CHAPITRE XXVIII.

Jeune Mariée.


Cléon rencontre Damis, l’embrasse, l’étouffe & lui dit : je suis le plus heureux des hommes ; j’épouse une jeune fille qui sort du couvent, & qui n’a vu, pour ainsi dire, que moi. Elle porte sur son front l’empreinte de la douceur & de la bonté. Rien de plus ingénu, de plus naïf & de plus modeste ; ses yeux craignent de rencontrer les regards que sa beauté fixe sur elle. Quand elle parle, une aimable rougeur colore son visage ; & cette timidité est un nouveau charme, parce que je suis sûr qu’elle naît de la pudeur, & non de la médiocrité d’esprit. Les malheurs qui affligent l’humanité la trouvent sensible, & elle ne sauroit en entendre le récit sans se trouver presque mal. Qu’il est doux de lui voir répandre des larmes sur les infortunes d’autrui ! Il n’y a point d’ame plus sensible, plus douce, plus aimante ; elle ne vivra, elle ne respirera que pour moi ; elle chérira ses devoirs, & je serai le plus fortuné des maris.

Cléon épouse. Au bout de six mois Cléon rencontre le même Damis, & ne lui dit rien de sa femme : Damis apprend que cet ange marié, qui n’a plus besoin de se contraindre, a remplacé la modestie par la fierté, la timidité par la hardiesse, & que si elle rougit encore quelquefois, c’est d’orgueil ou de dépit : il apprend qu’elle a déjà son appartement séparé ; qu’elle est en société avec la marquise, la baronne, la présidente ; qu’elle a pris leurs maximes hautaines & dédaigneuses ; qu’elle persiffle son mari, & qu’à la moindre contradiction elle s’emporte & le peint comme un jaloux, un brutal, un avare.

Elle ne se leve qu’à deux ou trois heures après midi, & se couche à six heures du matin ; elle sort à cinq heures. On la cite comme enjouée & aimable dans la liberté du souper. On ne sait pas au juste quel est son amant, & c’est ce qui désespere sur-tout son mari. Il est réduit à souhaiter qu’elle en ait un, parce qu’il pourroit du moins par son moyen lui faire entendre raison sur des choses qui intéressent leur fortune, ce point capital, & qui aujourd’hui subjugue tout le reste.

Elle adresse la parole à son époux dans les assemblées générales & lui sourit ; mais elle est des semaines entieres à la maison sans lui parler & sans le voir. Toutes les femmes s’empressent à dire qu’elle vit décemment, & que son mari doit s’estimer heureux d’avoir une femme aussi sage.