CHAPITRE CXLIV.

Bouquiniste.


On appelle ainsi un homme qui arpente tous les coins de Paris, pour déterrer les vieux livres & les ouvrages rares, & celui qui les vend. Le premier visite les quais, les petites échoppes, tous ceux qui étalent des brochures ; il en remue les piles qui sont à terre ; il s’attache aux volumes les plus poudreux, & qui ont la physionomie antique.

Ce n’est que de cette maniere que l’on trouve à bas prix les anciens ouvrages & les plus curieux. Les bibliotheques les plus précieuses n’ont point eu d’autre fondement que le zele assidu & opiniâtre des bouquinistes.

Au décès de tel homme ignoré, se rencontre quelquefois le livre qu’on cherchoit depuis plusieurs années ; mais les libraires matineux ont si bien fait depuis quelque tems, qu’ils ont enlevé aux bouquinistes de profession toutes les découvertes que ceux-ci pouvoient faire ; il n’y a plus rien à glaner après eux. Les livres rares sont devenus introuvables ; ce n’est que par le plus grand coup du hasard, que l’on peut tromper la vigilance des argus modernes de la librairie ; & puis la science des livres est devenue assez commune : les petits vendeurs en savent assez pour faire la séparation avant de les crier à quatre sols, comme ils faisoient il y a vingt-cinq ans.

La bibliotheque du roi a peu de livres rares, en comparaison de quelques bibliothèques particulieres, qui, chacune dans genre, offrent des ouvrages dont la collection est vraiment unique. Le roi est mal servi en cette partie, ainsi qu’en plusieurs autres ; il n’y a pas grand mal à cela. Une bibliotheque curieuse en ce genre, est celle de M. le duc de la Valliere. Celle de M. Paulmi d’Argenson à l’Arsenal, présente encore des collections rares & choisies.

La meilleure bibliotheque est celle qui n’est composée que de livres philosophiques ; les autres appartiennent à l’opulence, à l’ostentation ou à la curiosité. Nous devons néanmoins des éloges à ceux qui rassemblent des ouvrages qui périroient sans leurs recherches attentives. On ne sait pas ce que tel livre peut produire un jour sur telle tête humaine. Les mauvais instruisent comme les bons, parce qu’ils marquent l’écueil.

Tel financier, & tel épais magistrat, au sortir de table, & tout en digérant, disent d’un ton capable : mais on ne fait plus de chefs-d’œuvres aujourd’hui. Ils voudroient chaque jour trouver sur leur bureau un livre comme l’Esprit des loix, ou l’Émile ; & quand un ouvrage supérieur vient à paroître, ils ne savent pas le lire, ou ils lui font la guerre.

L’humeur & l’envie rétrogradent dans les tems passés, & amenent les trésors de tous les siecles pour objet de comparaison avec la brochure nouvelle. Le mérite qui s’y trouve n’est jamais senti le premier jour ; on a plutôt fait de se livrer à une petite déclamation satirique, que de peser exactement la somme des idées renfermées dans le livre nouveau. On commence par le dédaigner, mauvaise disposition pour le bien juger. L’habitude de ne louer que les talens qui ne sont plus, s’accorde trop avec la paresse pour qu’elle y renonce.

On ne lit presque point à Paris un ouvrage qui a plus de deux volumes. Jugez de celui qui en fait douze de six cents pages pour prouver la religion chrétienne ! Un si long plaidoyer est plus assommant que convaincant.

Nos bons aïeux lisoient des romans en seize tomes, & ils n’étoient pas encore trop longs pour leurs soirées. Ils suivoient avec transport les mœurs, les vertus, les combats de l’antique chevalerie. Pour nous, bientôt nous ne lirons plus que sur des écrans.

On ne hait pas la science, a dit quelqu’un ; on ne hait que la peine qu’il en coûte pour l’acquérir. Il faut être court & précis, si l’on veut être lu aujourd’hui.