissaire vient sans robe, dresse un procès-verbal sans le moindre éclat, & oblige le curé de la paroisse à enterrer le mort sans bruit. On ne traîne plus sur la claie ceux que des loix ineptes poursuivoient après leur trépas. C’étoit d’ailleurs un spectacle horrible & dégoûtant, qui pouvoit avoir des suites dangereuses, dans une ville peuplée de femmes enceintes.

Le nombre des suicides peut monter, année commune, à cent cinquante personnes. La ville de Londres n’en fournit pas autant, quoique beaucoup plus peuplée ; & de plus la consomption est chez les Anglois une véritable maladie, qui n’existe point à Paris. Cette comparaison nous dispense de toute autre réflexion.

À Londres, c’est donc le riche qui se tue, parce que la consomption attaque l’Anglois opulent, & que l’Anglois opulent est le plus capricieux des hommes, conséquemment le plus ennuyé. À Paris, les suicides se trouvent dans les classes inférieures, & ce crime se commet le plus souvent dans des greniers ou dans des chambres garnies.

Plusieurs suicides ont adopté la coutume d’écrire préalablement une lettre au lieutenant de police, afin d’éviter toute difficulté après leur décès. On récompense cette attention, en ordonnant leur sépulture. Aucun papier public n’annonce ce genre de mort ; & dans mille ans d’ici, ceux qui écriroient l’histoire d’après ces papiers, pourroient révoquer en doute ce que j’avance ici : mais il n’est que trop vrai que le suicide est plus commun aujourd’hui à Paris que dans toute autre ville du monde connu.

  1. De là le proverbe, enfant de Paris, mauvaise nourriture.