CHAPITRE XLII.

Boucheries.


Elles ne sont pas hors de la ville, ni dans les extrêmités ; elles sont au milieu. Le sang ruissele dans les rues, il se caille sous vos pieds, & vos souliers en sont rougis. En passant, vous êtes tout-à-coup frappé de mugissemens plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, & sa tête armée est liée avec des cordes contre la terre ; une lourde massue lui brise le crâne, un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde ; son sang qui fume, coule à gros bouillons avec sa vie. Mais ses douloureux gémissemens, ses muscles qui tremblent & s’agitent par de terribles convulsions, ses débattemens, ses abois, les derniers efforts qu’il fait pour s’arracher à une mort inévitable, tout annonce la violence de ses angoisses & les souffrances de son agonie. Voyez son cœur à nu qui palpite affreusement, ses yeux qui deviennent obscurs & languissans. Oh, qui peut les contempler, qui peut ouir les soupirs amers de cette créature immolée à l’homme !

Des bras ensanglantés se plongent dans ses entrailles fumantes, un soufflet gonfle l’animal expiré, & lui donne une forme hideuse ; ses membres partagés sous le couperet vont être distribués en morceaux, & l’animal est tout à la fois enseigne & marchandise.

Quelquefois le bœuf, étourdi du coup & non terrassé, brise ses liens, & furieux s’échappe de l’antre du trépas ; il suit ses bourreaux, & frappe tous ceux qu’il rencontre, comme les ministres ou les complices de sa mort ; il répand la terreur, & l’on fuit devant l’animal qui la veille étoit venu à la boucherie d’un pas docile & lent. Des femmes, des enfans qui se trouvent sur son passage, sont blessés ; & les bouchers qui courent après la victime échappée, sont aussi dangereux dans leur course brutale que l’animal que guident la douleur & la rage.

Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce & sanguinaire, les bras nus, le col gonflé, l’œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un bâton noueux & massif arme leurs mains pesantes & toujours prêtes à des rixes dont elles sont avides. On les punit plus sévérement que dans d’autres professions, pour réprimer leur férocité ; & l’expérience prouve qu’on a raison.

Le sang qu’ils répandent, semble allumer leurs visages & leurs tempéramens. Une luxure grossiere & furieuse les distingue, & il y a des rues près des boucheries, d’où s’exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche. Elle n’est pas attrayante : ces femelles mouchetées, fardées, objets monstrueux & dégoûtans, toujours massives & épaisses, ont le regard plus dur que celui des taureaux ; & ce sont des beautés agréables à ces hommes de sang, qui vont chercher la volupté dans les bras de ces Pasiphaé.