CHAPITRE L.

Le Pont-Neuf.


Le Pont-Neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain, le centre du mouvement & de la circulation ; le flux & le reflux des habitans & des étrangers frappent tellement ce passage, que pour rencontrer les personnes qu’on cherche, il suffit de s’y promener une heure chaque jour.

Les mouchards se plantent là ; & quand au bout de quelques jours ils ne voient pas leur homme, ils affirment positivement qu’il est hors de Paris. Le coup-d’œil est plus beau de dessus le Pont-Royal ; mais il est plus étonnant de dessus le Pont-Neuf. Là, les Parisiens & les étrangers admirent la statue équestre de Henri IV, & tous s’accordent à le prendre pour le modele de la bonté & de la popularité.

Un pauvre poursuivoit un homme le long des trottoirs ; c’étoit un jour de fête : Au nom de saint Pierre, disoit le mendiant, au nom de saint Joseph, au nom de la Vierge Marie, au nom de son divin Fils, au nom de Dieu. Arrivé devant la statue d’Henri IV, au nom d’Henri IV, dit-il. Au nom d’Henri IV ? Tiens, & il lui donna un louis d’or.

Un de ces hommes qui vendent des médailles de plâtre, en portait deux, l’une devant, l’autre derriere ; c’étoit le médaillon de Henri IV & celui de Louis XIV. Combien le premier ? Six francs, dit le vendeur. Et l’autre, le vendez-vous de même ? Je ne les sépare point, monsieur ; sans le premier je ne vendrois jamais le second.

On croit dans les provinces, qu’on ne sauroit traverser le Pont-Neuf la nuit, sans courir risque d’être jeté à la riviere. On parle des attentats de Cartouche comme si ce voleur subsistoit encore : c’est le passage le plus sûr qui soit à Paris.

Gaston d’Orléans, frere de Louis XIII, se plaisoit à voler des manteaux sur le Pont-Neuf, & la mémoire s’en est conservée.

Au bas du Pont-Neuf sont les recruteurs, raccoleurs, qu’on appelle vendeurs de chair humaine. Ils font des hommes pour les colonels, qui les revendent au roi : autrefois ils avoient des fours où ils battaient, violentoient les jeunes gens qu’ils avoient surpris de force ou par adresse, afin de leur arracher un engagement. On a supprimé enfin cet abus monstrueux ; mais on leur permet d’user de ruse & de supercherie pour enrôler la canaille.

Ils se servent d’étranges moyens : ils ont des filles de corps-de-garde, au moyen desquelles ils séduisent les jeunes gens qui ont quelque penchant au libertinage : ensuite ils ont des cabarets, où ils enivrent ceux qui aiment le vin : puis ils promènent, les veilles du mardi gras & de la S. Martin, de longues perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles, de levrauts, afin d’exciter l’appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure.

Les pauvres dupes, qui sont à considérer la Samaritaine & son carillon, qui n’ont jamais fait un bon repas dans toute leur vie, sont tentés d’en faire un, & troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait résonner à leurs oreilles un sac d’écus, & l’on crie, qui en veut ? qui en veut ? C’est de cette maniere qu’on vient à bout de compléter une armée de héros qui feront la gloire de l’état & du monarque. Ces héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres piece : quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d’artisans croient affliger beaucoup leurs peres & meres en s’engageant : les parens les dégagent quelquefois, & rachetent cent écus l’homme qui n’en a coûté que dix ; cet argent tourne au profit du colonel & des officiers recruteurs.

Ces recruteurs se promenent la tête haute, l’épée sur la hanche, appellant tout haut les jeunes gens qui passent, leur frappant sur l’épaule, les prenant sous le bras, les invitant à venir avec eux, d’une voix qu’ils tâchent de rendre mignarde. Le jeune homme se défend, les yeux baissés, la rougeur sur le front, & avec une espece de crainte & de pudeur ; ce qui commande l’attention, la premiere fois qu’on est témoin de ce jeu singulier.

Ces recruteurs ont leurs boutiques dans les environs, avec un drapeau armorié, qui flotte & qui sert d’enseigne. Là, ceux qui sont de bonne volonté viennent donner leur signature. Un de ces recruteurs avoit mis sous son enseigne ce vers de Voltaire, sans en sentir la force ni la conséquence :

Le premier qui fut roi, fut un soldat heureux.

J’ai vu ce vers bien imprimé pendant six semaines ; puis le vers a disparu, sans qu’aucun des enrôlés sous cette devise l’eût peut-être compris.

Autrefois le gros Thomas, le coryphée des opérateurs, tenoit ses séances sur le Pont-Neuf. Voici son portrait fidélement tracé, pour la satisfaction de ceux qui ne l’ont pas vu.

« Il étoit reconnoissable de loin par sa taille gigantesque & l’ampleur de ses habits ; monté sur un char d’acier, sa tête élevée & coëffée d’un panache éclatant, figuroit avec la tête royale d’Henri IV ; sa voix mâle se faisoit entendre aux deux extrêmités du pont, aux deux bords de la Seine. La confiance publique l’environnoit, & la rage de dents sembloit venir expirer à ses pieds. La foule empressée de ses admirateurs, comme un torrent qui toujours s’écoule & reste toujours égal, ne pouvoit se lasser de le contempler ; des mains sans cesse élevées imploroient ses remedes, & l’on voyoit fuir le long des trottoirs, les médecins consternés & jaloux de ses succès. Enfin, pour achever le dernier trait de l’éloge de ce grand homme, il est mort sans avoir reconnu la faculté. »

Un Anglois, dit-on, fit la gageure, il y a cinq ans, qu’il se promeneroit le long du Pont-Neuf pendant deux heures, offrant au public des écus neufs de six livres à vingt-quatre sols piece, & qu’il n’épuiseroit pas de cette maniere un sac de douze cents francs, qu’il tiendroit sous son bras. Il se promena criant à haute voix, qui veut des écus de six francs tout neufs à vingt-quatre sols ? Je les donne à ce prix. Plusieurs passans toucherent, palperent les écus, & continuant leur chemin, leverent les épaules en disant : ils sont faux, ils sont faux. Les autres souriant comme supérieurs à la ruse, ne se donnoient pas la peine de s’arrêter ni de regarder. Enfin une femme du peuple en prit trois en riant, les examina long-tems, & dit aux spectateurs : allons, je risque trois pièces de vingt-quatre sols par curiosité. L’homme au sac n’en vendit pas davantage, pendant une promenade de deux heures ; il gagna amplement la gageure contre celui qui avoit moins bien étudié que lui, ou moins bien connu l’esprit du peuple.

Les marches du Pont-Neuf s’usent visiblement vers le milieu, & en peu d’années, sous les pieds des innombrables passans. Elles deviennent glissantes, & l’on est obligé de les renouveller.

Des marchandes d’oranges & de citrons ont au milieu du pont, des boutiques qui forment un coup-d’œil agréable : car ce fruit est aussi sain qu’il est beau.