CHAPITRE CCXXI.

Versificateurs.


Ils pullulent. Malheur à qui fait des vers en 1781 ! Le François a sa provision bien ample ; il est devenu excessivement difficile. Car qu’est-ce qu’une nouvelle combinaison des hémistiches de Racine, Boileau, Rousseau, Voltaire, Gresset, Colardeau ? Ce n’est pas trop la peine de nous donner laborieusement la même empreinte ; n’est-il pas ridicule de voir feu M. Dorat avoir déjà des copistes & des imitateurs ? Quand on lit l’Almanach des Muses, ne diroit-on pas que toutes les pieces de vers sont du même auteur ? tant les idées, le style & le ton ont une couleur uniforme.

Quand on rencontre un versificateur, il faut lui dire, pour éviter toute dispute, je ne me connois pas en vers. Alors il vous prend au mot, & vous dit modestement, qu’il n’y a que trois ou quatre personnes en état d’apprécier son rare talent, que le goût par excellence s’est refugié dans sa tête & dans celle de trois ou quatre personnes qui l’admirent. On sourit tout bas, & on le laisse dire, car cela le rend bien heureux.

Si l’on disoit à un versificateur qui court un rebelle hémistiche pendant un mois entier, que tel écrivain en prose (qu’il n’a pas lu, parce qu’il ne lit que Racine) est un grand poëte, que tel écrivain Anglois qu’il appelle barbare, outre son originalité & son génie, a souvent plus de goût que son Boileau, il ne vous comprendroit certainement pas : aussi contentez-vous de lui dire, je ne me connois pas en vers. Par ce moyen vous ménagerez vos poumons, & vous aurez le plaisir de voir jusqu’à quel point un versificateur déraisonne & rétrécit ses idées.

Mais c’est encore plus la faute de la langue que la sienne propre. Ce versficateur sue, travaille, & il ne manque au fond que de discernement.

Qu’est-ce qu’une langue où le génie à chaque pas rencontre l’obstacle invincible de quelques difficultés grammaticales, où la chicane à chaque vers trouve à reprendre, où les souligneurs[1] gagnent tout le terrein que perd l’écrivain audacieux, où toute innovation a le dessous, où cette expression de Corneille n’a pu se naturaliser.

Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

Il faut dire hardiment que cette langue n’est pas poétique ; que sa poésie n’est qu’une prose rimée ; qu’elle n’a ni abondance, ni énergie, ni audace ; qu’elle n’en aura jamais, puisqu’il est défendu de l’enrichir, puisque sa marche, loin d’être libre & fiere, est compassée, mesurée, rétrécie, soumise au compas. Ajoutons qu’il faut être insensé pour s’assujettir au lâche caprice d’un peuple attaché à ces sottes habitudes ; consultant les journalistes, assassins périodiques de la poésie, & qui, conformément à leur style rampant, rejettent la force & l’énergie, lorsque le poëte s’en sert pour peindre ses pensées avec les sons qui lui plaisent.

Puisque ce peuple ne veut adopter que ce qu’il a, son triste & indigent Boileau & son sec & dur Rousseau, il faut le laisser dans le soin puérile de calculer des syllabes, au lieu d’imaginer & de créer une foule d’expressions qui lui manquent. La preuve que sa poésie est nulle, c’est qu’il est encore à s’en appercevoir.

Les versificateurs ne me pardonneront pas ce chapitre ; je parle néanmoins en leur faveur, & les poëtes m’entendront.

Il est un parallele qui revient sans cesse dans les conversations des versificateurs, & qui m’ennuie étrangement ; c’est le parallele de Corneille & de Racine. Avec une lueur de littérature, des sots parlent une heure entiere sur cet objet, & ont l’air de dire quelque chose. Cela passe dans des brochures que le plus petit commis, au lieu de faire des bordereaux, fabrique avec une sorte de présomption ; & plusieurs journaux roulent à l’appui de trois ou quatre noms semblables incessamment ressassés. On diroit que l’effort de l’esprit humain se trouve dans une tragédie françoise, & rien de plus faux cependant.

Un jeune homme vint prier Timothée de lui apprendre à jouer de la flûte. N’avez-vous pas déjà eu quelques maîtres, lui demanda le poëte ? Oui, répondit le jeune homme. Eh bien ! répliqua Timothée, en devenant mon disciple, vous me devrez une double récompense. — Pourquoi donc ? — Parce que j’aurai avec vous une double peine. Il faut d’abord que je vous fasse oublier les principes dont vous êtes imbu, & que je vous enseigne ensuite ce dont vous ne vous doutez seulement pas.

  1. Race de petits journalistes qui, sans motif ni raison, en rendant compte d’un ouvrage, souslignent tout ce qui leur deplait. Observez qu’en général ils proscrivent les expressions créées & de génie. Ainsi ils ôtent à la langue tout son essor.